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Bruno Bertez : Les dealers devenus consommateurs

La dérégulation a été propice à la création de dettes. Pour le plus grand profit des établissements financiers qui ont oublié de déstocker le risque.

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A l’heure où nous écrivons, les marchés américains sont au plus haut. Le S & P500 est à 1150. L’avance quasi continue enregistrée depuis mars 2009 pourrait donner l’impression d’un marché fortement haussier, voire exubérant, mais dans la réalité, il n’en est rien.

Depuis la mi-octobre, les gains sont marginaux. Ceux qui ont des positions spéculatives acheteurs le voient bien dans leurs comptes: leurs profits sont pour ainsi dire nuls. Tout se passe comme si l’on jouait les prolongations du rally, sans pouvoir se décider à sortir du long triangle légèrement haussier dans lequel les indices évoluent. Nous sommes dans une sorte de situation d’irrésolution, illustrée par le fait que, même si la tendance globale est positive, sectoriellement, elle est contrastée et instable. Un jour, on part sur les cycliques, un autre jour, sur les financières, un autre encore sur les pharmaceutiques, etc. Bref, on monte la pente (douce), mais pour y parvenir, on est obligé de changer de monture presque au jour le jour. A une première semaine de l’année fortement haussière grâce aux financières, a succédé une deuxième semaine négative plombée par les cycliques. Vendredi 15, on a eu l’impression que la cause était entendue et que le décrochage était imminent. Enfin, clair et net, avec de gros volumes. Et puis mardi, jour de l’élection au Massachusetts, nouveau renversement. On repart à la hausse.

Que dire de cette évolution? Que dire de ce comportement erratique?

Pas grand chose d’instructif et d’utile. Le momentum haussier est toujours là, mais il s’use. En profondeur, les marchés restent solides. Les divergences constatées de temps à autre restent contenues. Rien ne laisse présager un top sérieux suivi d’un retournement dévastateur. Les liquidités sont toujours là, comme en témoigne le montant colossal des émissions. Il y en a pour tout le monde, de l’investment grade, du junk, des émissions internationales en dollars. Le grand transfert ne tarit pas.

Nous dirions que les marchés sont traversés par des courants de sens contraire. C’est cela qui donne une impression de confusion. Un moment, c’est le grand vent de la reprise qui souffle et l’on repart plein nord; à un autre moment, c’est celui des inquiétudes de surchauffe de Chindia qui se lève et l’on repart au sud. Entre deux, on tournicote au gré des petites nouvelles locales. En clair, les marchés ne disent rien, et donc les investisseurs/opérateurs sont un peu déboussolés. Ceci passe pour une sorte de retrait face au risque.

Nous verrons, c’est à confirmer.

Et la confirmation viendra peut-être ces tous prochains jours, de Chine, car là-bas, le pouvoir s’agite, la bourse paraît vulnérable pour ne pas dire très «toppy».

Nous aurons l’occasion d’y revenir, la Chine s’inquiète de la spéculation, de la surchauffe, du gonflement du crédit. C’est l’Arlésienne bien connue de la gestion chinoise qui, comme les grands pays industrialisés, s’essaie au fine tuning.

Comment modérer quand on ne veut pas vraiment freiner? Comment calmer les ardeurs quand on ne veut pas briser l’optimisme?

C’est la fameuse quadrature du cercle des régulateurs apprentis-sorciers, fameuse quadrature du cercle qui a débouché sur la création du paradigme Goldie Lock, mais dont on a entraperçu la réalité avec la crise aux Etats-Unis.

En l’absence d’éléments considérés comme majeurs par les marchés, nous en avons sélectionné un. Et pour nous, il est fondamental. C’est un thème qui est à la racine du mal.

En 1932, le 4 mars, le Banking Committee a lancé une enquête afin de déterminer les causes du grand crash financier de 1929. La Commission ainsi créée, la Commission Pecora a pris le nom de son dernier leader, Ferdinand Pecora. Elle a permis de mettre à jour les pratiques délictueuses des grandes banques. Elle a donné, en quelque sorte, satisfaction au peuple qui réclamait, non pas la vérité, mais des sanctions contre la kleptocratie d’alors. L’un des résultats positifs cependant de la commission Pecora fut le Glass Steagall Banking Act qui obligeait à la séparation des activités de banque commerciale et de banque d’investissement.

L’histoire, dit-on, se répète, mais on dit aussi que c’est en caricature.

Ainsi, a donc été mise en place, mercredi 13 janvier, la FCIC, la Financial Crisis Inquiry Commission. Et les auditions ont commencé. Vous pouvez les consulter sur le site dédié à la Commission. Vous n’y apprendrez pas grand chose car, sous des dehors inquisiteurs un peu vifs, la Commission évite soigneusement tout sujet sensible, tout sujet sensible susceptible de remettre en cause la version politiquement correcte de l’analyse de la crise. Les banquiers ont bien sûr joué le jeu, c’était leur intérêt. Ces auditions nous ont vraiment fait penser aux pratiques soviétiques: les catastrophes ne sont pas les produits du Régime, elles sont le fait d’erreurs et de fautes humaines. Sur le fond, le système est bon. Au milieu de ce flot de pseudo-évidences mystificatrices, une pépite, que disons-nous un diamant, est venu se coincer dans le grand robinet d’eau tiède. Il a été lâché par Mack, John Mack de Morgan Stanley.

En réponse à une question sur les causes de la déconfiture des banques, Mack a lâché tout de go: «nous avons mangé notre propre cuisine et nous en avons été étouffés». Et de préciser: «nous avons conservé une partie de ce que nous étions censés vendre aux marchés». Vous entendez bien, vous ne rêvez pas. Au détour d’une question, l’un des banquiers phares déclare: nous sommes tombés malades parce que nous avons mangé la cuisine que nous préparions pour les clients! Et puis, c’est tout. Le fil s’arrête là. Personne ne tire dessus. Personne ne cherche à le remonter alors que, manifestement, nous sommes enfin au coeur du problème, celui du surendettement, celui de la production d’actifs toxiques.

Que nous dit Mack, dont la banque contrôle, conseille ou gère des capitaux qui représentent 1,8 trillion. Il dit: nous avons cuisiné des produits toxiques et au lieu de les repasser entièrement aux marchés, nous en avons stocké.

Nous avons désobéi à Greenspan qui, depuis 1998, n’a cessé de dire et d’enjoindre de diffuser les risques. Nous n’avons pas fait attention quand, à fin 2005, Greenspan a réaffirmé avec force que le niveau de risque moyen était tout à fait supportable par le système. Nous n’avons pas compris alors qu’il s’agissait d’une façon de rappeler les dangers de la concentration du risque, une façon de rappeler aux intermédiaires qu’il fallait les répartir. Soit que les banquiers n’aient pas compris, soit qu’ils aient été trop gourmands, le risque, ils l’ont stocké. Et ils l’ont même dissimulé hors bilans. Ils s’en sont servis pour augmenter leurs profits et leurs bonus. Tout s’est passé comme si les dealers de drogue s’étaient mis à consommer leur poison, ils en ont été intoxiqués.

Il est évident que Greenspan ne peut pas tout dire. Il n’a pas intérêt à parler clairement. Et les Etats-Unis non plus. Mais Greenspan était loin d’être bête. Il savait que d’un océan de risques produits par le système américain, il fallait faire de petites rivières qui devaient remonter et irriguer l’ensemble de la planète, qui devaient aller jusque dans le moindre petit ruisseau. De préférence loin des Etats-Unis et de préférence surtout pas TBTF, too big to fail.

L’architecture de la dérégulation

Greenspan avait parfaitement compris et assimilé le grand secret de la dérégulation. Il avait compris que la dérégulation mise en place dès 1971 et complétée tout au long des années 80 était un système qui permettait la production de dette quasi sans limite.

Il avait compris que la dérégulation permettait l’accumulation infinie des dettes par le Centre (les Etats- Unis), puis leur diffusion à l’ensemble de la planète par le fameux recyclage des excédents de capitaux des créditeurs (l’inénarrable BWII), puis ensuite leur dévalorisation/dépréciation périodique par le biais de coups d’accordéon sur les marchés.

Alan Greenspan avait compris que le sens profond de la dérégulation était cynique, conformément à ce qui était l’objectif de Nixxon qui a donné le coup d’envoi en 1971.

 Premièrement, je produis des dettes, libéré du lien à l’or, je m’exonère de la contrainte extérieure.

Deuxièmement, mon système bancaire, le plus puissant, le plus sophistiqué, draine les excédents de capitaux dans le monde entier.

Troisièmement, mon système bancaire offre à ces détenteurs de capitaux des produits à haut rendement. Il les place d’autant plus facilement que je maintiens des taux sur les produits sans risque très bas.

Quatrièmement, la régulation Banque Centrale par la hausse périodique des taux d’intérêt permet de temps à autre de dévaloriser, voire de détruire, ces produits à haut risque. Le tout sans danger pour le système, surtout le système américain, à condition bien sûr que les banques et les réseaux de drainage et recyclage ne fassent pas la bêtise de mettre les doigts dans la confiture.

Mettre les doigts dans la confiture, c’est ce qu’ont fait presque tous les banquiers. Sauf un: Goldman Sachs.

Et ce n’est pas un hasard puisque Goldman Sachs qui est sorti quasi indemne de la crise est aussi celui qui est le plus proche du Pouvoir. On peut même dire que Goldman Sachs, c’est le Pouvoir. En même temps qu’il écoulait ses produits toxiques, Goldman Sachs les triait, les écrémait, gardait les meilleurs pour lui et en même temps, il se couvrait en les vendant par le biais de dérivés. Goldman Sachs a consommé la drogue, c’est vrai, mais la meilleure et, en plus, il a pris l’antidote en même temps.

L’intervention de Blankfein devant la Commission pseudo-Pecora la semaine dernière n’a pas apportégrand chose. Rien ne lui a échappé, il n’a pas fait la bêtise comme Mack de dire quelque chose d’intéressant. Mais la bévue, il l’avait commise avant. Il l’avait commise il y a quelques temps quand, très attaqué, il avait répondu: nous avons accompli «God’s work». Goldman Sachs a accompli l’oeuvre de Dieu, c’est-àdire celle du grand architecte de l’Univers, celui qui a conçu l’univers de la dérégulation, bien sûr. (BBZ)

BRUNO BERTEZ agefi jan10

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