Art de la guerre monétaire et économique

L’Edito: 2010 Année du No Exit par Bruno Bertez

2010 Année du No Exit par Bruno Bertez

  Nous vous avons quitté courant décembre 2010 sur deux chroniques boursièrement optimistes. Nous dirions même, compte tenu de l’époque, « festives ». Nous vous avons invité, sans ambiguïté,  à festoyer sur les marchés d’actions. Les 12 et 19 décembre, nous nous sommes déclarés « überbullish ».

Le 12 décembre, nous avons expliqué que les responsables américains avaient changé de stratégie: « ils ne se contentent plus de soutenir l’économie et les marchés, ils veulent les propulser. Le QE2 n’était pas vraiment nécessaire car il n’y avait pas de risque de double-dip, le paquet fiscal keynésien encore moins… ces deux actions ont coïncidé avec une batterie convergente d’indicateurs économiques positifs. On ne stimule pas parce que cela va mal, on stimule parce que l’on veut emballer ».

Le 19 décembre, nous avons surenchéri en expliquant que les marchés répondaient bien: « la mécanique n’est pas cassée. Ils jouent le rôle de courroie de transmission ». Il nous faut ici, indépendamment de toute auto-congratulation, faire une remarque importante.

Nous nous rangeons dans le camp des pessimistes fondamentaux, structurels. Nous dirions même que nous sommes catastrophistes, millénaristes. Notre analyse nous conduit à penser que la « Great Experiment » monétaire commencée au début des années 80 se terminera mal, dans le sang et dans les larmes. Mais en même temps, nous reconnaissons que grâce 1) à la printing press 2) à la manipulation de la communication 3) à la connivence des élites, les responsables de la conduite des affaires ont le pouvoir de retarder les échéances, de reculer l’inéluctable.

Les Cassandre ont tort, ils se trompent sur le calendrier, sur l’épaisseur du temps. Ils sont trop pressés d’avoir raison. Ce qui fait qu’ils ont tort.

Grâce à cette reconnaissance de pouvoir retarder le jour des comptes, de retarder la grande réconciliation entre la Sphère Réelle et la Sphère Financière, grâce à cette reconnaissance, notre cadre analytique nous met en position de profiter des embellies; d’être de temps à autre bullish ou überbullish.

Nous avons abandonné toute référence à la valeur fondamentale, intrinsèque, raisonnable, historique, des actifs financiers. C’est l’originalité de notre position.

Nous avons ainsi reconnu et admis la modernité qui fait que le champ des actifs est continu, décloisonné, et que grâce à la dérégulation et aux théories qui ont été produites pour la justifier, tout actif peut être transformé en actif financier et devenir monétaire ou money-like. 

Nous avons admis que grâce à cette transformation -financiarisation- l’ombre, c’est à dire le prix, pouvait être détaché du corps -le réel-.

Nous avons admis que cette ombre, le prix des assets, cessait d’être un reflet du réel et qu’il était devenu un outil, un instrument de politique économique au même titre que le taux des Fed Funds, les réserves, etc.

L’innovation majeure à notre sens est que, grâce à l’instauration d’un champ continu, les assets financiers ou les régulateurs avaient ainsi accès non seulement à la manipulation des taux, mais aussi à l’autre composante essentielle de la valeur des assets, le risque.

La Fed et ses agences peuvent manipuler le prix des assets dans ses deux composantes, les taux de rendement relatifs et le prix du risque. Non seulement, présentement, les taux d’intérêt sont bas, mais le prix du risque est dérisoire.

Le sens commun s’approche un peu de la vérité lorsqu’il parle du  Put Greenspan  renouvelé et enrichi par celui de Bernanke. Mais l’analyse reste trop superficielle pour être utile, il faut aller plus loin. En fait, le risque est sorti du système des marchés privés, il a été rejeté hors du système. Il n’a plus besoin d’être pris en compte car il est assuré par le couple Banque Centrale/Trésor, c’est à dire par la collectivité présente et surtout future. Il faut ajouter, pour être complet, par la collectivité étrangère, le reste du monde.

Le système fonctionne par distribution de pouvoir d’achat et de promesses sur l’avenir qui sont déconnectés des revenus et des cash-flow de l’activité économique réelle. Et comme par définition ces promesses ne coûtent rien, il en est émis trop et comme il en est émis trop, de temps à autre, il faut les détruire.

C’est le système moderne de régulation par les bulles que l’on souffle et que l’on détruit. C’est le système de John Law, perfectionné, institutionnalisé, modernisé, grâce à la biodégradabilité offerte par les marchés. C’est la raison essentielle pour laquelle nous répétons très souvent que la vraie fonction des marchés, maintenant, est de permettre la destruction.

Pour sortir des crises à répétition des années 90,  on a soufflé dans la bulle des technologiques et du Nasdaq; quand elle a éclaté, on a soufflé dans la bulle du logement et la bulle de la finance; quand cette dernière a éclaté, on a soufflé dans la bulle de la finance gouvernementale, la bulle des fonds d’Etat, du crédit souverain. Nous en sommes à ce stade.

Nous avons épinglé il y a dix ans déjà ce mode de gestion sous un article intitulé « Vive les crises ».

Quand il y a une crise et que cela va mal, on souffle une bulle sur le marché le plus favorable, le plus propice à recevoir les capitaux et à s’emballer. L’optimisme revient, le crédit repart, l’argent circule, l’illusion de richesse se répand. Bref, la mécanique se relance.  Quand elle est bien repartie et qu’elle commence à s’emballer, ce qui est inéluctable, on resserre le dispositif et l’on détruit la fausse richesse ainsi créée.

D’où notre position, les crises sont toujours favorables en ce sens qu’elles conduisent inéluctablement les régulateurs à inflater les assets.

Le tout est 1) de reconnaître les assets qui vont bénéficier de la manne 2) de savoir sortir à temps quand la mécanique est bien lancée.

Il en découle que, dans le monde moderne, les assets ne doivent jamais être abordés comme des titres de propriété. Ils doivent être loués, empruntés, jamais achetés. Le monde moderne, c’est le monde des prédateurs, ce n’est pas celui des investisseurs.

Le système fonctionne cahin-caha, certes, grâce à ces ressorts fondamentaux de la nature humaine: la passion du jeu, l’envie, la surestimation personnelle, tout ce qui fait que l’on se croit supérieur aux autres et que l’on pourra échapper au sort commun: la destruction.

Il faut toujours écouter ceux qui ont quitté le Pouvoir. Nous le répétons souvent. Alan Greenspan a été l’invité le 7 janvier 2011 de Kelly Evans pour l’émission « The Big Interview ».

Voici l’essentiel de cette interview:

  • 1) autour du 15 décembre, il s’est passé quelque chose de positif. Un changement de climat, des indicateurs économiques positifs convergents
  • 2) la déflation n’est pas vaincue, la masse monétaire et le crédit frémissent, mais les prêts commerciaux et industriels continuent de stagner
  •  3) les profits sont records, ils peuvent encore progresser de 15 ou 12% en 2011, mais c’est la fin. On a atteint les limites de l’amélioration des profits par la productivité. Maintenant il faut relayer par la hausse des prix et la croissance des volumes. L’effet positif des investissements en capital fixe des dix dernières années est épuisé
  • 4) il faut accélérer la croissance nominale
  • 5) la hausse des equities, c’est à dire des actions, est le seul stimulant qui ne coûte rien, qui n’a pas pour contrepartie une hausse d’endettement; il n’y a rien à rembourser
  •  6) la hausse des equities permet des gains en capital, donc du pouvoir d’achat et des rentrées fiscales; elle solvabilise les passifs, les liabilities. Elle permet de rembourser les dettes: le TARP a été remboursé par les gains en capital des banques
  • 7) les actions sont bon marché, leur prix est très insuffisant. Il suffit de regarder la récente étude de JP Morgan qui fait ressortir le plus fort discount depuis longtemps.

Vous pouvez retrouver cette Big Interview sur internet en vidéo. Le maestro, maintenant qu’il est à la retraite, parle comme vous et moi, pour être compris.

Vous avez comme nous relevé la contradiction majeure, intrinsèque, de l’argumentation: les actions ont monté parce que les profits ont progressé grâce aux gains de productivité; la progression des profits touche à sa fin, ce qui devrait stopper la hausse des actions et les faire baisser; mais non, car pour relayer les hausses de profits par la productivité, il faut faire de la croissance; et pour faire de la croissance, il faut créer un effet de richesse et faire monter les actions! Autrement dit, les actions sont bon marché parce qu’il faut qu’elles montent et il faut qu’elles montent pour faire de la croissance et il faut faire de la croissance pour justifier leur prix. Tout est dit.

 L’ancien patron de la banque centrale américaine, Alan Greenspan, craint une crise de la dette américaine si la classe politique ne prend pas des mesures rapidement pour réduire l’endettement du pays, dans une interview publiée samedi par le Wall Stret Journal. 

« La probabilité que nous passions les deux ou trois prochaines années sans problème sur le marché obligataire et sans inflation, se situe vraisemblablement au dessus de 50%, mais pas de beaucoup », a déclaré M. Greenspan au cours de cette interview réalisée vendredi. 

Mr. Greenspan, qui a dirigé la Fed pendant près de 20 ans, jusqu’en 2006, a estimé que le Congrès finirait par adopter un budget prenant en compte un bon nombre des propositions présentées en décembre par une commission parlementaire à la demande de la Maison Blanche. 

« Je pense que le budget qui a été proposé par Alan Simpson et Erskine Bowles est le genre de budget qui sera approuvé par le Congrès », a-t-il dit. « La seule question est de savoir si ce sera avant ou après une crise sur le marché des obligations ». 

La Commission nationale pour la responsabilité et la réforme budgétaires, dirigée par l’ancien sénateur républicain du Wyoming Alan Simpson et le démocrate Erskine Bowles, ancien chef de cabinet de Bill Clinton, comprend des représentants et sénateurs des deux partis et des économistes. 

Elle a recommandé des mesures très controversées, notamment à gauche, comme des coupes dans le budget de la Sécurité sociale et de programmes d’assurance santé fédéraux, et la suppression de 200.000 emplois publics. 

Le plan de la commission recommande une augmentation de 15 cents par gallon (3,78 litres) d’une taxe sur l’essence. Il propose d’éliminer des exonérations fiscales pour les entreprises et d’imposer un plafond aux dépenses militaires, des mesures susceptibles d’irriter la droite

Au total, la commission souhaite parvenir à un déficit de 2,3% du produit intérieur brut en 2015, contre 8,9% pour l’exercice 2010 qui s’est achevé fin septembre. Elle estime que ses propositions pourraient réduire la dette à 40% du PIB américain d’ici à 2035, contre environ 90% aujourd’hui. 

Le secrétaire au Trésor des Etats-Unis, Timothy Geithner, a écrit jeudi au chef de la majorité au Sénat Harry Reid pour lui demander de relever le plafond de la dette de l’Etat fédéral américain. 

Le Congrès avait relevé le plafond de la dette à 14.290 milliards de dollars en février 2010. La dette est actuellement à 13.950 milliards de dollars et le plafond actuel pourrait être atteint « dès le 31 mars », selon M. Geithner.

Les Etats-Unis, confrontés au risque théorique d’un défaut de paiement dès le 31 mars, seront exposés à de graves conséquences si le Congrès ne relève pas d’ici là leur limite légale d’emprunt, a prévenu jeudi Timothy Geithner.

Si le Congrès restait inactif, les Etats-Unis feraient défaut, une situation qui ne s’est jamais produite et qui, prévient Timothy Geithner, aurait des conséquences « potentiellement bien plus graves que les effets de la crise financière de 2008 et 2009 ».

« Un défaut, même de court-terme ou limité, aurait des conséquences économiques catastrophiques qui dureraient des décennies », souligne-t-il .Il est difficile de prédire exactement à quelle date le seuil de 14.300 milliards de dollars, qui plafonne actuellement la dette américaine, sera franchi, ajoute le secrétaire au Trésor, qui invite toutefois le Congrès à agir avant la fin du trimestre. « Le département du Trésor estime à présent que la limite d’endettement pourrait être franchie dès le 31 mars 2011, et en tout cas selon toute vraisemblance entre cette date et le 16 mai 2011. »

Timothy Geithner précise que ses services pourront en cas de besoin suspendre les émissions d’emprunts des Etats et collectivités locales, mais qu’il préfèrerait ne pas recourir à un outil qu’il juge perturbateur.

Cette opération est habituellement une simple formalité : le Congrès a déjà augmenté ce seuil 5 fois en moins de 3 ans. Mais le processus pourrait cette fois être ralenti, les Républicains, dont certains critiquent l’envolée des déficits, contrôlant désormais la Chambre des représentants. Son nouveau président, John Boehner, a ainsi conditionné son accord à la mise en place de mesures concrètes pour réduire les dépenses publiques.

Il faut dire que, sans cela, la dette américaine devrait dépasser 25.000 milliards à l’horizon 2020, selon les projections du gouvernement. Soit plus de 100% du Produit intérieur brut estimé…

Nous avions prévu de centrer cette chronique sur ce qui nous apparaît comme l’événement majeur de 2010, le « No Exit ». L’an dernier devait être le temps de la sortie des politiques monétaires et budgétaires exceptionnelles. Il n’en a rien été. L’année 2010 est l’année du No Exit.

Comme nous l’avons écrit dès 2008, il n’y a pas de possibilité de retour en arrière dans la voie qui a été choisie. C’est une voie à sens unique. Le monde global a brûlé ses vaisseaux.

Les idéologues propagandistes du « New Normal », de la Grande Réconciliation, du retour aux normes historiques, de la « Mean Reversion », du deleveraging généralisé. Tous se sont trompés.

La grande déflation est un mythe. Il ne peut y avoir de déflation quand la masse de crédit globale ne cesse d’augmenter. Quand le crédit gouvernemental enfle et que les déficits galopent. Rien qu’aux Etats-Unis, la dette financière totale a progressé au rythme de 4,8% l’an dernier après avoir enflé de 3% en 2009.  Les réserves monétaires internationales continuent de galoper au rythme de 19 à 20% l’an.

La réalité n’est pas celle de la déflation, mais celle de l’inflation monétaire rendue nécessaire par la baisse de rendement de la création de crédit. Pour parler clairement, le crédit est de moins en moins efficace pour créer du GDP et de l’emploi.

Le système continuera sa dérive parce qu’il est sans frein après avoir perdu ses amortisseurs. L’Exit est impossible, socialement et politiquement. La seule hypothèse est celle du crash. L’arrêt dans le mur. Comme cela est en train de se produire chez les PIIGS européens.

Mais un arrêt encore intermédiaire, pas vraiment définitif, car la crise des périphériques européens, qui est en réalité une crise bancaire, sera socialisée, prise en charge par l’ensemble de l’Europe. Plus l’échéance se rapprochera pour l’Espagne, puis l’Italie, puis la France, plus les pressions seront fortes pour créer un Trésor européen, lancer des emprunts européens, imposer des impôts européens… le pouvoir de reculer l’inéluctable, n’est-ce pas?

BRUNO BERTEZ LE 8 JANVIER 2011

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