Normes Comptables et Règles Prudentielles

Bruno Colmant : Quelques réflexions sur la juste valeur comptable

A chaque rupture de marché (bulle Internet, débâcle d’Enron, crise des subprimes), c’est la comptabilité qui est mise sur la sellette. Toute crise boursière a besoin de ses victimes expiatoires. La comptabilité n’échappe pas à ces procès inquisitoires. Aujourd’hui, dans le secteur financier, la comptabilité est suspectée d’excès de prudence.

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Ce qui est en cause, c’est la valorisation de certains instruments financiers à leur juste valeur. Cette règle entraîne la reconnaissance en compte de résultats des bénéfices et des pertes latents, c’est-à-dire non réalisés. En d’autres termes, la règle de la juste valeur conduit à enregistrer des résultats (positifs et négatifs) résultant des changements de valeur des instruments financiers, indépendamment qu’ils soient, ou non, vendus par les entreprises concernées

Quand un instrument financier est négocié sur un marché, les normes comptables postulent que la juste valeur correspond à la valeur de marché. Or, pendant la crise des subprimes, les marchés financiers ont subi des assèchements de liquidité et des égarements de valeurs. Les marchés ont paniqué: La proximité du risque systémique (c’est-à-dire d’implosion du système) a conduit à des prix aberrants à la baisse. Confrontés à cette situation, plusieurs entreprises financières ont dû reconnaitre des pertes, reflétant des prix de détresse. Les règles comptables auraient alors agi comme un facteur de résonnance, c’est-à-dire de contagion. Ce phénomène semble marginalement conforté par différentes études académiques. 

Comment apprécier le débat qui porte, en réalité, sur la distinction entre la valeur (comptable) et le prix (de marché)?

C’est extrêmement délicat, car en période d’indécisions, personne ne peut affirmer d’où provient la décote d’un actif financier: s’agit-il d’un problème de liquidité, d’une indécision quant aux possibilités de recouvrement ou d’autres sources de perte de valeur? Et comment distinguer ces éléments? 

Le problème principal, que nous avons toujours souligné, c’est que la juste valeur assimile un prix marginal (découlant des marchés) à un prix moyen (destiné à valoriser des actifs). En effet, un prix de marché n’est qu’une valeur marginale, uniquement valable pour les acheteurs et les vendeurs qui ont formulé la dernière transaction. Il n’est pas transposable aux acheteurs potentiels, c’est-à-dire aux entreprises qui n’ont pas effectivement procédé à une transaction mais qui se limitent à conserver ces actifs au sein de leur bilan. En d’autres termes, la juste valeur fournit une valeur instantanée alors que les horizons de détention des actifs concernés diffèrent d’entreprise à entreprise

L’application de la juste valeur aux actifs illiquides est aussi une problématique préoccupante car seul un marché profond et liquide peut formuler un prix consensuel. La difficulté, c’est que la comptabilité n’a pas d’autre but que de recenser et d’évaluer les actifs et passifs d’une entreprise. Dans cette perspective, elle se situe en aval de l’événement économique. Elle ne peut pas, en bonne logique, contribuer au résultat de l’entreprise qu’elle est censée évaluer. Ce n’est donc pas la comptabilité qui a entraîné des pertes, mais l’événement économique qu’elle est chargée de mesurer. A contrario, si cela avait été le cas, des règles comptables différentes auraient été capables de générer des gains, ce qui aurait aussi été en contradiction avec le rôle transcriptif de la comptabilité.

 Il y a d’ailleurs un phénomène qui confirme l’absence de rôle de la comptabilité en termes de création de valeur: l’introduction des normes IFRS en 2005 n’a aucunement influencé le rating (c’est-à-dire la mesure de la solvabilité) des sociétés cotées. C’est révélateur que le cadre comptable n’ait pas eu pas d’influence sur la réalité économique intrinsèque d’une entreprise. De surcroît, dans de nombreux cas, le manque de négociabilité des instruments financiers a été lié à leur complexité intrinsèque. Certains produits étaient tellement structurés qu’on n’arrivait plus guère à identifier leurs actifs sous-jacents. Mais, là aussi, il aurait été illogique de demander aux règles comptables de rectifier un déficit de liquidité entraîné par la complication des instruments financiers dont elle est censée mesurer, à postériori, la valeur. 

Faut-il, dès lors, renoncer à la juste valeur en cas d’évaporation de la liquidité ou de situation inactive des marchés? Peut-être, mais avec extrême prudence et sans enthousiasme. Cela conduirait à attribuer à la direction comptable un pouvoir d’évaluation des instruments financiers qui serait supérieur à celui des marchés. Or, si les marchés financiers considèrent, dans leur globalité, qu’un actif doit être décoté, et que cette décote conduit à l’absence de prix de transactions acceptables, comment une entreprise pourrait-elle avancer qu’elle dispose d’un meilleur pouvoir d’évaluation? L’adaptation des règles en cas de marché illiquide conduirait à substituer un risque de modèle à un risque de marché. Et puis, comment savoir de manière irréfutable quand un actif devient illiquide? Et comment distinguer une décote d’illiquidité dans un prix de marché? De surcroît, selon quelle méthode intégrer cette illiquidité dans un modèle, sauf à la nier ou à l’évaluer de manière forfaitaire, c’est-à-dire subjective? 

En résumé, la comptabilité n’est plus l’algèbre du verbe: c’est la grammaire du chiffre. La juste valeur n’est pas à l’origine de la crise. Au pire, elle l’a aggravé de manière temporaire. Mais l’important, quelle que ce soit la méthode, est d’éviter la procrastination comptable: les résultats doivent être révélés au moment adéquat, et la juste valeur doit être affinée. 

Nous voyons plusieurs pistes: découpler le capital réglementaire des capitaux propres, prévoir d’accumuler les variations de juste valeur dans des comptes de capitaux propres plutôt que dans le compte de résultats et lisser les modifications de juste valeur. Espérons que cette crise suscitera un débat comptable salutaire qui rendra les règles pérennes. 

Bruno Colmant Prof. Dr. à la Luxembourg School of Finance Membre de la Commission des Normes Comptables belge

BILLET PRECEDENT : Bruno Colmant : La bourse et l’OPA permanente (cliquez sur le lien)

EN COMPLEMENTS INDISPENSABLES : Commentaire : La juste valeur des actifs fait toujours et encore débat (cliquez sur le lien)

Bruno Colmant : Normes Comptables et Dilution Actionnariale (cliquez sur le lien)

La juste valeur c’est la valeur des Justes…. (cliquez sur le lien)

4 réponses »

  1. Après avoir excellemment indiqué que la norme IFRS dite de la « juste valeur » conduisait à enregistrer en bénéfice des profits latents (et parallèlement à passer en perte des moins-values latentes), le Pr Colmant décrète, curieusement, que cette « juste valeur » n’est pas à l’origine de la crise financière et que la comptabilité n’a aucun rôle en matière de création de valeur !
    Et sur quoi s’appuie-t-il pour énoncer de telles conclusions ? Sur le fait que « l’introduction des normes IFRS en 2005 n’a aucunement influencé le rating des sociétés cotées. » Belle preuve en vérité, quand on sait à quel point les agences de rating ont fait preuve de myopie avant et pendant le déclenchement de la crise financière.
    « En résumé, dit le Professeur, la comptabilité n’est plus l’algèbre du verbe : c’est la grammaire du chiffre ». Magnifique formule, pleine de poèsie, mais totalement dénuée de sens.
    En vérité, qui ne voit que l’abandon en 2005 de la règle traditionnelle de prudence comptable (= on n’enregistre les plus-values en résultat que lorsqu’elles ont été réalisées et encaissées) a constitué une incitation puissante à la spéculation financière. Toutes les banques se sont mises à prendre des positions follement risquées sur des produits simples (actions, obligations, devises, taux) ou très complexes (produits « structurés ») parce qu’il suffisait de prendre ces positions pour enregistrer des plus-values latentes comme de vrais profits. C’est bien l’imprudence comptable (= la norme IFRS dite de la « juste valeur ») qui a déchaîné la folie financière qui a produit le désastre économique que nous connaissons.
    Ce n’est certes pas le seul facteur ayant déclenché cette crise. Il y en a eu bien d’autres : la politique Greenspan d’argent facile, la dérégulation financière, la titrisation, l’opacité des paradis fiscaux, la rapacité des hedge funds…etc. Mais l’abandon du principe fondamental de prudence comptable a joué un rôle majeur dans cet emballement suicidaire du capitalisme financier.
    Il ne faut pas réaménager la « juste valeur ». Il faut l’abandonner et revenir à des notions plus sages comme le coût amorti.

  2. Pour avoir respecté la juste valeur comptable, la comptabilité est suspectée d’excès de prudence. C’est nouveau, n’est-ce pas que la comptabilité tenue par le comptable doit refléter la réalité ? Alors pourquoi ces reproches ?

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