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Nouriel Roubini : La titrisation comparée à la fabrication de la saucisse

Nouriel Roubini :  La titrisation comparée à la fabrication de la saucisse

 

Dans son essai «Economie de crise : une introduction à la finance du futur », cosigné par Stephen Mihn, Nouriel Roubini tente de prouver que les phénomènes de crise sont des éléments constitutifs du capitalisme.

Il souligne les effets secondaires des mesures de sauvetage déployées par les pouvoirs publics et met en évidence les conditions d’une réforme du système financier mondial.Dans ce chapitre intitulé «Fairede meilleures saucisses», il compare comme Konrad Hummler les mécanismes de titrisation à un processus de charcuterie. Si la matière première est avariée, le produit fini ne pourra pas être bon. Extraits

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La question des modes de rémunération n’est pas seule à devoir être traitée : il en va de même du système ophistiqué de titrisation qui contribua au déclenchement de la crise récente. Dans le modèle de titrisation originate and distribute, un actif potentiellement risqué – un prêt hypothécaire à risque, par exemple – est associé à des actifs similaires et transformé en titres qui seront vendus à des investisseurs plus capables et mieux disposés à tolérer le risque.

L’un des défauts évidents de ce système est qu’il réduit l’incitation des agents à s’assurer de la solvabilité de l’emprunteur. Au lieu de cela, les différents participants au processus de titrisation empochent des commissions alors même qu’ils transfèrent tout ou partie du risque à quelqu’un d’autre.

Tous sont complices: le courtier immobilier qui s’occupe du prêt initial; l’évaluateur immobilier qui a de bonnes raisons de fournir une estimation excessive;la banque qui consent le prêt et l’utilise pour fabriquer des mortgage-backed securities ; la banque d’affaires qui transforme ces titres en CDO et en produits plus ésotériques encore ; les agences de notation qui accordent les notes AAA si convoitées; et les compagnies d’assurances monolines qui assurent ces tranches toxiques.

Toute solution au problème de la titrisation doit d’une façon ou d’une autre forcer ces différents acteurs à prendre en considération les risques associés à ce processus. En d’autres termes, chacun doit être incité à accorder davantage d’attention à la qualité des prêts sous-jacents. Une manière d’y parvenir consisterait à obliger les intermédiaires – la banque qui a accordé le prêt et les banques d’investissement – à conserver certains des mortgagebacked securities et des CDO concernés. Les contraindre à assumer une partie du risque les forcerait à s’assurer de la solvabilité des emprunteurs initiaux en s’appuyant sur les courtiers immobiliers et les autres acteurs du début de la chaîne.

Plusieurs propositions soutiennent cette idée. Certaines émanent d’organisations internationales, notamment de groupes de travail du G20; d’autres sont nationales, comme le Credit Risk Retention Act qui fut adopté par la Chambre des représentants des États-Unis en décembre 2009. Ce texte propose que les banques qui fabriquent des valeurs adossées  à des actifs – qu’il s’agisse de prêts hypothécaires ou d’autres types de prêts – soient contraintes à conserver 5 % des titres qu’elles créent ; une proposition de loi sénatoriale retient quant à elle le chiffre de 10 %. Ces deux propositions interdisent aux banques de se couvrir contre ou de transférer le risque représenté par la détention de ces actifs.

Ces montants pourraient malheureusement s’avérer trop faibles pour changer les comportements.

Lors de la crise récente, beaucoup de banques et d’établissements financiers avaient conservé une exposition significative aux différents titres qu’ils avaient contribué à créer. Pour l’essentiel, les tranches supersenior de CDO furent conservées et non vendues à des investisseurs. Au moment où la crise se déclencha, environ 34 % des actifs des principales banques des États-Unis étaient liés à l’immobilier; cette proportion atteignait 44% pour les petites banques.

Le modèle originate and distribute avait permis de transférer une partie du risque, mais pas la totalité : la plupart des établissements financiers taient fortement exposés au risque. Si tel n’avait pas été le cas, ils n’auraient pas subi tant de pertes pendant la crise.

Les établissements conservèrent ce risque parce que les traders gagnaient plus d’argent en procédant ainsi. C’est la raison pour laquelle il ne paraît guère pertinent de compter sur la conservation du risque pour réformer la titrisation. Bien que cela puisse être un complément utile, et que cela soit susceptible d’attirer l’attention sur les risques associés à la détention de tels actifs, ce n’est certainement pas la panacée. Les traders pourraient se conformer de gaieté de coeur à l’obligation de rétention du risque, en particulier si cela peut leur permettre de bénéficier de bonus plus importants. Mais comme nous l’avons déjà montré, un bonus plus important n’est pas une garantie de sécurité.

Contraindre les firmes à conserver le risque ne permettra pas davantage de résoudre un problème plus urgent encore: le fait que la titrisation n’a pas disparu en dépit des aides apportées par la puissance publique. Elle survit parce qu’on ne sait toujours pas de quoi étaient constitués les titres qui furent à l’origine de la crise. À sa grande époque, la titrisation ressemblait un peu à la fabrication des saucisses avant la création de la Food and Drug Administration: personne ne savait ce qu’on trouvait dans la saucisse ni de quelle qualité était la viande. Il en va de même aujourd’hui: les établissements financiers continuent à débiterde la saucisse, mais étant donné ce que nous savons (ou pas) de sa composition, est-il étonnant que les investisseurs aient perdu l’appétit?

Certaines personnes pensent que la titrisation devrait être abolie. C’est faire preuve de myopie: correctement réformée, la titrisation pourrait constituer un outil précieux de réduction du risque systémique.

Mais pour qu’il en soit ainsi, elle devrait être réalisée de façon beaucoup plus transparente et standardisée. En l’absence d’une telle évolution, il sera presque impossible d’évaluer précisément ces titres et de ranimer le marché de la titrisation. Nous avons besoin de réformes pour atteindre une paix de l’esprit comparable à celle qu’apporta la création de la Food and Drug Administration.

Commençons par la standardisation.

À l’heure actuelle, la manière dont les asset-backed securities sont fabriqués est faiblement standardisée.

Les conditions qui leur sont associées varient fortement d’une offre à l’autre. Les rapports mensuels sur ces valeurs (monthly service performance reports) présentent des niveaux de détail très différents. Cette information devrait être standardisée et centralisée. Cela pourrait être réalisé par des acteurs privés ou, mieux encore, sous les auspices du gouvernement fédéral. La SEC pourrait par exemple exiger de tous ceux qui émettent des assetbacked securities qu’ils publient une série d’informations standard relatives aux diverses caractéristiques de ces titres, de la nature des actifs ou des prêts d’origine aux montants versés aux individus ou aux établissements qui créèrent les actifs en question.

L’existence d’une information standardisée importe plus que la manière dont elle aura été produite: nous devons être en mesure de comparer les différents types d’actifs pour pouvoir les évaluer.

C’est presque impossible à l’heure actuelle. Pour le dire autrement, le système actuel ne nous donne aucun moyen d’évaluer le risque: l’incertitude est beaucoup trop forte.

La standardisation permettrait de créer des marchés plus liquides et plus transparents pour ces titres.

C’est fort bien, mais sous quelques réserves. Apporter de la transparence  des asset-backed securities classiques est relativement simple; il est beaucoup plus difficile de le faire avec des actifs aussi complexes que les CDO, et plus encore avec des créatures chimériques comme les CDO au carré ou les CDO au cube.

Essayez de penser à ce qui compose un CDO au carré typique.

Commencez par une douzaine de prêts individuels différents, qu’il s’agisse de prêts immobiliers commerciaux, de prêts immobiliers résidentiels, de prêts automobiles, d’effets sur cartes de crédit, de prêts finançant de petites activités, de prêts étudiants ou de prêts aux entreprises. Transformez-les en asset-backed security (ABS).Prenez cet ABS et associez-le à quatre-vingt-dix-neuf autres ABS de façon à en avoir cent. Cela, c’est votre CDO. Prenez à présent ce CDO et associez le à quatre-vingt-dix-neuf CDO différents qui reposent tous sur leur propre mélange d’ABS et d’actifs sous-jacents. Faites le calcul : en théorie, l’acquéreur de ce CDO au carré est supposé avoir une idée de la qualité de dix millions de prêts sousjacents. Ce n’est biensûr pas le cas.

C’est pour cette raison que des titres comme les CDO au carré – que l’on surnomme à présent Chernobyl Death Obligations – doivent être fortement réglementés ou, à défaut, interdits. Sous leur forme actuelle, ils sont trop éloignés des actifs dont ils tirent leur valeur et sont à peu près impossibles à standardiser. Leur complexité les autorise moins à transférer le risque qu’à le dissimuler sous couvert de stratégies ésotériques et trompeuses.

La curieuse carrière des CDO et d’autres titres toxiques rappelle un acronyme moins célèbre: GIGO, ou «garbage in, garbageout» («déchets à l’entrée, déchets à la sortie»).

Pour revenir à la métaphore de la fabrication de saucisses: si vous mettez de la viande de rat ou de la viande de porc pleine de parasites dans votre chair à saucisse et que vous la mélangiez avec diverses chairs à saucisse tout aussi peu ragoûtantes, vous obtiendrez une saucisse qui vous rendra bien malade.

Ce qui importe le plus dans la réforme de la titrisation est donc la qualité des ingrédients. Le problème avec la titrisation, c’est qu’une grande partie des actifs qui ont été ainsi transformés n’était pas de très bonne qualité. Pour le dire autrement, le problème avec le modèle originate and distribute tient moins à la répartition des actifs qu’à leur origine. Ce qui est essentiel, c’est la solvabilité des agents auxquels les prêts ont été initialement accordés.

C’est la raison pour laquelle la réforme devrait se concentrer sur les circonstances dans lesquelles les prêts ont été accordés. Ce n’est pas comme si rien n’existait à cet effet.

Aux États-Unis, la Réserve fédérale, la FDIC, l’Office of Thrift Supervision, l’Office of the Comptroller of the Currency et la National Credit Union Administration disposent tous de juridictions destinées à contrôler et réguler les prêts du type de ceux qui finissent dans les différentes sortes d’asset-backed securities. Il faut renforcer et rendre effectives les réglementations et les directives existantes afin de s’assurer que les actifs faisant l’objet d’une titrisation ne sont pas toxiques.

La Réserve fédérale a déjà fait des pas dans cette direction en proposant d’amender significativement le Règlement Z (également connu sous le nom de Truth in Lending). Ces changements permettraient aux emprunteurs potentiels de mieux connaître les vrais coûts des prêts hypothécaires qu’ils envisagent de solliciter. Ils imposeraient aussi des restrictions aux émetteurs des prêts. La rémunération des courtiers immobiliers et des gestionnaires de crédit ne serait plus liée ni au taux d’intérêt du prêt ni à aucune de ses conditions. Ces agents auraient également interdiction de pousser les consommateurs à prendre des crédits plus importants ou plus chers de façon à accroître leur rémunération.

Ces réformes seraient judicieuses,mais le «nettoyage» de la titrisation exige que les responsables publics prennent en compte un autre aspect de la fabrication des saucisses: les services sanitaires qui évaluent ces produits.

 Les agences de notation sont leur équivalent dans le monde de la finance; et tout comme leurs homologues du United States Department of Agriculture, elles n’ont pas toujours pris leurs responsabilités.

Né le 29 mars 1959 à Istanbul, Nouriel Roubini est docteur en économie.

Au début des années 2000, il a été surnommé Dr. Doom ou Dr. Catastrophe en raison de ses prédictions économiques notablement plus pessimistes que la plupart des économistes. Bien qu’il ait prédit que la crise financière de 2008 commencerait plus tôt qu’elle ne l’a fait, ses descriptions des causes et effets ont été confirmées.

En conséquence, il est devenu un intervenant majeur dans les débats économiques aux États-Unis et surla scène internationale.

NOURIEL ROUBINI ET STEPHEN MIHN

«Economie de crise – une introduction à la finance du futur»,JC Lattès

EN COMPLEMENTQuel est le degré nutritif de vos investissements ? par Robert J. Shiller

  Ces étiquettes que l’on trouve sur l’emballage des produits alimentaires énonçant la liste de leurs ingrédients et de leurs valeurs nutritionnelles trouvent leur origine dans un scandale international et dans les efforts des gouvernements pour gérer de manière constructive l’indignation de l’opinion publique qui s’en est suivie.

Le scandale a éclaté avec la publication en 1906 du roman de Upton Sinclair The Jungle (La jungle, ndt), un bestseller relatant les expériences d’une famille d’immigrants Lithuaniens travaillant dans l’industrie américaine de la viande. La réponse de l’opinion publique aux descriptions des conditions d’insalubrité dans cette industrie fut si forte que le Congrès américain promulguât cette même année le Pure Food and Drug Act – la première loi à exiger que la liste des ingrédients soit apposée sur les étiquettes des emballages de produits alimentaires. 

Selon le Manchester Guardian, « la peur de la jungle » s’était répandue en Grande Bretagne dès 1910 relancée par « des publications moins scrupuleuses [sic] de ce pays », avec des déclarations « diffamatoires » et « racoleuses » au sujet des industries agro-alimentaires. Ces allégations étaient peut-être vraies mais elles ont finalement permis la promulgation de meilleures lois sur l’étiquetage des aliments en Grande Bretagne aussi 

Le scandale est à l’origine d’une série de lois dans plusieurs pays du monde qui aujourd’hui exigent que l’étiquetage des aliments intègrent, outre la liste des ingrédients, des informations sur les vitamines, les minéraux et les calories contenus dans les produits. Ces étiquettes sont sans nul doute utiles aux consommateurs, mais il est peu probable que les industriels les auraient intégrées d’eux-mêmes s’ils en avaient eu le choix. 

Le processus de régulation s’effectue souvent ainsi. L’histoire des réformes législatives est essentiellement celle d’un équilibre ponctué avec de longues périodes au cours desquelles l’apathie de la population freine le progrès, interrompues par des scandales qui rendent soudain le progrès possible. Les intérêts particuliers (dans le cas de l’affichage de l’information nutritionnelle, les sociétés agro-alimentaires) ont tout fait pour résister au changement par des actions de lobbying, mais l’indignation de l’opinion publique est trop forte pour leur permettre de gagner.  

Il est à espérer que les scandales financiers qui ont ravivé une indignation générale analogue à celle provoquée par l’industrie agro-alimentaire à l’époque de Upton Sinclair génèreront les mêmes résultats. Comme c’était déjà le cas à l’époque, l’indignation d’aujourd’hui est à un niveau qui pourrait bien supplanter les efforts de lobbying des intérêts corporatistes. 

Un des secteurs dans lequel la réglementation doit être améliorée est exactement le même, mais c’est simplement déplacé des produits alimentaires aux produits financiers. Il nous faut des lois qui exigeront des pourvoyeurs de produits financiers qu’ils fournissent les informations essentielles dont les consommateurs ont besoin. 

C’est la position soutenue dans nouvel ouvrage rédigé par le Groupe Squam Lake, mené par Kenneth French du collège de Dartmouth et composé de 15 professeurs en finances et en économie et dont je fais partie. Parmi les suggestions proposées, le Squam Lake Report: Fixing the Financial System (Rapport Squam Lake : Comment réparer le système financier, ndt) recommande que les produits d’investissement comme les fonds mutuels soient accompagnés d’un document standardisé de communication analogue aux étiquettes d’informations nutritionnelles sur les aliments. Ce document devrait être mis au point par un comité de chercheurs, de régulateurs et de patrons de l’industrie dont l’objectif sera de permettre aux consommateurs de produits financiers de comparer les informations. 

La réglementation existante exige bien sur déjà qu’une quantité suffisante d’information soit communiquée dans les brochures de produits financiers. Ce nouveau document serait conçu pour ceux qui sont moins motivés et/ou capables de lire ces brochures. 

Le Groupe suggère que le document standardisé devrait donner au consommateur une mesure compréhensible du risque à long terme. Cela pourrait comprendre des mesures telles que la volatilité annualisée des rendements à 10 ans corrigés de l’inflation, et l’ordre des profits réels qu’un investissement peut générer sur 10 ans, y compris le 5ème, le 50ème et le 95ème percentile. 

Les investisseurs ne seront pas tous capables d’interpréter même ces mesures simples des perspectives d’un investissement. Mais les consommateurs ne sont pas tous capables d’interpréter les quantités de substances nutritives qui sont indiquées sur les étiquettes nutritionnelles. Ces éléments devraient être introduits pour permettre à ceux qui les liront d’effectivement les interpréter pour qu’ils fassent circuler l’information par le bouche-à-oreille dans leur entourage. 

Le document standardisé d’information ne devrait cependant pas mentionner les rendements sur investissements passés. Parce que la plupart des investisseurs réagissent de façon excessive à la vue des performances précédentes, déplaçant leur argent, en général en vain, pour tenter de le remettre entre les mains de gestionnaires capables de battre le marché. Cette exigence est équivalente à celle concernant l’étiquetage des produits alimentaires, qui n’autorise pas à lister les quantités de nutriments non significatives dans les portions moyennes. 

De plus, le Rapport Squam Lake recommande que lorsque une publicité pour un produit d’investissement mentionne effectivement une moyenne de rendement passé, elle doit aussi comporter une déclaration indiquant l’incertitude associée à cette moyenne. Une telle mention sur le document de communication est similaire à l’obligation d’inscrire une liste complète des éléments nutritionnels par portion, plutôt que de simplement laisser à la discrétion du producteur le soin de promouvoir son produit comme il l’entend. 

Inclure de telles informations sur les produits financiers relancerait de façon spectaculaire l’efficience et l’efficacité de nos produits financiers à servir les besoins des consommateurs. La seule raison pour laquelle un tel étiquetage n’a pas encore été exigé est la même raison pour laquelle les étiquettes nutritionnelles n’étaient pas obligatoires à l’époque sur les produits alimentaires. L’indignation de l’opinion publique qui s’est exprimée à la suite du scandale a permis d’obtenir des changements progressifs à l’époque ; il faut espérer que ce sera à nouveau le cas aujourd’hui.

Project Syndicate, 2010

 

 
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