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L’Edito du Père Noel

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Les comptes fantastiques du Père Noël

Les enfants ne le savent pas encore mais, il y a quelques mois, le Père Noël a quitté la Laponie pour habiter la taïga de Mandchourie, au nord-est de la Chine. Doté d’une conscience écologique admirable, inquiet des conséquences du réchauffement climatique sur la vitalité sexuelle de ses rennes, soucieux de limiter son empreinte carbone, il a souhaité se rapprocher au plus près des lieux de fabrication de tous les cadeaux qu’il va nous apporter, à nous, riches Occidentaux. Il convient d’applaudir sa démarche citoyenne et responsable.

Trois heures de courses de Noël dans les grands magasins parisiens permettent de comprendre, bien mieux qu’une année de cours en fac d’éco, quelques-uns des grands problèmes actuels de l’économie mondiale.

A commencer par le déséquilibre des comptes extérieurs. La guirlande électrique pour décorer le sapin ? Made in China. La veste en laine polaire du neveu ? Made in China. Les baskets pour la nièce ? Made in China. L’iPhone ? Made in China. Même la canne à pêche, pourtant de marque américaine, auto-offerte, made in China.

Cela nous rappelle un dessin de Pessin, paru dans Le Monde il y a quelques années. Un animateur d’émission télévisée présente son invité : « Spécialiste de l’économie mondialisée, vous allez nous parler ce soir de votre dernier ouvrage : Boycottons les produits chinois. » L’auteur, assis à même le sol, est entièrement nu.

Pour contribuer au rééquilibrage des balances commerciales, il eût fallu offrir tout le théâtre de Claudel en Pléiade, un sac Louis Vuitton ou encore un merveilleux petit train en bois du Jura, mais rien de tout cela ne nous avait été commandé. Et on se dit que c’est presque un miracle si finalement l’Europe n’enregistre avec la Chine qu’un déficit commercial de 200 milliards d’euros et les Etats-Unis de 350 milliards de dollars.

Lors de notre marathon de courses, c’est un peu comme si nous avions assisté en direct à l’envol de nos euros vers les coffres-forts, déjà bien remplis, de la banque centrale de Chine (2 700 milliards de dollars). Un dixième de centime, tout au plus, est allé à la caissière, probablement payée au smic, reine de productivité et de sourire.

Mais le vertige a commencé à nous saisir en comprenant que ces euros transférés en Chine allaient, pour partie, revenir en France. Ils y serviront à acheter des obligations assimilables du Trésor (OAT), c’est-à-dire à financer nos déficits, rémunérer nos infirmières et nos instituteurs et… payer nos cadeaux de Noël. Le vertige a augmenté en réalisant que notre générosité contribuait directement à consolider « la-dictature-internationale-des-marchés-financiers » et à renforcer le pouvoir sadique de nos créanciers.

Une autre leçon économique de notre périple du côté du boulevard Haussmann, c’est qu’à l’évidence, la consommation ne se porte pas trop mal. Et pourtant, paraît-il, les Français devraient dépenser un tout petit peu moins (-4 %) cette année pour Noël. Peut-être faut-il voir dans ce léger fléchissement une conséquence de « l’effet Ricardo-Barro », qui veut que l’envolée de la dette publique incite les gens à mettre un peu d’argent de côté en vue de futures et inévitables hausses d’impôts.

Ce qui est sûr, en revanche, c’est que nous dépensons encore beaucoup, que nous dépensons trop, individuellement et collectivement, par rapport à ce que nous produisons, individuellement et collectivement, comme richesses. Il suffisait d’observer, ce samedi après-midi tous les clients réglant leurs achats avec la carte de paiement dudit grand magasin. Nous avions, devant nous, un condensé de la crise financière et du fâcheux penchant des citoyens des pays industrialisés, et de leurs gouvernements, à vivre à crédit.

Comme les files d’attente sont, malgré le professionnalisme des caissières, un peu longues, notre esprit a eu tout loisir de vagabonder. Et de philosopher sur cette société de consommation. En tentant de nous souvenir de nos lectures d’étudiant et des critiques tellement intelligentes qu’en avait faites Baudrillard, tellement intelligentes qu’on ne les avait apparemment pas suffisamment comprises pour les retenir.

En nous rappelant, aussi, nos cours d’histoire. La société de consommation apparaît à la fin du XIXe siècle, quand les hommes commencent à utiliser leurs revenus à une autre fin qu’assurer leur propre survie. A consacrer l’argent durement gagné à autre chose qu’à l’achat de nourriture.

 En 1900, une famille ouvrière parisienne débourse environ 70 % de ses revenus pour s’alimenter (15 % pour le logement, 10 % pour l’habillement, 5 % pour tout le reste).

Cette proportion de dépenses alimentaires dans le budget n’a pas cessé, depuis, de fondre : encore proche de 40 % au lendemain de la seconde guerre mondiale, elle tombe sous la barre des 20 % au début des années 1970, pour s’établir à moins de 13 % en 2009. La société de consommation, c’est d’abord une victoire sur l’estomac vide, un pied de nez à la faim. Même si elle corrompt l’âme, si elle nous ôte toute transcendance, on ne peut s’empêcher de voir en elle un immense progrès.

Depuis cinquante ans, les Français ont donc, sauf en 1993, consommé un peu plus chaque année – malgré la crise, la consommation des ménages a continué de progresser de 0,9 % en 2008 et en 2009. On est loin, bien sûr, des rythmes de hausse (plus 5 % en moyenne) observés pendant les « trente glorieuses » quand les revenus augmentaient à toute vitesse (plus de 10 %), deux fois plus vite que l’inflation.

Les « trente glorieuses » furent d’abord et avant tout les « trente dépensières », avec le boom de la consommation de masse et les achats par M. Tout-le-Monde de réfrigérateurs, de machines à laver le linge, d’automobiles, de téléviseurs (deux mille postes en 1950, deux millions en 1960). Peut-être, avec la crise, venons-nous d’entrer, en Occident, dans les « trente économes », les « trente raisonnables ». C’est donc seulement en 2040, après cette longue ascèse financière et consommatrice, que le Père Noël pourra songer à regagner sa Laponie natale.

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Courriel : delhommais@lemonde.fr

Pierre-Antoine Delhommais Article paru dans l’édition du Monde du 19.12.10

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