Les modèles employés dans la recherche financière n’ont pas su suffisamment intégrer le risque systémique, d’où leur aveuglement face à la crise….Entretien avec Rajna Gibson Professeur de finance à l’Université de Genève
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Le Temps: La crise a montré crûment les insuffisances des modèles financiers que l’on croyait pourtant solides. Quel mea culpa la finance doit-elle prononcer?
Rajna Gibson: La recherche en finance s’est concentrée avant tout sur des modèles mathématiques. Elle les a fortement développés, notamment le calcul des prix des instruments dérivés. Cependant, elle s’est parfois trop éloignée du monde réel. Elle a oublié l’impact systémique des risques de contrepartie. La crise de l’assureur américain AIG a été exemplaire à cet égard. D’importants appels de marge l’ont entraîné dans une crise de liquidité et l’ont forcé à réaliser des titres. La vente massive de ces derniers en a fait plonger la valeur, provoquant la dépréciation de ces mêmes titres détenus par les autres institutions. Ces dernières, pourtant saines à l’origine, ont été affaiblies à leur tour.
La raison d’être d’un modèle est de livrer une représentation du monde, tout en la simplifiant. Cependant, la plupart des modèles en finance n’ont pas compris le risque systémique que pose l’existence d’un acteur dominant. Ce risque a été sous-estimé. C’est pourquoi nous avons été pris de court lors de la débâcle d’AIG, le principal émetteur d’assurances de défaut de crédit (credit-default swaps, CDS). Une faillite de ce dernier aurait provoqué l’écroulement de tout le système.
C’est pourquoi les milieux financiers s’accordent aujourd’hui à mieux prendre en compte le risque systémique dans leurs modèles.
– Cependant, le risque systémique a été identifié au plus tard il y a onze ans lors de la crise du fonds LTCM?
– On a la mémoire courte. A l’époque, cet événement avait été vu comme exceptionnel. La communauté des chercheurs n’a pas estimé l’impact que le levier (l’endettement souscrit par l’investisseur ou une institution pour accroître ses positions) pouvait exercer sur des marchés. Pourtant, on sait que plus le levier est important, plus la sensibilité de l’investisseur ou d’une institution par rapport aux évolutions du marché est élevée.
– A-t-on surestimé la validité des modèles quantitatifs?
– Oui. Les comportements des acteurs nous sont encore mal connus. Les crises de liquidité aussi. Ces insuffisances dans notre connaissance proviennent du manque d’historicité des modèles. Nombre d’entre eux, récents, n’avaient pas été testés en période de crise.
– Pourtant, des économistes renommés comme Nouriel Roubini ont vu venir la crise?
– Oui, et Robert Shiller, spécialiste du marché immobilier américain, aussi.
– La finance ne s’est-elle pas reposée sur des indicateurs à la portée restreinte et aux limites mal identifiées, comme la rentabilité des fonds propres?
– L’exigence de l’accroissement de la rentabilité des sociétés par les marchés financiers a créé un préjudice à la solidité de l’économie: elle a masqué l’enjeu de la durabilité des entreprises. Elle a généré des comportements indésirables focalisés sur le court terme. Comment remédier à cela? Est-ce un problème d’éducation? Il faudrait rappeler avec force que la rentabilité doit être ajustée aux risques, et que plus celle-ci est élevée, plus ceux-ci le sont également en principe.
– Le fait que certaines banques affichent à nouveau des taux de rentabilité des fonds propres élevés, comme Credit Suisse (plus de 14%), marque-t-il le retour des vieux démons?
– Le rendement des fonds propres est un indicateur toujours exigé par les investisseurs. Il faudrait changer cela, mais la première entreprise qui franchira le pas sera désavantagée par rapport aux autres. Nous devons réfléchir à un changement de paradigme pour le calcul de la performance. Nous devons aussi approfondir notre connaissance de l’impact des bonus des dirigeants d’entreprises sur les priorités stratégiques de celles-ci.
– Cet impact est très discuté. Comment l’appréciez-vous?
– Après vingt ans de recherche en finance sur les modalités de rémunération des dirigeants d’entreprises, nous n’avons toujours pas la réponse universelle à cette question. Mais l’argent est-il leur seule motivation? Ils sont aussi attirés par le statut et le pouvoir que leurs positions leur confèrent.
– La recherche en finance s’est-elle trop concentrée sur les aspects quantitatifs au détriment du comportement des agents?
– La recherche en finance comportementale a démarré au milieu des années 1990. Elle a donc bien progressé. Le problème vient davantage du fait que les deux principales tendances – l’une quantitative et l’autre comportementale – de la recherche ne se parlent pas assez. Les chercheurs sont de plus en plus spécialisés et manquent de vue d’ensemble. Ce problème est du reste général à toute la recherche scientifique et pas seulement à la finance. De plus, notre branche est relativement jeune. Les premiers travaux, très descriptifs et peu analytiques, n’ont démarré que dans les années 1950.
– La sociologie, qui étudie les comportements collectifs, a plus d’un siècle de recherches.La finance ne peut-elle pas mieux exploiter son corpus?
– Certes, mais le travail est énorme. Marier les différentes composantes de la recherche exige un effort considérable. Par ailleurs, il y a quelque chose de rassurant à collecter et interpréter des données statistiques. Elles donnent des réponses tranchées, loin des positions nuancées qui sont pourtant plus proches de la réalité du monde.
– L’examen de conscience que vous développez ici existe-t-il en dehors des cercles académiques? Se manifeste-t-il dans la banque, là où les problèmes ont émergé?
– Les professionnels se posent des questions. Le travail est plus intense auprès des autorités de régulation – la Financial Services Authority britannique a publié en mars un rapport remarquable sur le sujet – qu’auprès des banques. Ces dernières sont excusables. Elles ont dû pallier les urgences entre septembre 2008 et mars de cette année. Leurs préoccupations allaient vers les moyens de colmater les brèches, chercher de nouveaux capitaux pour regarnir leurs fonds propres, etc.
– Quelles sont les pistes de réflexion?
– Le risque dû à l’effet de levier (la part d’endettement d’un investisseur) est de plus en plus pris en compte, de même que l’inadéquation entre les emprunts à court et les placements à long terme. On revient à une certaine prudence. Mais combien de temps cette tendance va-t-elle durer? Combien de temps se souviendra-t-on des douloureuses expériences de ces deux dernières années si nous traversons une nouvelle phase de croissance et de prospérité? Il y a un risque de perte de mémoire, accentuée par l’arrivée sur le marché du travail de nouvelles générations de professionnels de la finance n’ayant pas connu la crise. La recherche de la maximisation du profit par tous les moyens risque de revenir par la petite porte.
– La finance n’est-elle pas trop insensible à ses expériences passées, à sa propre histoire?
– Elle n’a pas eu le temps de s’y pencher, vu la rapidité extrême des développements de sa recherche ces dernières années. Cependant, le parallèle de cette crise avec celle des années 1930 ou 1970 a fait ressurgir de l’intérêt pour ces deux époques.
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