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Bruno S. Frey : L’un des économistes suisses les plus célèbres fête ses 70 ans

Bruno S. Frey : L’un des économistes suisses les plus célèbres fête ses 70 ans

L’économiste suisse Bruno S. Frey, professeur à l’Université de Zurich, est passé maître dans l’art de remettre en question quantité de dogmes économiques et politiques. Ses domaines de prédilection? Le bonheur, la gouvernance, le terrorisme

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L’économiste Bruno S. Frey, Bâlois d’origine et professeur à l’Université de Zurich, adore remettre en question les dogmes économiques, selon un éditorial que lui consacrait la semaine dernière le quotidien de référence allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung. Ce célèbre iconoclaste, auteur d’une vingtaine d’ouvrages, fêtait ses 70 ans la semaine dernière. Ce chercheur accuse la science économique basée sur des formules mathématiques complexes couplées à des hypothèses irréalistes. Il se distingue de ses confrères en dénonçant les classements d’économistes basés sur les citations dans les revues spécialisées. Pourtant, il est lui-même l’un des plus connus dans les milieux anglo-saxons et l’un des plus cités grâce à ses travaux sur le bonheur, le terrorisme, la politique et la gouvernance. Morceaux choisis.

Commençons par son analyse des entreprises modernes:

la crise de l’eurozone, des monnaies et de la dette des Etats amène les investisseurs à privilégier les placements dans les actifs réels tels que les actions. Ce sont effectivement des droits de propriété sur des entreprises et non des créances. Mais le risque n’est pas mince. La durée de vie d’une société anonyme ne dépasse pas 40 à 50 ans en moyenne, avertit Bruno S. Frey. La performance annuelle moyenne des actions est de 7,2% sur 200 ans, selon Jeremy Siegel, mais l’exploit mérite d’être relativisé. L’actionnaire a été «balayé» lors des révolutions, nationalisations ou crises économiques. Les SA sont aussi fragilisées par l’augmentation des réglementations. On veut répondre aux rémunérations abusives. Mais la loi Sarbanes-Oxley aux Etats-Unis a produit une explosion des coûts sans freiner la hausse des rémunérations, indique Bruno S. Frey.

Le chercheur demande d’en tirer les leçons et de porter son regard sur la stabilité d’institutions qui ont traversé les siècles: les monastères bénédictins1. En 1000 ans, ils connurent bien des scandales. Ce sont pourtant des pionniers de la bonne gouvernance. Ils ont pleinement profité de leur organisation rationnelle et de leur éthique du travail pour se développer et s’enrichir. Les abbés sont soigneusement sélectionnés, socialisés et disciplinés à la fois par le droit de participation des moines et par les contrôles internes. Ces derniers s’appuient sur un système de valeurs communes basées sur la bible, la loi de saint Benoît et la tradition (confiance, tradition, hospitalité). Un système plus riche qu’un code de conduite! Certes leur succès économique n’est pas un but en soi, mais c’est une condition nécessaire à leur survie. Le contrôle externe du cloître est réduit, mais réel, celui de la congrégation. Les résultats sont convaincants: la durée de vie moyenne des monastères bénédictins atteint 460 ans. Au maximum un quart des dissolutions est dû à une mauvaise gestion. Parmi 134 monastères germanophones étudiés, 17% n’ont jamais été fermés de leur histoire. Celui d’Engelberg date de 1120 et respire la santé. De rares universités et d’encore plus rares entreprises de l’industrie du vin (Barone Ricasoli) et des verreries (Barovie & Toso) ont un passé aussi riche.

Bruno S. Frey s’est aussi distingué dans sa défense de la première femme lauréate du Prix Nobel d’économie 2009, Lin Ostrom. Totalement inconnue, elle ne pointait qu’au 14 756e rang des économistes dont les travaux sont le plus souvent téléchargés (SSRN). Lin Ostrom refuse l’approche économique classique qui veut que les biens privés soient offerts par le marché et les biens publics par le gouvernement. Mieux vaut chercher les institutions les plus adaptées aux différents problèmes de la vie quotidienne. Les solutions locales sont souvent les plus sensées, même si elles ne satisfont guère les intérêts des politiciens.

Il s’est toujours inquiété de ceux qui accordent à l’Etat une fonction de maximisation de notre bonheur 2. L’économie politique moderne leur a certes donné tort. Pourtant cette thèse, très répandue, place l’Etat dans un rôle de «dictateur bienveillant». Elle part de l’hypothèse que l’élu ne vise que l’intérêt des citoyens. Une hypothèse naïve qui contredit les fondements économiques selon lesquels chacun suit ses propres intérêts en priorité. «Il est beaucoup plus sensé, et d’ailleurs démontré de façon empirique, que les politiciens cherchent d’abord à être réélus. Les mesures impopulaires sont repoussées après les élections. Ce n’est qu’une fois convaincu de sa réélection que l’homme politique met en place les mesures fidèles à ses convictions», explique Bruno S. Frey. Les recherches sur le bonheur peuvent être utiles en politique, mais seulement dans l’établissement des meilleures institutions possibles.

L’économiste a consacré une grande partie de son temps, ces dernières années, à l’analyse du bonheur. Conscient de l’impossibilité d’une définition objective, l’économiste a développé une approche subjective. Car il appartient à chacun de pouvoir dire s’il est heureux ou non. Bruno S. Frey a ainsi mis en évidence ce qu’il nomme les facteurs décisifs de bonheur: l’autodétermination, l’autonomie, la compétence, l’entraide. Les institutions les mieux adaptées à ces paramètres sont très «suisses»: la démocratie directe, le système d’initiatives et de référendums, ainsi que l’autonomie des cantons.

L’économiste suisse a ainsi mis en exergue des différences culturelles majeures. Aux Etats-Unis, il existe une quasi-obligation sociale de se dire «happy». En France par contre, c’est presque embarrassant. «Seuls les idiots sont heureux», disait le général de Gaulle. Les différences économiques sont minces. Frey montre que l’argent ne fait pas le bonheur. Ce sont les comparaisons avec les autres qui importent.

Ces quelques exemples montrent que Bruno S. Frey place l’individu au cœur de la science économique, avec sa psychologie, ses envies, ses responsabilités, sa culture. C’est pourquoi il dénonce le concept d’«homo economicus», qui voudrait que l’individu n’agisse qu’en fonction des influences extérieures plutôt que de suivre ses motivations personnelles.

1. The corporate governance of Benedictine abbeys, What can stock corporations learn from monasteries? Bruno S. Frey, Katja Rost, Emil Inauen, Margit Osterloh, Journal of management History, 2010

2. Der Staat als Glücksmaximierer, Zeitschrift für Staats-und Europawissenschaften, 2009

Par Emmanuel Garessus/le temps mai11

2 réponses »

  1. Bruno
    FELICITATIONS
    j’aimerais avoir les références de vos livres s’il y en a.
    Merci
    Pr AYITE Robert
    08 BP 80416 Lomé TOGO

  2. @Frey avait écrit un article sur un concept de nationalité sans territoire.

    Mon interprétation libre, qui n’est peut-être pas la sienne, fut qu’un tel Etat sans territoire est une société commerciale proposant des prestations de solidarité. Et comme un véritable Etat, cette société commerciale négocie, pour ses clients, des visas de séjour avec les autres Etats. accord de police, accords fiscaux inclus.

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