Japon :L’onde de choc non identifiée par Stephen S. Roach
Les enchaînements catastrophiques au Japon surviennent dans un moment de fragilité économique mondiale. Leurs conséquences à long terme sont difficilement quantifiables.
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Si l’on prend les choses par le petit bout de la lorgnette, on peut dire que du fait de sa situation, le choc qui frappe le Japon n’aura guère de conséquence sur le reste du monde. Un phénomène inhabituel – plus de 20 ans de quasi stagnation – a fortement réduit son influence sur l’économie mondiale. Le désastre pourrait avoir de graves conséquences sur la chaîne logistique dans l’automobile et dans l’informatique (par exemple sur la production des clés USB), mais les perturbations devraient être de courte durée.
En apparence les deux premières puissances économiques de la planète n’ont donc rien à craindre. Le Japon ne représente que 5% des exportations des USA et 8% des exportations de la Chine. Dans le pire des cas, un arrêt total de l’économie japonaise, les répercussions seront faibles pour ces deux pays, ne diminuant que de quelques dixièmes de point de pourcentage leur taux de croissance.
Parmi les pays développés, ce que l’on appelle le G10, l’Australie est en première ligne en ce qui concerne les relations économiques avec le Japon qui représente 19% de ses exportations. La zone euro est dans une situation opposée, puisque le Pays du soleil levant représente moins de 2% de ses exportations.
Parmi les pays émergents, ce sont les Philippines et l’Indonésie sont les premiers partenaires économiques du Japon qui absorbe 16% de leurs exportations. En queue du peloton, on trouve la Corée du Sud, la troisième économie d’Asie de l’Est, avec 6% seulement de ses exportations à destination du Japon.
Mais croire que la catastrophe japonaise n’aura guère d’impact sur le reste du monde, c’est omettre un facteur essentiel: elle survient dans un moment de fragilité économique, non seulement pour le Japon qui après une période de forte croissance a perdu depuis le début des années 1990 deux décennies de croissance inférieure à 1%, mais également pour le reste du monde qui commence à se redresser après la pire crise financière et la pire récession depuis les années 1930. Par ailleurs la «secousse» japonaise n’est pas le seul facteur négatif à l’œuvre aujourd’hui. L’impact de la flambée du prix du pétrole et de la crise de la dette souveraine qui se prolonge est déjà très préoccupant. Même si ces chocs ne représente pas chacun dans son domaine le fameux «point de basculement», leur concomitance et le contexte sont pour le moins troublants.
Le contexte est primordial. En dépit du rebond euphorique des marchés depuis deux ans, l’économie mondiale reste fragile. Les marchés semblent avoir oublié que les redémarrages après l’éclatement d’une bulle ou après une crise financière sont souvent difficiles. La croissance économique est proche de sa vitesse de décrochage, autrement dit elle est loin de la vitesse de libération qui lui est nécessaire pour parvenir à un redressement durable (et qu’elle atteint périodiquement).
Malheureusement, il y a une complication supplémentaire qui rendent les chocs d’aujourd’hui d’autant plus préoccupants: les Etats et les banques centrales ont épuisé les moyens traditionnels sur lesquels ils s’appuient en cas de difficulté économique, qu’il s’agisse de mesures monétaires ou économiques – les deux piliers de la stabilisation contre-cyclique moderne. Les taux d’intérêt sont proches de zéro dans les principales puissances économiques du monde développé et les déficits budgétaires conséquents sont la norme. Aussi les mesures non conventionnelles et non testées comme le relâchement monétaire font fureur parmi les banques centrales.
Le recours à ces mesures a toujours été considéré comme temporaire, l’objectif étant de revenir rapidement à la politique menée avant la crise. Mais avec les chocs qui se succèdent les uns aux autres, le retour à la normale est constamment reporté.
Du fait de l’éclatement des bulles, il est tout aussi difficile de priver les économies anémiées de leur dose de liquidité et de dépenses qui entretiennent le déficit que de débrancher un malade grave de l’appareillage qui le maintient en vie. Dans une période de chômage très élevé, les pressions politiques ne font qu’aggraver le problème.
D’où une inquiétude majeure: avec les crises qui se suivent et les banques centrales qui sont dans l’impossibilité de baisser les taux d’intérêt, le scénario d’une expansion monétaire sans limite qui ne pourra se terminer que dans les larmes devient plausible; le spectre redouté d’une spirale inflationniste plane soudain, menaçant.
Tout cela est vrai en dépit du facteur résilience. Oui, le Japon va se reconstruire, et cela stimulera un redémarrage économique d’après-catastrophe. C’est ce qui s’est passé après le tremblement de terre de Kobe en 1995, et cela va se reproduire maintenant. Mais la reconstruction après Kobe n’a guère contribué à mettre fin à la première des deux décennies perdues du Japon, et il en sera sans doute de même chose cette fois-ci. Le coup de fouet de la reconstruction – au-delà du retour à la vie normale pour des milliers de gens – n’aura qu’un effet temporaire sur une économie anémiée.
C’est seulement l’une des leçons que l’on peut tirer de la catastrophe qui frappe le Japon. Il a fait face en éclaireur aux principaux problèmes qui ont touché l’économie mondiale au cours de ces dernières années. De la bulle des actifs et d’un système financier dysfonctionnel à la sous-appréciation de sa devise et à des erreurs de politique monétaire, le Japon a été sous beaucoup d’aspects le laboratoire de notre futur.
Malheureusement le monde n’a pas retenu les leçons du Japon. Et maintenant il risque d’être aveugle à un autre élément majeur: le tremblement de terre et le tsunami auront probablement un impact direct limité sur l’économie mondiale, mais ce sont les derniers d’une série de chocs qui nous poussent dans nos ultimes retranchements.
stephen s. roach/Project Syndicate MARS11