La Suisse : À l’ombre des Alpes. De la politique européenne. Et des utopies sociales par Henri SCHWAMM
La banque zurichoise Julius Bär a su habilement profiter de la crise de l’euro pour rappeler, dans une plaquette signée du président de son conseil d’administration Raymond J. Bär, dont la Neue Zürcher Zeitung du 10 août a repris d’importants extraits, que le «modèle» suisse n’est pas, tant s’en faut, un «modèle» suranné. On tentera ici, tout en la résumant, de retenir, à l’attention des lecteurs romands, les aspects saillants de cette convaincante démonstration.
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Pour l’éminent représentant de la place financière zurichoise, il importe de bien comprendre que la Confédération helvétique échappe à toute explication simple. Une irritante et complexe diversité est inscrite dans ses gènes: deux chaînes de montagne, quatre langues nationales, 320 sortes de fromage… La recherche d’un dénominateur commun est vaine au point de produire le slogan iconoclaste «La Suisse n’existe pas» que Ben Vautier a osé placarder en 1992 à l’entrée du pavillon suisse de l’Exposition universelle de Séville. L’abstraction n’est pas helvète. Les mots grandiloquents ne portent pas entre Säntis et le lac Léman. Il faut être concret sur ce sol tourmenté pour réaliser quelque chose.
L’appel à la dissolution de la Suisse lancé à la tribune des Nations Unies par le fantasque colonel Khadafi n’a pas été pris très au sérieux dans nos vallées. Les investisseurs n’ont pas abandonné le franc suisse pour autant. Au contraire: la crise de l’euro a eu comme effet collatéral inattendu de redonner confiance à beaucoup dans les vertus helvétiques ancestrales. Ici, on ne se perd pas dans des idéologies fumeuses et dans des promesses d’avenir radieux. On ne rêve pas le lendemain, on le prépare en travaillant d’arrache-pied. On prend en compte le reproche de manquer de vision. En 700 ans d’existence sur leur sol rocailleux, les Suisses n’ont pas atteint leur haut degré de développement parce qu’ils étaient visionnaires mais parce qu’ils ont fait preuve de persévérance. Ce qui par moments a été présenté comme un blocage politique total et une incapacité réformatrice réapparaît subitement comme une forme de constance qui mérite la confiance. Il est vrai que le pays ne sait lui-même pas toujours comment surmonter l’obstacle avec succès. Il se fraie un chemin tant bien que mal et bâcle une solution qui satisfait la plupart et en surprend plus d’un.
La stabilité de la Confédération prend racine dans un conservatisme bien ancré. Qui lui vaut un haut degré de prévisibilité dont on redécouvre aujourd’hui tous les bienfaits. Dans les moments difficiles de son histoire, elle n’échafaude pas de «grand design». Ce qui d’ailleurs, dans un Etat où le pouvoir est infiniment partagé et dont la capacité à se projeter est sous-développée, s’avérerait pratiquement impossible. La Suisse n’arrête pas de se laisser bousculer. Elle préfère traverser les crises cahin-caha plutôt que d’accepter un exécutif fort. Passer pour maladroite et dépassée par les événements ne la dérange pas vraiment. L’élégance n’est pas une caractéristique suisse. Mais la Confédération s’est toujours arrangée avec les circonstances et avec ses voisins. Les pressions en partie exagérées exercées par l’Union européenne peuvent paraître préoccupantes. Elles donnent, il est vrai, matière à réflexion sur les limitations de fait de la souveraineté de ce pays. Mais le peuple sait que la Suisse a déjà été, au cours de son histoire, confrontée à des pressions beaucoup plus fortes. Ce pays a prouvé qu’il savait résister à de puissants voisins. Sa volonté d’affirmation de soi lui a permis de se forger une attitude faite à la fois de flexibilité et de fermeté. À l’ombre de la politique européenne, tel un roseau, il plie mais ne rompt pas. Il a su mettre un terme à la désindustrialisation et, grâce à une économie ouverte, il profite plus qu’il ne pâtit de la mondialisation.
Malgré les hauts et les bas, le libéralisme est toujours resté en Suisse une force politique déterminante. Pas d’expériences socialistes, pas de vagues de nationalisations, pas de révolutions et pas d’accès totalitaires entraînant la destruction de groupes entiers de population. Un système très efficace de partage du pouvoir, encouragé par le fédéralisme, les langues et la difficile géographie, empêche la formation d’une «pensée unique». L’obstacle des quatre langues nationales ne laisse aucune chance aux tentations démagogiques, fussent-elles talentueuses.
À la différence de ce qui se passe dans les pays voisins, les systèmes sociaux n’ont pas connu en Suisse un développement excessif. L’explication est simple: la vigilance de la population ne permet pas l’éclosion d’utopies sociales. Plus de démocratie ne signifie pas pillage effréné des caisses de l’Etat. L’endettement public est le plus grave là où la distance entre l’Etat et le peuple est la plus grande, c’est-à-dire au niveau fédéral. Les communes ont proportionnellement beaucoup moins de dettes que la Confédération. Mais le contribuable suisse accepte quand elles se justifient des augmentations d’impôts. Parce que l’Etat ne contrôle pas les citoyens, il est contrôlé par eux.
Même si l’on associe spontanément la Suisse avec des groupes mondiaux comme Nestlé, Novartis, Roche, ABB, Holcim ou les grandes banques, ce pays est fondamentalement celui des petites et moyennes entreprises. On compte chaque année entre 11.000 et 12.000 nouvelles créations. Il en existe quelque 350.000 au total qui emploient 3,3 millions de personnes. Ces chiffres montrent à l’évidence que le Suisse tient beaucoup à son indépendance et qu’il veut être son propre maître. Les autorités du reste l’y encouragent. Indépendance et liberté vont de pair. Le Suisse est très attaché au respect et à la protection de la sphère privée. Il apprécie naturellement que les conditions cadres fixées par l’Etat soient favorables à l’exercice libre de son activité économique. Il n’a donc pas beaucoup de sympathie pour la cogestion, ni pour une protection disproportionnée des salariés. La semaine de 35 heures, six semaines de vacances payées et la retraite à 60 ans ne sont pas prioritaires à ses yeux. Le financement de la pension repose de manière équilibrée sur un pilier étatique et un pilier privé, ainsi que sur des économies personnelles. Le pays qui a le plus bas taux de chômage d’Europe a aussi les préavis de congé les plus courts ! Le travail manuel reste très à l’honneur en Suisse. Sa qualité inégalée est mondialement reconnue. D’ailleurs, les Suisses ne jugent pas un travailleur en fonction de ses diplômes, mais de son savoir-faire.
Raymond Bär conclut sa présentation du «modèle» suisse, dont on se moque souvent mais qui revient à la mode en tant qu’exception respectée, en rappelant que l’esprit helvétique ne va pas sans une touche latine. Les Romands apprécieront. Il évoque le souvenir du grand géographe et politologue français André Siegfried qui avait coutume de rappeler que la Suisse alémanique faisait partie de l’Empire romain, mais pas l’Allemagne. L’exception helvétique remonte donc à la nuit des temps. Elle est inimitable. Les Suisses gagneraient à en être plus conscients.
Henri Schwamm Université de Genève aout 10
EN COMPLEMENTS : Le petit miracle de l’économie suisse (cliquez sur le lien)
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