Commentaire de Marché

Jean Marc Daniel : la croissance, ce ne sont ni des dévaluations ni des déficits publics, c’est du progrès technique qui crée de la productivité

Jean Marc Daniel :  la croissance, ce ne sont ni des dévaluations ni des déficits publics, c’est du progrès technique qui crée de la productivité

Jean-Marc Daniel, professeur d’économie à ESCP Europe et chargé de cours à l’Ecole des mines de Paris. ENTRETIEN

Nicolas QUINT: Les médias et les politiques relaient largement l’opinion que « la finance est folle », « a perdu la tête », bref tout un lexique d’irrationalité. Doit-on accréditer cette notion d’irrationalité (que supportait Keynes), ou les agents économiques ont-ils agi de façon rationnelle au sein d’un système irrationnel?

Jean-Marc DANIEL: Il est usuel de dénoncer les banquiers comme étant à l’origine des crises économiques. L’accusation a d’ailleurs quelque chose de contradictoire. Ils sont supposés cupides mais doivent simultanément être profondément stupides puisqu’ils n’arrêtent pas de se tromper en prêtant à n’importe qui !! 

En fait, la crise financière actuelle est une crise de la politique économique et singulièrement de la politique monétaire. Sans refaire l’histoire, il est clair que la politique monétaire menée sous Greenspan est à l’origine de la crise, alors même qu’elle était portée aux nues par les commentateurs. Ceux-ci se sont doublement trompés: d’abord sur le fait que des taux d’intérêt bas favorisent la croissance. Quand l’épargne n’est plus rémunérée, elle disparaît. Et quand un pays n’épargne plus, il accumule  les déficits extérieurs. C’est ce qui est arrivé aux Etats-Unis avec comme conséquence une distribution sans limites de dollars à la surface de la planète. La seconde erreur d’analyse sur la politique monétaire de Greenspan porte sur ses intentions. Pour Greenspan, il s’agissait moins de fournir à bas prix des liquidités au système financier que de maintenir des taux d’intérêt très bas pour alléger le coût de la dette publique. 

Quoi qu’il en soit, cette politique monétaire a perturbé les banques qui ont prêté abondamment pour faire du chiffre, avec la conviction qu’en cas de problèmes, on les refinancerait. Le célèbre «too big to fail» a été mis en défaut pour certaines comme Lehman Brothers, ce qu’elles ne pouvaient pas prévoir. 

La crise ne vient pas de la folie des banques mais de l’arbitraire de l’Etat américain, qui a pris des décisions peut-être nécessaires mais en tous cas aléatoires concernant le système financier après l’avoir déstabilisé par une politique monétaire trop laxiste. 

Y-a-t-il selon vous des coupables dans le déclenchement et la propagation de la  crise (au sens moral voir pénal)?

Les coupables sont de trois natures:

  • les gestionnaires de la politique budgétaire américaine des années 2000 —l’administration Bush— qui ont maintenu des déficits budgétaires élevés nécessitant des taux d’intérêt bas. A leur décharge, il faut mettre le fait qu’ils ont considéré que tout ralentissement de la croissance en 2002/2003 serait vécu comme une victoire des terroristes du 11 Septembre. Néanmoins, après la réélection de Bush, ils auraient dû augmenter  les impôts ; 
  • Greenspan qui n’a pas eu le courage qu’avait eu son prédécesseur, à savoir  de durcir la politique monétaire face au maintien d’une politique budgétaire trop expansionniste. A sa décharge, il faut souligner que si les Républicains s’étaient débarrassés de son prédécesseur (Paul Volcker) en 1987, c’est justement parce qu’il avait affronté la politique budgétaire de Reagan et ses déficits colossaux ;
  • les règles en vigueur concernant les garanties hypothécaires qui ont fait des dettes «toxiques» l’équivalent d’une dette publique. Les subprimes étaient des crédits à des agents a priori insolvables dont la garantie était plus ou moins assurée par l’Etat. Les coupables sont donc ceux qui dans les années Clinton ont consolidé les garanties hypothécaires. 

Ne sont pas coupables : 

  • les Chinois et les Allemands accusés d’avoir déstabilisé le système monétaire mondial en travaillant trop !!
  • les mathématiciens de la finance qui ont mis au point des produits répartissant le risque mais n’influençant en rien les législations en vigueur qui ont dénaturé la réalité des dettes (ce ne sont pas les traders qui ont implicitement transformé les subprimes en dette publique) ;
  • les contribuables qui vont pourtant payer les excès des plans de relance.

Peu après la crise, tous les dirigeants ont crié en chœur «Plus jamais ça!» et ont promis de «réguler» voire «refonder» le capitalisme. Or, on constate que l’on s’oriente vers un «business as usual». Quelle en est la raison selon vous? Poids des lobbies? Manque de solutions ou absence de consensus face à une pluralité de solutions? Impossibilité de mettre en œuvre des solutions au niveau mondial (manque de gouvernance mondiale pour le dire simplement)?

Le capitalisme n’ayant jamais été fondé, on voit mal comment il pourrait être refondé…

Le retour au « business as usual » est inévitable car une vraie correction supposerait une remise en cause profonde des pratiques macroéconomiques américaines et donc une baisse drastique du pouvoir d’achat des citoyens américains. Cette baisse se fait néanmoins en partie puisque le nombre de chômeurs est passé aux Etats-Unis de 7 000 000 à plus de 15 000 000, ce qui se traduit par une baisse du pouvoir d’achat global des Américains

Plus généralement, il faudrait  relever significativement  le taux d’épargne aux Etats-Unis et cela nécessiterait  une hausse des impôts. Quant au monde de la finance, Volcker le dit depuis 1982 : il faut adopter le principe selon lequel on doit sauver les banques mais pas les banquiers. Toutes les réformes votées vont dans le sens de la disparition du « too big to fail ». En fait une banque doit pouvoir faire faillite en en faisant porter les conséquences sur les actionnaires – ce sont eux les propriétaires – et pas sur les déposants – qui sont des créanciers. Cela suppose l’application des règles simples du monde capitaliste traditionnel entre créanciers et actionnaires. 

Le reste est gesticulation. Notamment le discours sur les paradis fiscaux qui sont un problème totalement marginal. D’autant plus qu’il est difficile de définir un paradis fiscal. Tout Etat qui prélève moins d’impôt qu’un autre est un paradis fiscal en puissance…

L’idée d’une agence de notation européenne fait de plus en plus son chemin parmi les politiques et observateurs. Est-elle vraiment crédible? Si elle évite certains biais, elle en crée d’autres: quelle légitimité aurait cette agence pour noter la dette grecque?

La situation actuelle d’oligopole des agences de notation est insupportable. Elle l’est d’autant plus que l’analyse de leur travail dénote une tendance très marquée à l’approximation. C’est évident dans la notation des entreprises où les agences sont juges et parties puisqu’elles sont rémunérées par l’entreprise notée. C’est aussi le cas dans la notation des dettes publiques où elles ignorent l’existence d’un prêteur en dernier ressort et où elles affichent des évaluations sur le caractère plus ou moins acceptable sur le plan politique des efforts d’ajustement. Dans l’affaire grecque, les agences ont mis en avant des considérations sur le civisme des Grecs qui sont au mieux contestables au pire franchement racistes. En outre, elles ont fondé leur analyse sur une évolution à venir de la croissance grecque qui est infirmée par les experts de l’OCDE et du FMI. En effet, compte tenu des efforts de productivité réalisés dans l’économie grecque depuis dix ans, la croissance potentielle y est de 5%, ce qui permet de réduire plus rapidement le poids de la dette qu’aux Etats-Unis par exemple où cette croissance potentielle est de 2%.

Il faut donc trouver un autre système. Créer une agence européenne peut être une solution. Une autre est que les autorités publiques et notamment les banques centrales aient leur propre service définissant les conditions qu’elles mettent pour prendre en pension un titre. C’est-à-dire concrètement que toute instance publique fondant son action sur des évaluations de risque opère directement cette évaluation.

L’interdiction par l’Allemagne des ventes à découvert à nu vous semble-t-elle être une piste intéressante pour aller vers plus de régulation? Comment la généraliser au niveau mondial? Pourquoi, selon vous, la France n’a-t-elle pas suivi?

L’interdiction n’a pas de sens. Les marchés à terme sont utiles et qui plus est leur fonctionnement est encadré par des mécanismes d’appels de marge. Il ne faut pas se faire d’illusion: toute interdiction d’une activité marchande est contournée par un marché noir. Ce type de décision est purement circonstanciel et tend à accréditer l’idée que tout problème économique de base est toujours lié à un mécanisme spéculatif.

S’il y a des gens qui spéculent notamment sur les dettes publiques, c’est que d’une part les Etats se sont surendettés et d’autre part en Europe, que le refus de monétisation de la dette fragilise leur signature. La bonne réponse est l’acceptation de la monétisation de la dette. Cela existe depuis la création des banques centrales et on ne voit pas pourquoi soudain l’Europe se priverait de cet outil. 

L’introduction de nouveaux produits tels que les MBS et les CDO [NDA : outils financiers complexes qui ont été à l’origine de la propagation de la crise des subprimes]  est au cœur de la crise actuelle. Est-il possible de créer une agence chargée d’évaluer l’intérêt et la non-nocivité des produits avant de les autoriser, un peu à la manière du marché pharmaceutique? Qui pourrait la gérer?

On introduit dans un marché une tierce personne quand l’offreur et le demandeur ne sont pas à égalité. Sur le plan de l’information d’abord. En matière de santé, le médecin en sait plus que le malade; le pharmacien qui met un médicament sur le marché en sait plus que l’acheteur. 

Sur le plan de l’urgence ensuite. Le malade est obligé d’acheter quand l’offreur —laboratoire ou médecin— a une certaine liberté d’action. Dans les produits financiers, on n’est pas dans ce cas de figure. Il y a un problème de qualité de l’information mais le banquier doit transmettre une information correcte et vraie. Et s’il ment, c’est de l’escroquerie pure et simple. Il y a des autorités de répression des fraudes dans tous les pays, autorités qui contrôlent la qualité des produits vendus et poursuivent les menteurs. En matière financière, je ne vois pas de raison d’aller au-delà. 

L’Europe marche sur une ligne de crête entre la falaise de la dette et celle de la rigueur entraînant la récession. Quel est le plus grand risque des deux selon vous? Comment se frayer un chemin entre les deux?

La rigueur est indispensable. D’autant qu’il est faux de penser qu’elle nuit à la croissance. 

D’après le théorème d’Haavelmö, la rigueur contracte plus l’activité économique si on réduit les dépenses que si on augmente les impôts. En outre, elle réduit la croissance si le taux d’épargne reste constant. Enfin si on revient aux équations notamment keynésiennes sur la croissance à court terme, les moteurs de la croissance sont l’investissement, les dépenses publiques et l’exportation.

De tout cela, je conclus que la croissance sera consolidée par la rigueur à condition de ne pas toucher aux entreprises et de tout faire pour augmenter l’investissement privé. Il faut augmenter les impôts sur la consommation et accompagner cette mesure d’une baisse de l’imposition sur les entreprises. C’est ce que font le Royaume-Uni mais aussi l’Espagne puisque l’assouplissement du marché du travail a pour objet d’alléger les contraintes qui pèsent sur les entreprises. Tous les plans de rigueur (58, 83/84 et 95/96 en France) ont été suivis d’une phase de reprise significative.

Laisser «filer» l’inflation dans des proportions raisonnables (5 à 6%) peut-il être un des remèdes au problème de la dette? Est-on capable de garder l’inflation dans une fourchette acceptable ou court-on ainsi le risque de voir une inflation forte apparaître?

L’inflation est un moyen de résoudre le problème en faisant baisser le pouvoir d’achat de façon en apparence indolore mais en réalité indifférenciée. Que les agents économiques perdent du pouvoir d’achat par l’inflation ou par la hausse des impôts, le résultat est le même. A ceci près que l’Etat choisit qui il pénalise par la hausse des impôts alors que par l’inflation, la ponction se fait au gré des capacités de défense des groupes sociaux. En outre, l’inflation a deux conséquences néfastes: une perte de compétitivité; une hausse des taux d’intérêt. Et cette hausse est d’autant plus sensible que l’inflation paraît non maîtrisée. Or elle le devient vite car au-delà d’un certain seuil, elle est non maîtrisable. Quant aux rentiers que l’inflation est supposée «euthanasier», il est toujours possible de leur faire payer là encore des impôts. 

L’inflation est plus une lâcheté politique qu’une solution économique

La baisse de l’Euro consécutive à la crise va-t-elle doper les exportations européennes? Qui va le plus en profiter ? La France n’est-elle pas mal placée pour en tirer profit (manque de « grosses » PME exportatrices, industries peu sensibles comme le luxe, faiblesse des exportations à destination des émergents, inflation importée,… ), l’arbre Airbus cachant la forêt?

Ce n’est pas une solution, notamment au problème de l’endettement public. Cela le serait si elle apportait de la croissance. Or, rien n’est moins sûr. Que l’on compare sur le long terme le destin des économies anglaise et allemande et l’évolution relative du mark devenu euro et de la livre. 

La dévaluation est une respiration à court terme pour certaines entreprises mais il y a assez vite effet « Stolper-Samuelson« , c’est-à-dire que le secteur exportateur retarde la mise en œuvre des gains de productivité qui  sont nécessaires à une croissance durable. La dévaluation n’est une solution à l’endettement que dans la mesure où elle provoque de l’inflation. Et comme nous venons de le dire, cela ne paraît pas la solution la plus efficace. 

Dans l’immédiat, le pays de la zone euro qui a un tissu industriel suffisamment diversifié pour tirer le meilleur profit de la dévaluation est l’Italie. Mais cela ne la dispensera pas de poursuivre la remise en ordre en termes de compétitivité qu’elle a entreprise depuis le gouvernement Prodi et qui commence à porter ses fruits. 

En conclusion, croyez-vous à un scenario de reprise relativement rapide (horizon un à trois ans) ou pensez-vous que la crise va connaître de nouveaux rebondissements (d’autres «Grèce», récessions dues à la rigueur, mouvements sociaux de grand ampleur, …)?

Dans «l’alphabet de la reprise» (« L », « U », « V », « W ») [NDA : les lettres font référence à la forme des courbes économiques ; une évolution en « W » indique une récession, suivie d’un « rebond technique » et une nouvelle plongée, avant la reprise] j’ai introduit l’année dernière l’idée de la racine carrée, qui a eu un certain écho. Je maintiens cette idée à savoir une reprise consolidée en 2010 avec ensuite une phase de croissance lente. 

Pour trois raisons : 

  • c’est ce que l’on a vu après la crise de 1993, qui reste du même ordre de grandeur que celle de 2009 ;
  • il faut un certain temps pour que les plans de rigueur aient un effet bénéfique ;
  • les entreprises recommenceront à investir quand leur situation financière sera rétablie. Cela suppose d’amplifier la démarche consistant à alléger leurs impôts (cf la politique britannique ou l’abandon de la taxe professionnelle en France). 

A plus long terme, leur investissement sera porteur de croissance car il y a dans les tuyaux des progrès techniques considérables. Et la croissance, ce ne sont ni des dévaluations ni des déficits publics, c’est du progrès technique qui crée de la productivité. 

La population a conscience des difficultés. Ce qu’elle attend, ce n’est pas l’abandon de la rigueur mais une politique qui mette tout le monde à contribution. C’est pourquoi l’obstination politicienne sur le maintien du bouclier fiscal est dangereuse. 

Jean-Marc Daniel est né le 26 avril 1954 à Bordeaux. Après son diplôme de l’Ecole Polytechnique et de l’ENSAE, il rejoint l’administration comme administrateur de l’INSEE. Il a alterné des fonctions dans l’administration active (direction régionale de l’INSEE à Lyon, direction du Budget, régime de Sécurité sociale des mineurs, Ministère des Affaires Etrangères), dans les cabinets ministériels (au Ministère de la Culture et au Ministère des Affaires Etrangères) et dans des fonctions d’économiste et d’enseignant (chargé d’étude à l’OFCE, cours donnés à ESCP Europe, à l’Ecole des Mines, à Paris X et à l’ENSAE). A l’heure actuelle, outre ses cours à ESCP Europe, il est responsable de l’enseignement d’économie aux élèves – ingénieurs du Corps des mines. Il est également chroniqueur au journal Le Monde – sur l’histoire des idées économiques – et directeur de la revue Sociétal. Il est en outre membre du conseil d’administration de la Société d’Economie Politique.

Il travaille essentiellement sur la politique économique, dans ses dimensions théoriques et dans ses dimensions historiques. Il a notamment publié« La politique économique » et va sortie à la rentrée « Une histoire de la pensée économique ».

Illustration: capture d’écran de cette vidéo de l’ESCP

source libération aout10

BILLET PRECEDENT ; Dette souveraine, dette souterraine par Jean-Marc Daniel

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