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Michel Juvet : Lettre de réflexion prospective pour 2010

L’année 2009 s’est terminée dans un environnement économique diamétralement opposé à celui de l’année précédente.

Le monde, qui était au bord de la dépression, a renoué avec la croissance économique ; l’endettement excessif qui caractérisait les ménages et le secteur financier se retrouve désormais du coté du secteur public ; les banques d’investissement, qui étaient à l’agonie, ont généré des bénéfices records ; et les marchés boursiers, qui sombraient dans un pessimisme outrancier, ont connu des hausses rarissimes.

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– 2010 –

Pourtant, le monde reste inquiet et ne jubile guère.

Sans aucun doute, les diffi ciles moments vécus par chacun en 2008 infl uencent encore les comportements et modifi ent la perception de la réalité et des risques actuels.

Les autorités politiques et fi nancières, mobilisées par la volonté du « plus jamais ça », sont certainement aujourd’hui les plus grandes victimes de cet aveuglement. Leurs politiques économiques et monétaires sont en effet toujours conçues pour lutter contre la dépression alors que le monde a renoué avec la croissance depuis 6 mois.

Outre ce retard dans l’adéquation des politiques, on peut également entrevoir que certaines des mesures mises en place produiront des effets négatifs inattendus.

Ainsi, comment ne pas voir que les nouvelles mesures régulatrices contraignantes risquent de fragiliser d’autres parties encore insoupçonnées aujourd’hui ? Rappelons-nous en effet que ce sont ces mêmes organismes régulateurs qui étaient déjà présents avant la crise.

S’agissant des politiques monétaires non orthodoxes, jamais expérimentées à une telle échelle globale, comment ne pas penser que leurs effets risquent, eux aussi, de ne pas être orthodoxes ?

Dans cet environnement inconnu, les banques centrales risquent donc de commettre des erreurs dans les prochains mois. Compte tenu des sommes d’argent gigantesques mises en jeu, il leur sera ainsi très difficile d’inverser au moment voulu les flux de liquidités. Il se pourrait même que les mécanismes de transmission d’une politique monétaire plus restrictive s’avèrent moins efficaces en cas de reprise de la croissance et de l’inflation plus forte que prévu.

Beaucoup de banques ayant en effet profité des circonstances pour emprunter à une année à des taux fixes très bas ne souffriraient pas vraiment d’une hausse des taux directeurs et ne répercuteraient donc pas plus avant le durcissement du crédit.

Quant aux Etats, il leur sera diffi cile de réduire leur endettement. Pris par la crainte de ne pas assez contribuer à la reprise économique et par des agendas axés sur la sauvegarde des mandats électoraux à court terme, les responsables politiques risquent également de se tromper de politique économique.

La réglementation bancaire

L’Amérique et l’Europe n’ont pas apporté des réponses réglementaires identiques sur les points critiques des bilans bancaires (évaluation des actifs toxiques, niveau des fonds propres et part du fi nancement obtenu sur le marché interbancaire).

Néanmoins, les mesures qui seront instaurées dans les deux prochaines années réduiront la prise de risque, mais également la croissance et la rentabilité du secteur bancaire.

En revanche, la question du « too big to fail » n’a pas trouvé de réponse. Certes, les mesures prises en ce qui concerne les points critiques devraient éviter que les banques ne se retrouvent dans une situation de risque systémique. Néanmoins, on ne sait toujours pas comment éviter qu’une faillite bancaire importante n’entraîne les autres banques dans une spirale incontrôlable, obligeant ainsi l’Etat à assurer leur sauvetage aux frais du contribuable.

La crise des années 30 avait accouché de la garantie des dépôts des épargnants, pour protéger ces derniers et pour éviter les fameuses ruées populaires destructrices des bilans des banques (« bank run »). La crise de 2008 n’a pas encore engendré de processus comparable pour les dépôts interbancaires, mais les idées en ce sens progressent.

Certains ont ainsi imaginé que les banques participent à la constitution d’un fonds pour garantir les risques sur les dépôts interbancaires, afi n d’éviter les « bank run » professionnels comme ceux de Lehman Brothers ou d’UBS.

Cours des obligations vs actions

Le rôle des créanciers obligataires mérite aussi d’être analysé. En effet, dans cette crise, les marchés ou les Etats ont pénalisé les actionnaires lors des processus de recapitalisation, mais les créanciers obligataires ont bénéfi cié en silence des garanties étatiques. Souvent, quelques pourcents abandonnés sur la valeur des dettes auraient pourtant permis des reconstitutions de bilans sans intervention de l’Etat. Les banques anglaises ont franchi récemment un pas dans ce sens en émettant des « cocos », autrement dit des dettes obligataires qui se transforment automatiquement en actions lorsque le niveau de fonds propres minimum n’est plus respecté.

En tous cas, on peut déjà observer que le mélange de politiques monétaires ultra souples et de mesures régulatrices destinées à réduire les actifs à risques débouchent sur d’autres risques.

Beaucoup de banques ont ainsi emprunté auprès de leur banque centrale pour réinvestir massivement dans des obligations étatiques, réduisant ainsi les risques de leurs actifs et profi tant au passage d’un écart de rendement.

Formidable pour les bilans, les profi ts des banques  et le fi nancement des défi cits budgétaires, mais que se passera-t-il si la qualité des débiteurs étatiques devait brutalement chuter sous le coup de l’endettement massif des Etats, ou si les rendements obligataires devaient brutalement progresser dans la crainte de l’infl ation ?

Le prochain G 20 jouera à nouveau un rôle important pour l’avenir du secteur fi nancier.

La taxation des bonus et des mouvements de capitaux sera à l’ordre du jour. Espérons que le G 20 saura se rappeler que la libre circulation des capitaux a aussi été à l’origine de la dernière période de croissance mondiale. Une taxe sur les mouvements de capitaux pourrait avoir les mêmes conséquences négatives sur les fl ux fi nanciers et la croissance économique que l’imposition des droits de douane en a eu sur le commerce des années 30.

Les enjeux de la reprise économique

Les derniers mois de l’année économique ont été rassurants. Les secteurs à l’origine de la crise ont continué de se redresser, et la reprise économique est globale.

La reprise des prix de l’immobilier aux Etats- Unis continue de soulager les actifs bancaires liés au marché immobilier, et renforce également la fortune des ménages propriétaires de biens immobiliers.

Les banques ont continué leurs recapitalisations et ont effacé les pertes globales, évaluées à environ 1240 milliards de dollars US. Leurs bilans sont dorénavant plus solides qu’avant la crise.

Les grands plans de relance budgétaire chinois, américains et européens ont permis le redémarrage de la croissance. Les entreprises qui, sous le coup de la crise des liquidités, avaient dû massivement réduire leurs inventaires ont pu profi ter de cette relance pour reconstituer des stocks et relancer ainsi la production industrielle.

Désormais, l’amélioration rapide du marché du travail aux Etats-Unis devrait redonner aux consommateurs du pouvoir d’achat et de la confi ance. Après plusieurs trimestres de procrastination, les consommateurs vont retrouver un rythme de dépenses, certes inférieur à celui des années 2005 – 2007, mais suffi sant pour soutenir la croissance.

La hausse des bourses et de l’immobilier redonne également du pouvoir d’achat à une catégorie sociale importante : les 20 % des ménages, les plus aisés (grands propriétaires d’actifs fi nanciers et immobiliers), qui contribuent pour environ 50% aux dépenses de consommation de l’ensemble des consommateurs. La reprise des dépenses d’investissement, de consommation et d’exportations qui suivra soutiendra la croissance pendant encore plusieurs trimestres.

La banque centrale américaine, encore convaincue par le scénario d’une reprise molle, devra s’adapter plus rapidement que prévu. Les retraits de liquidités devraient démarrer dès le début2010, et déboucher sur des hausses de taux dans le deuxième semestre.

En Europe, la reprise sera moins forte qu’aux Etats-Unis, car contrairement à ces derniers, elle souffre d’une monnaie surévaluée et d’un marché du travail moins fl exible dont la productivité reste inférieure à celle de ses concurrents immédiats.

Comment en effet rivaliser sur les marchés émergents avec des entreprises américaines qui facturent en dollars, voire pire, avec des entreprises chinoises qui bénéfi cient d’une monnaie indexée sur le dollar américain ?

La BCE, constamment inquiète d’un retour de l’infl ation, mènera probablement une politique restrictive pour contrecarrer les conséquences néfastes de politiques budgétaires défi citaires, même au risque de freiner la relance et de renforcer encore l’euro.

Dans les pays émergents, les banques centrales locales doivent désormais agir vite pour contrer les pressions infl ationnistes car la croissance y est revenue plus tôt et plus forte qu’ailleurs.

Mais les autorités des pays émergents hésitent car elles craignent que ces politiques n’entraînent un nouveau renforcement de leurs devises par rapport à la monnaie chinoise, affaiblissant ainsi leurs industries exportatrices. Dans ces pays également, la gestion monétaire de la sortie de crise s’annonce complexe.

La Chine devra elle aussi modifi er sa politique monétaire. La croissance des crédits bancaires y a atteint un rythme excessif, et l’économie a l’aspect d’une bulle, qui n’est pas sans rappeler les bulles américaine ou japonaise. Une bonne gestion de sortie de cette bulle est essentielle car la Chine est aujourd’hui un facteur important de stimulation des exportations mondiales (la valeur de ses importations représentent environ 40 % de la valeur des exportations de l’Europe et des Etats Unis réunis) et dans le fi nancement du budget américain (elle détient environ 25 % de la dette publique américaine à l’étranger).

Les enjeux budgétaires

Les défi cits budgétaires d’après-crise sont impressionnants, mais ils ne sont pas tous dus aux politiques de relance. On estime qu’environ 1/3 de ces défi cits résultent des programmes de relance. Le solde provient essentiellement de la baisse des recettes et du maintien de programmes de dépenses courantes décidés avant la crise. Comme dans le secteur bancaire, les Etats qui souffrent le plus sont ceux qui menaient avant la crise des politiques de dépenses naïves ou irresponsables.

Malheureusement, les enjeux électoraux semblent vouloir privilégier la mise en place de nouvelles taxes, plutôt que la baisse de certains impôts pour relancer le pouvoir d’achat ou l’investissement, fondations d’une croissance économique génératrice de profi ts et de recettes fi scales.

 Pire, certains responsables politiques songent à recourir à l’infl ation pour régler le problème de l’endettement. L’infl ation permet de réduire la valeur des dettes en termes réels, mais ses conséquences pour la croissance à long terme sont néfastes. D’ailleurs, une reprise de l’infl ation pousserait à la hausse les rendements obligataires, renchérissant ainsi les charges fi nancières qui pèsent sur les dettes étatiques.

L’exemple de la Grèce n’est pas isolé et d’autres Etats sont dans la même situation. Sans action budgétaire réaliste et crédible en 2010, leurs obligations seront chahutées par les marchés fi nanciers. Après de longs mois marqués par des rendements obligataires étatiques anormalement bas, la tendance s’inversera donc en 2010.

En Europe, seuls la Suisse et la Norvège sont relativement peu concernés par ces enjeux, car leurs dettes et leurs défi cits publics sont faibles.

Face à ces incertitudes, le marché des devises vacillera et l’euro perdra son statut fl amboyant.

Conclusions d’investissement

Les perspectives économiques pour 2010 sont bonnes mais l’environnement fi nancier sera moins agréable qu’en 2009.

L’évolution des marchés fi nanciers sera fortement marquée par les enjeux budgétaires et les renversements de politiques monétaires.

Les marchés obligataires, jusqu’ici artifi ciellement soutenus par ces politiques monétaires, devront s’adapter à la nouvelle réalité économique. Nous pensons que les rendements obligataires progresseront peut-être, comme souvent, d’une manière brutale, et en tous cas avant les premières hausses offi cielles des taux directeurs. Nous privilégions donc les échéances courtes et, au sein des débiteurs étatiques, ceux de meilleure qualité.

Les marchés des devises refl éteront également ces changements de politique monétaire. Le dollar, sous évalué, devrait profi ter du changement de la politique monétaire américaine, et retrouver la confi ance des investisseurs grâce à de bonnes perspectives de croissance.

A l’inverse, la perception de l’euro, surévalué, devrait changer sous l’effet de la médiatisation des problèmes d’endettement étatique, grec par exemple.

La monnaie helvétique, soutenue par ses bons fondamentaux, devrait rester ferme contre l’euro.

Quant aux marchés d’actions, après une année exceptionnelle, ils seront pris dans des vents contraires : la croissance des bénéfi ces sera confrontée à l’inversion des politiques monétaires.

Les évaluations ne sont pas très élevées, mais la hausse des rendements obligataires pénalisera à un moment ou à un autre cet élément. D’un point de vue régional, selon notre scénario, les bourses des marchés émergents seront moins intéressantes. Les évaluations n’y sont plus aussi attractives et les hausses de taux d’intérêt fragiliseront les évaluations.

L’année 2010 ne s’annonce donc pas mauvaise d’un point de vue économique, mais sera sans doute compliquée dans sa traduction en termes d’investissement. La fl exibilité et l’endurance resteront des valeurs à privilégier.

Michel Juvet Directeur de la Recherche Banque Bordier jan 10

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