Agefi Suisse

Bruno Bertez : Les marchés n’ont pas de mémoire

Les places financières semblent fonctionner par escamotage systémique. Le monde réel conserve en revanche la mémoire. Il est même gouverné par elle.

LA DESTRUCTION DE MONNAIE SE POURSUIT. MALGRÉ LES STIMULI GIGANTESQUES ET LES TAUX ZÉRO. MALGRÉ LE QUANTITATIVE EASING ET LA REFLATION DES ACTIFS FINANCIERS

PLUS DE BERTEZ EN SUIVANT :

Vous avez certainement remarqué à quel point nous insistons sur le rappel du passé, sur la mémoire,sur la continuité. Nous n’écrivons jamais sans avoir survolé la séquence de nos précédentes chroniques.

Question d’honnêteté, mais aussi d’efficacité. Quand on a choisi un cadre d’analyse, un scénario, il est nécessaire de s’y tenir. Il est nécessaire de le confronter en permanence à l’évolution du réel. Il faut le soumettre à l’épreuve de réalité, quitte, bien sûr cela peut arriver, si les divergences deviennent trop grandes, à changer de cadre et à en choisir un autre plus adapté.

Nous faisons ce rappel car nous pensons que la question de la mémoire se pose précisément avec acuité sur les marchés en ce moment.

Nous avons le sentiment que tout se passe comme si l’on était en train d’oublier 2008 et qu’à la faveur de l’amnésie, on se contentait de comparer, de rapporter ce qui se passe en 2010 à ce qui se passait en 2009. La mémoire, la mise en perspective nous donne l’impression de s’estomper au profit du «year on year», au profit de comparaisons évidemment flatteuses par rapport à l’année précédente.

Comment expliquer autrement le comportement des marchés, si ce n’est par cette sorte d’euthanasie, par cet effacement des traces du passé au profit de la magnification du présent tel qu’il se prétend décrit par le flux des nouvelles.

N’importe quel observateur non pollué par la pratique boursière considérerait les chiffres de l’emploi américain publiés il y a quelques jours comme horribles. Horribles en regard de l’évolution sur cinq ans, horribles en regard de la profondeur du sous-emploi (16,9%), horribles en regard de la masse de dépenses, de risques qu’il a fallu engager pour en arriver àun si médiocre résultat.

Cette réflexion vaut pour l’emploi, mais elle vaut également pour les ventes au détail, pour l’inflation,qui comme le rappelle le FOMC «s’avère plus faible que prévu».

Tant de création monétaire, tant de déficits, tant de manipulations des marchés, tant de dissimulation et d’entorses à la vérité, tant de mises à mal des principes sur lesquels reposent nos sociétés pour en arriver là! A un si piètre résultat.

Nous y insistons car on l’oublie souvent, ce n’est pas seulement de l’argent qui a été dépensé, c’est bien plus. On a pris le risque de détruire les principes sur lesquels reposent nos systèmes sociaux sans se rendre compte qu’il s’agit d’investissements séculaires, d’actifs non financiers qu’il convenait de préserver. La liberté, d’une certaine façon, cela a un prix et un coût.

La séquence des chiffres comparés année sur année ne peut globalement qu’être bonne. La question n’est évidemment pas là. Elle est dans la réalité qui se trouve derrière les chiffres. Dans la réalité car c’est elle qui gouverne l’évolution future.

Or, que voit-on?

 On voit que la contraction du crédit privé se poursuit. Que la déflation continue, dans l’immobilier et en particulier dans les loyers. Que les salaires au lieu de progresser sont en baisse. Que le taux d’épargne des ménages a rechuté, ce qui limite singulièrement leur marge de manoeuvre future. Que la part des revenus salariaux dans le produit national reprend sa contraction. Que la déflation finalement poursuit son chemin puisque l’on est revenu, au niveau du PCE, à une inflationen core rate de 1,1% alors que l’on vient de 1,8%. Nous vous rappelons que l’objectif des régulateurs est de 2%. Le «slack» c’est à dire le pourcentage des capacités de production non utilisées reste de 30%.

 Quant aux agrégats monétaires, ils sont effrayants. La masse monétaire M2 n’a progressé que de 70 billions sur douze mois (70 billions sur 8480 billions) soit 0,8%; et MZM est en baisse. La sécuritisation (titrisation) est toujours en enfer.

Le marché du commercial paper avec une chute de 25% sur un an est plus que moribond.

Malgré les stimuli gigantesques, malgré les taux zéro, malgré le quantitative easing, malgré la reflation des actifs financiers, la destruction de monnaie se poursuit.

L’objectif qui avait été fixé au moment des plans de relance et des bail-out, l’objectif de faire repartir toute la mécanique financière est manqué. Tout reste à faire. Que va t’il se passer maintenant que le quantitative easing est à échéance, maintenant que l’effet des dépenses keynésiennes est quasi derrière nous. Un autre quantitative easing? Des mesures subreptices?

La mémoire, la continuité, c’est ce qui permet de savoir d’où l’on vient et de replacer le présent dans son cadre, de mettre les résultats en regard de leurs objectifs. Et force est de constater que c’est par escamotage systématique que les marchés semblent fonctionner.

Nous ne voyons plus chez les commentateurs et dans les médias de grands débats sur la crise. Les arbres qui cachent la forêt occupent le paysage, le petit bout de la lorgnette est le côté le plus utilisé. Les Cassandre, les pessimistes patentés ont pris beaucoup de coups ces derniers mois. En particulier lors de la correction de janvier. En effet, ils espéraient plus. Elle n’a été que bénigne et, au contraire, elle a permis de repartir vers de nouveaux sommets. Or les pessimistes, les bear perpétuels, ce sont eux en général qui essaient de ne pas oublier l’histoire qui essaient de conserver la mémoire. Ce sont eux qui maintiennent une analyse critique du passé et nous rappellent par exemple la grande bulle de la technologie, la reflation de Greenspan, les taux trop bas trop longtemps, qui ont provoqué la bulle du housing, puis la bulle de la finance hypothécaire, etc. Mais avec la poursuite de la hausse, un à un les pessimistes jettent l’éponge. Ils se taisent, pire même, ils doutent.

Et d’ailleurs, ils n’ont plus de tribune car on ne les invite plus. C’est précisément au moment où les débats seraient les plus nécessaires et les plus utiles, compte tenu du chemin boursier qui a été parcouru et aussi compte tenu de l’échéancedu calendrier de stimulation, qu’ils disparaissent ou se dissipent.

Alors que la dégradation de l’activité économique est incontestablement stoppée, alors qu’un début de reprise se dessine dans les grands pays industrialisés, alors que les pays émergents sont confrontés à des risques de surchauffe du fait de la surabondance des liquidités: où en sommesnous?

Sommes-nous à la veille d’un cycle comparable à ceux que l’on a connus depuis l’après-guerre ou bien sommes-nous dans une situation exceptionnelle, radicalement différente dans laquelle rien ne se passera comme avant? Sommes- nous revenus dans un cycle normal des affaires ou bien sommes- nous au beau milieu d’un grand cycle de révulsion du crédit?

Nous avons choisi comme fil conducteur de cette chronique la mémoire. Nous avons avancé l’hypothèse que la hausse actuelle des bourses procédait d’un escamotage de la mémoire, d’une dénégation de ce qui s’était passé. Nous avons suggéré que ce phénomène était provoqué par la prééminence de la communication et le jeu des nouvelles sur la réflexion et sur l’analyse. Phénomène entretenu par les pouvoirs, par le système bancaire et financier et bien sûr par les médias.

En sens inverse, nous soutenons que le réel, lui, conserve la mémoire et qu’il est gouverné par elle.

Il la conserve parce qu’il la vit, parce qu’il en souffre, parce qu’il en porte les stigmates. Cette mémoireest inscrite dans les bilans, y compris dans les bilans des banques malgré la fausse comptabilité du «extend and pretend», dans la situation de surendettement des ménages, dans la pression sur les revenus salariaux pour maintenir la valeur du capital, dans les dettes des pays souverains. Si de mémoire sur les marchés il n’y a pas, dans le monde réel, c’est elle qui domine et qui gouverne. Et qui, si on l’oublie, revient comme une vengeance._

BRUNO BERTEZ agefi avril10

BILLETS PRECEDENTS : Bruno Bertez : La folie des hauteurs (cliquez sur le lien)

Bruno Bertez : L’épopée de Brian Sack à la Fed (cliquez sur le lien)

EN COMPLEMENT :

Perspectives économiques américaines : deux visions graphiques

Churchill disait il y’a 3 sortes de mensonges: les petits, les gros et les statistiques. On appreciera en conséquence les deux visions graphiques, assez opposées, de l’économie américaine, l’une plutôt positive émanant de la Fed de Dallas via Economic view, l’autre franchement négative de notre ami, David Rosenberg.

-Les graphiques de la Fed de Dallas dans Economicview:

http://economistsview.typepad.com/economistsview/2010/03/frb-dallas-national-economic-update.html (cliquez sur le lien)

-Les graphiques de David Rosenberg présentés dans Business Insider:

http://www.businessinsider.com/david-rosenberg-v-shaped-recovery-2010-4#-10 (cliquez sur le lien)

(source : http://investmentbankerparis.blogspot.com/ (cliquez sur le lien)

EN COMPLEMENTS INDISPENSABLES : 

L’anniversaire du rally boursier ranime le débat Shiller/Siegel (cliquez sur le lien)

Comment investir dans un marché baissier séculaire… (cliquez sur le lien)

Commentaire : Un nouvel ordre mondial à march(é) forcé(e) (cliquez sur le lien)

Commentaire : Marchés Financiers – une dernière vague de hausse pour la route (cliquez sur le lien)

1 réponse »

Laisser un commentaire