Cycle Economique et Financier

Joseph Heath : Pourquoi le capitalisme finit toujours par s’adapter

Les bons ouvrages de vulgarisation sont rares.L’Economie sans tabous a le mérite de démonter quelques opinions prémâchées. «Il est facile d’oublier qu’il existe d’autres formes de vie intelligente sur la planète, en particulier nos concitoyens», suggère l’auteur Joseph Heath. Le philosophe canadien s’attaque à douze sophismes, de droite comme de gauche: le capitalisme est naturel (de droite), mais il est condamné (de gauche), la responsabilité est individuelle (de droite), mais la soif de profit est pathologique (de gauche)… Ces slogans nourrissent en permanence des débats sans substance, les acteurs politiques s’affrontant à coups de contre-vérités. Dans les extraits qui suivent, Heath explique pourquoi le système capitaliste ne va pas s’arrêter d’exister du jour au lendemain à cause de contradictions liées à la mondialisation ou à l’environnement. Il traverse seulement une période de transition

«Celui qui juge futile la guerre contre la drogue doit penser la même chose d’une lutte contre le capitalisme.»

La pensée économique alarmiste, du genre «Le ciel va nous tomber sur la tête», celle qui fait que le moindre hoquet de l’économie est perçu comme le signe avant-coureur de l’effondrement imminent de tout le système, est désormais si profondément ancrée qu’on accueille avec méfiance et perplexité quiconque ne croit pas le monde au bord de la catastrophe.

PLUS DE DETAILS EN SUIVANT :

Pourtant, il est apparu clairement, au XXe siècle, que les contradictions économiques du capitalisme n’étaient pas aussi graves qu’on le pensait. Les «néomarxistes » se sont donc mis à la recherche de «contradictions culturelles ». Ces théories portaient pour la plupart sur l’idée que le consumérisme saperait l’éthique du travail et que les travailleurs refuseraient de se soumettre à la tyrannie de l’horloge.

Lorsque les mouvements de la contre-culture des années 1960 et 1970 se sont essoufflés, ces «contradictions» sont toutefois apparues moins menaçantes. Au cours des dernières années, on s’est tourné vers de nouvelles sources de crises. (…)

La première a été la mondialisation.

Selon cette conception, les contradictions inhérentes au capitalisme ont pendant longtemps été externalisées, déplacées vers des sociétés non capitalistes.

La deuxième grande théorie de la crise, d’une structure analogue, porte sur les limites environnementales du capitalisme. On prétend ici que la croissance des pays riches s’explique par le fait qu’ils ont externalisé une bonne part des coûts vers le milieu naturel.

Nous avons à présent atteint les limites de la croissance: les ressources s’épuisent et les endroits où enfouir les déchets se font rares.

Intéressons-nous dans un premier temps à la mondialisation. On peut conceptualiser comme suit les problèmes qui s’y rattachent: les difficultés inhérentes au capitalisme du XIXe siècle refont surface à l’échelle mondiale. Le capitalisme non réglementé de cette époque a été marqué par de multiples formes de défaillances du marché. Au XXe siècle, l’État providence est né essentiellement de la nécessité de colmater les brèches.

Aujourd’hui, les échanges sont devenus internationaux, et les mêmes failles réapparaissent, cette fois sur la scène mondiale.

La différence, bien entendu, c’est que nous avons aujourd’hui une bien meilleure idée des solutions à adopter (même si l’épineux problème de leur mise en oeuvre reste à résoudre).

Prenons l’exemple de l’instabilité monétaire. Les critiques de la mondialisation citent la crise du peso mexicain de 1994 ou la crise du baht thaïlandais de 1997 pour montrer que le système mondial d’échanges n’est qu’un cheval de Troie qui permet au Fonds monétaire international (FMI) d’imposer ses programmes d’ajustement structurel.

L’instabilité monétaire a toutefois une illustre histoire qui débute bien avant le FMI ou le «consensus de Washington». En fait, c’était un des traits distinctifs du capitalisme du XIXe siècle. À l’époque, aux États-Unis, par exemple, les banques émettaient leur propre papier monnaie.

Ainsi, de nombreuses devises se livraient concurrence, chacune étayée par les actifs d’une banque privée (un peu comme on retrouve aujourd’hui de multiples devises concurrentes, chacune étayée par un État-nation). Chaque fois qu’il y avait une ruée vers une banque ou même une rumeur en ce sens, tous les détenteurs de la devise concernée souhaitaient s’en débarrasser au plus vite. Il en résultait une dépréciation soudaine et catastrophique.

Comment a-t-on remédié à ce problème?

On a créé une banque centrale à l’échelon national et confié à l’État un monopole effectif sur le marché du papier-monnaie.

L’exercice d’un tel pouvoir a si bien réglé le problème à l’échelon national que la plupart des gens ont oublié jusqu’à l’existence d’un risque monétaire (et ne considèrent plus l’émission de devises comme un programme social de l’État providence). On voit donc les crises monétaires internationales comme une conséquence nouvelle et inattendue du capitalisme et non comme une faille de la structure de base du capitalisme non réglementé, laquelle peut être corrigée par l’exercice du pouvoir administratif.

Il ne faut pas en conclure pour autant que la création d’une devise mondiale unique réglerait le problème de l’instabilité monétaire.

Il s’agit d’une solution non désirable et inapplicable pour de multiples raisons. Ce qu’il faut plutôt retenir, c’est que, pour remédier au problème de l’instabilité, on devra créer des institutions financières internationales de plus en plus puissantes, capables d’imposer leur volonté aux gouvernements et aux parties privées.

À l’échelon national, c’est la seule solution qui vaille. Au nom de quoi devrait-on s’imaginer que ce sera différent à l’échelon international? (…)

Quant à l’environnement, la pensée apocalyptique entourant l’imminente pénurie de ressources repose sur une omission directe: en réaction à la rareté, les prix rationnent automatiquement les produits.

En 1971, le Club de Rome, lorsqu’il a projeté les «limites de la croissance», a fait fi du mécanisme des prix et donc commis une erreur élémentaire. Si le pétrole se vendait 8 dollars le baril, il va sans dire que le monde viendrait à manquer rapidement de cette ressource. A 100 dollars le baril, pourtant, on trouve du pétrole aux endroits les plus improbables, par exemple au fond de l’océan. Il va sans dire également que le prix du pétrole va augmenter au fur et à mesure que les réserves s’«épuiseront». L’idée selon laquelle la viabilité environnementale requiert un arrêt de la croissance économique dénote en général une compréhension vague ou incomplète de celleci.

(…)

Depuis des décennies déjà, la «croissance économique» des pays riches ne renvoie à rien qui ressemble, de près ou de loin, à de la «croissance matérielle». Le PIB ne mesure pas la production matérielle de biens au sein de l’économie (comme les anciens plans soviétiques mesuraient la production en tonnes d’acier ou de blé); il mesure plutôt le volume de transactions effectuées, dont il exprime la valeur. (…)

Les services représentent la majeure partie de l’économie des pays riches (de 65 à 80 %). Même dans le secteur de ce qu’on appelle les «biens», la valeur des produits n’a pas nécessairement d’assises matérielles (pensez aux logiciels, aux films, à la musique). L’année dernière, les Américains ont dépensé 3 milliards de dollars en leçons de yoga et en produits connexes. Cette activité contribue à la croissance, mais, du point de vue de la biosphère, elle n’a rien d’insoutenable. (J’en parle en connaissance de cause, moi qui gagne confortablement ma vie en vendant de la «sagesse», négoce qui laisse une empreinte environnementale que j’ose croire minimale.)

(…)

Certaines formes de croissance sont simplement plus respectueuses de l’environnement que d’autres.

Comme le PIB ne mesure que la valeur des transactions, l’important, du point de vue de l’environnement, ce sont moins les augmentations ou les diminutions éventuelles que le type de transactions effectuées. (…)

Le défaut du PIB, c’est qu’il rend uniquement compte de la valeur cumulative des transactions qui utilisent l’argent comme moyen d’échange. Le coût des externalités environnementales est complètement évacué (justement parce que les effets sur l’environnement prennent la forme d’externalités).

Quiconque utilise la croissance économique comme objectif stratégique prépondérant se rend donc coupable du sophisme consistant à compter les avantages tout en faisant abstraction des coûts. Comme la consommation est sujette à des rendements décroissants, le mécontentement créé par les externalités environnementales augmentera vraisemblablement par rapport aux gains de bien-être associés à l’augmentation de la consommation, situation qui, à terme, milite contre une croissance accrue.

La croissance ne devrait pas être notre seule préoccupation économique; en fait, elle devrait être de moins en moins importante au fur et à mesure que nous nous enrichissons.

Bien sûr, on n’a pas affaire ici à une critique révolutionnaire de l’économie capitaliste. Pourquoi?

Parce que l’écologisme n’est pas une doctrine révolutionnaire.

La plupart des problèmes environnementaux sont le résultat de «pépins» dans le système, de la même façon que le cycle économique est le résultat d’un pépin. Cela ne veut pas dire que les conséquences ne soient pas catastrophiques (la Grande Dépression a bel et bien été une catastrophe), ni que le problème soit facile à régler.

Seulement, le problème en question n’est pas une caractéristique structurelle du système: on peut imaginer divers moyens de corriger les pépins tout en laissant le reste du  système intact.

Hélas, la théorie marxiste des crises a rendu un mauvais service à la pensée de la gauche en laissant entendre que les pépins en question représentaient des «contradictions fondamentales» et que le système capitaliste était une structure fragile qui risquait de s’effondrer à la moindre secousse. On avait des raisons de penser de la sorte à l’époque de Marx, mais l’expérience des cent dernières années montre que la réalité est toute différente. (…)

Pour avoir une idée des efforts qu’exigerait l’«abolition» du capitalisme, on n’a qu’à songer au temps, à l’énergie et aux mesures carrément coercitives qu’a exigées la tentative d’abolition du marché de divers types de drogues.

N’oublions pas que le marché des drogues illicites se conforme presque parfaitement au modèle économique traditionnel: les prix répondent aux pressions de l’offre et de la demande de la manière habituelle;

on a mis au point une méthode perfectionnée de division des tâches;

le changement technologique et la création de nouveaux produits font partie des cycles normaux et s’adaptent de façon prévisible aux forces externes, les méthodes d’application de la loi, par exemple.

Tout fonctionne malgré des contrats non seulement inexécutables, mais aussi proscrits par la loi: partout sur la planète, vendeurs et acheteurs finissent par se retrouver.

Quiconque juge futile la «guerre contre la drogue» est sans doute enclin à penser qu’une «guerre contre le capitalisme» le serait aussi, et pour les mêmes raisons.

La question n’est pas de savoir s’il y aura ou non un marché: une fois le génie sorti de la lampe, plus moyen de revenir en arrière. L’enjeu a plutôt trait à la gestion du marché, au caractère inclusif et humain du système, de même qu’à la répartition des avantages et des fardeaux de la coopération.

Né en 1967, Joseph Heath est professeur associé de philosophie à l’Université de Toronto. Il est diplômé de l’Université McGill (BA), où il a notamment suivi l’enseignement de Charles Taylor. Il a complété ses MA et PhD à Northwest University, où il a étudié Thomas A. McCarthy et Jürgen Habermas. Il a entre autres publié, en collaboration avec Andrew Potter, l’essai La Révolte consommée (naïve) qui a rencontré un franc succès.

JOSEPH HEATH, PHILOSOPHE CANADIEN

«L’économie sans tabous – Petit traité à l’usage des détracteurs du capitalisme», naïve 2010 etEditions Logiques 2009, traduit de l’anglaispar Paul Gagné et Lori Saint-Martin, 520 pages.

Scritto circa un mese fa

1 réponse »

Laisser un commentaire