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De Berne à Tokyo: n’oublions pas les chiffres nets par Jean-Pierre Béguelin

De Berne à Tokyo: n’oublions pas les chiffres nets par Jean-Pierre Béguelin

Dans une lettre au Financial Times, le professeur Richard Gordon rappelait récemment que le revenu d’un ménage est égal à sa consommation plus l’accroissement de sa fortune nette, c’est-à-dire de ses avoirs auxquels on soustrait ses dettes.

Or, c’est une définition à laquelle la plupart des économistes souscrivent, à l’exemple du très subtil Henry Simons, pilier de l’école de Chicago et l’un de ses défenseurs les plus convaincants.

PLUS DE VERITE SUR LES CHIFFRES :

Certes, les manuels(NDLR KEYNESIENS !!!) répètent à l’envi que le revenu, c’est la somme de la consommation et de l’épargne ou plutôt que Y = C + S, une formule bien connue des étudiants débutant en économie. Cela revient à dire que l’épargne constitue la partie non consommée, c’est-à-dire non détruite par l’usage, du revenu et qu’elle finit tout naturellement par gonfler la fortune de ce ménage. Mais que se passe-t-il si, durant l’année écoulée, ce dernier a dû refaire le toit défectueux de sa maison, une composante sans doute fort importante de sa richesse? Les frais engagés dans ce but n’ont fait que remplacer un élément de son capital existant jusqu’alors et ils n’ont ni amélioré son bien-être, ni accru sa fortune. De telles dépenses ne doivent donc pas être comptées dans le revenu puisqu’elles ne font que maintenir le capital au niveau qu’il avait atteint avant les dégâts. 

Cette définition du revenu comme consommation plus gain de fortune nette est souvent utile et éclairante, par exemple dans les discussions fiscales. Elle montre qu’un impôt sur le gain en capital est parfaitement justifié. Elle montre aussi que les dépenses nécessaires pour maintenir le niveau de richesse physique, comme l’entretien des immeubles et des machines, ne sont pas vraiment du revenu et ne devraient donc pas être imposées. Elle montre enfin clairement que les services de logement qu’un propriétaire tire de la maison ou de l’appartement qu’il occupe sont une consommation qui doit normalement s’ajouter au revenu imposable. C’est d’ailleurs parce que les Etats-Unis n’englobent pas ce loyer en nature au revenu déclaré tout en permettant aux contribuables de déduire les intérêts passifs de leurs hypothèques que le professeur Gordon a rappelé cette définition. Il voulait montrer que ces pratiques fiscales favorisant par trop l’accès à la propriété n’étaient pas étrangères à l’explosion hypothécaire que l’on a pu observer ces vingt dernières années outre-Atlantique et qui a fini dans la cacade que l’on sait. 

En Suisse, par chance, le régime fiscal des ménages est plus équilibré, bien que l’impôt sur la fortune ne taxe peut-être pas suffisamment les gains en capitaux. Jusqu’à présent on le sait, le loyer imputé des propriétaires y est normalement ajouté à leur revenu imposable et les intérêts hypothécaires déductibles. En outre, on peut défalquer de sa feuille d’impôts les frais d’entretien des propriétés habitées. En gros, le régime en place reflète autant que faire se peut la réalité économique sous-jacente. Malheureusement le contre-projet du Conseil fédéral à l’initiative populaire «Sécurité du logement à la retraite» discuté ces jours aux Chambres est en train de détruire ce bel édifice. Il commet même trois péchés à la fois, excusez du peu. Il propose en effet primo de supprimer l’ajout du loyer en nature au revenu imposable; secundo de fiscaliser les dépenses d’entretien des immeubles; et tertio – cerise sur le gâteau qu’on ne comprend pas très bien – il maintient une déduction des intérêts passifs pour les contribuables les plus fortunés alors qu’on aurait pu espérer sa suppression totale, ce qui aurait au moins atténué la distorsion du type US que la non-imputation du loyer en nature va de toute façon entraîner. Bref, une réforme fondée sur une conception étroite et purement juridique de la notion de revenu, mais qui ne satisfait pas du tout le bon sens économique.

 Ce bon sens comptable n’est d’ailleurs pas discuté dans le cas des firmes. Celles-ci considèrent en effet comme un coût, qui est donc comptabilisé en déduction de leurs recettes, les frais engagés pour entretenir et conserver leur outil de production, frais que l’on désigne sous le terme d’amortissement économique. Les comptables nationaux ne s’y trompent pas et ils distinguent soigneusement les chiffres englobant ces amortissements, dits chiffres bruts, des données qui les excluent et qu’on qualifie de nettes. Les premiers sont plus liés à la production et à l’emploi – il a fallu produire et installer le nouveau toit pris en exemple ci-dessus –, d’où la référence généralisée au PIB, produit intérieur brut. Les secondes, comme le revenu national qui n’est rien d’autre que le PIB moins les amortissements, approchent mieux les variations du bien-être et de la pure productivité. Elles sont moins citées que les chiffres bruts en partie par paresse, en partie par ignorance, mais surtout parce qu’elles sont publiées moins souvent ou plus tardivement, ce qui ne satisfait pas le gargantuesque appétit d’informations quasi instantanées du monde financier. 

C’est dommage d’ailleurs car une telle distinction peut éviter bien des confusions. Par exemple, elle permet de relativiser une phrase à première vue choquante comme «le tremblement de terre gonflera finalement le PIB japonais». Certes le Japon devra produire une grande partie des biens nécessaires à la reconstruction des zones dévastées. Son PIB en croîtra alors d’autant plus vite ces prochaines années, mais ces efforts ne feront que remplacer l’infrastructure détruite – ce sont autrement dit des amortissements – et, tant que cette reconstitution ne sera pas achevée, ils n’amélioreront que peu le bien-être des Japonais. On devrait donc observer au Japon ces prochaines années un écart très net entre la croissance du PIB et celle du revenu national. Si du moins les statisticiens nippons sont capables d’atteindre semblable précision, mais ils devraient l’être puisqu’ils le furent il y a quelque quinze ans dans des circonstances similaires. Les conséquences du tremblement de terre de Kobe en 1995 sont en effet nettement repérables dans les chiffres. Alors que les amortissements physiques représentaient quelque 60% des investissements totaux en 1994, cette proportion a frôlé les 80% en l’an 2000. Le cas actuel serait évidemment beaucoup plus grave si demain une zone du territoire nippon devait être bloquée à tout jamais par la radioactivité. Aucun amortissement ne pourrait la remplacer et cela serait une perte nette pour le pays, qui se marquerait tant dans les données brutes que dans les chiffres nets. Souhaitons toutefois que son ampleur soit suffisamment faible pour que son effet soit statistiquement imperceptible.

Jean-Pierre Béguelin /LE TEMPS AVRIL11

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