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L’angoisse existentielle des banquiers centraux

L’angoisse existentielle des banquiers centraux par Jean-Marc VITTORI

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         D’un coup d’un seul, les questions sans réponse surgissent. Pourquoi sommes-nous sur terre ? Quelle est la finalité de l’existence ? Y a-t-il un ailleurs ? L’angoisse existentielle frappe sans prévenir, dans un petit matin blafard et citadin comme par grand beau temps dans une vallée corse déserte. Elle pourrait bientôt gagner des personnages essentiels de la vie économique : les banquiers centraux. Normalement, ils ne devraient pas être sensibles à ce genre de faille. Ils sont choisis pour leur équilibre, voire leur rigidité. Le plus excentrique d’entre eux était un journaliste devenu numéro deux de la Banque d’Angleterre, éjecté pour avoir réalisé quelques galipettes avec une femme qui n’était pas la sienne sur les épais tapis de la Old Lady – bien petite fantaisie en vérité.

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Mais, aujourd’hui, le banquier central subit une remise en cause radicale. Il est accusé d’avoir produit l’argent-oxygène qui a gonflé la plus grosse bulle spéculative depuis un siècle. Pis encore : Charles Goodhart, un vénérable économiste anglais qui appartint au comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre, se demande si « une banque centrale qui gère à la fois la liquidité et la stabilité financière devrait aussi se voir assigner la mission de fixer les taux d’intérêt » (1). Quel est le vrai métier du banquier central ? Quel est son avenir ? A quoi sert-il ?

Historiquement, la réponse est claire : la banque centrale a été inventée pour payer la guerre. Les Anglais ont fondé la leur en 1694 pour financer la reconstruction de la flotte britannique détruite par les Français. Napoléon, lui, forge la création de la Banque de France en 1800, à qui il confie très vite la quête de fonds pour ses armées. Même si les guerres se sont par bonheur raréfiées, cette fonction d’approvisionnement persiste, car les marchés financiers ont eux aussi besoin d’un robinet d’où peuvent couler des flots d’argent en cas de panique. La terrible crise de liquidités de 1907, aux Etats-Unis, a ainsi débouché sur la création de la Réserve fédérale six ans plus tard. Pour Charles Goodhart, « l’essence de la banque centrale repose dans son pouvoir de créer de la liquidité ».

Dans les années 1930, des banquiers centraux inconscients ont pourtant refusé d’ouvrir le robinet, creusant la Grande Dépression. Du coup, ils sont passés sous la coupe des ministres. Après-guerre, tout était administré ou presque dans un système financier peu efficace mais peu risqué. Les banquiers pratiquaient le 3/6/3 (emprunts à 3 %, prêts à 6 % et golf à partir de 3 heures de l’après-midi) tandis que le banquier central, lui, contrôlait leur action de loin et surveillait de petits marchés financiers. Mais en devenant internationaux, les marchés de capitaux ont échappé à son contrôle. Les flux ont fait sauter le système monétaire international au début des années 1970. Il s’en est suivi une création massive de liquidités qui a dégénéré en inflation.

C’est de là qu’est né le rôle « moderne » de la banque centrale dans les années 1980 : empêcher l’inflation, « maintenir la stabilité des prix », comme le dit l’article 127 du traité sur l’Union européenne. Dès lors, tout devenait simple. Le banquier central avait un seul objectif. Il employait un seul instrument pour l’atteindre : le taux d’intérêt (le prix de ce qui coule du robinet). Il a forgé des outils pour organiser son travail – le « ciblage d’inflation » et la « règle de Taylor » qui relie le taux d’intérêt au taux d’inflation. Et il devait logiquement devenir autonome du pouvoir politique pour assumer son rôle sans compromission. Les banques centrales sont alors devenues indépendantes, dans les faits (Etats-Unis au début des années 1980) et dans la loi (Nouvelle-Zélande en 1989, France en 1993, Royaume-Uni en 1997…). Tout semblait marcher à merveille : l’inflation avait pratiquement disparu.

Mais ce n’était qu’une illusion. Obsédés par la monnaie, les banquiers centraux n’ont plus regardé la finance. Comme toujours lorsque la finance est régulée par le seul marché, elle a fini par exploser. Les banquiers ont dû ouvrir le robinet en catastrophe et même prendre des mesures « non conventionnelles » pour diriger les liquidités là où elles étaient le plus nécessaires. Aujourd’hui, la majorité des économistes en conviennent (2) : les banquiers centraux vont devoir tout à la fois gérer l’ouverture du robinet, le prix de ce qui en coule et éviter les noyades dans la piscine. La liquidité, le taux d’intérêt et la stabilité financière (la surveillance « macroprudentielle », comme on dit maintenant). Ce qui pose une série de nouveaux problèmes. Il n’existe aucun outil probant de mesure de la stabilité financière. Les banquiers centraux devront apprendre à manier de nouveaux instruments, comme par exemple le niveau des réserves obligatoires que les banques constituent pour se protéger et éviter un emballement du crédit. Et puis il y a aussi l’épineuse question de savoir qui doit surveiller les établissements « systémiques » qui peuvent entraîner tout le système dans leur déroute. Les débats ne sont pas seulement techniques. Les banquiers centraux vont devoir arbitrer entre différents objectifs, comme la stabilité des prix et la santé des banques. Autrement dit, ils vont faire de la politique sans être élus. Leur indépendance va donc être remise en question. De toute façon, il faudra réécrire leurs statuts. Qu’il était simple et doux, le temps où il fallait seulement empêcher l’inflation, celui auquel la Banque centrale européenne aimerait tellement revenir…

(1) « The Changing Role of Central Banks », 9e Conférence annuelle de la Banque des règlements internationaux, 2010.(2) Voir éclairages, débats et sondage dans le passionnant rapport du Conseil d’analyse économique, « Le « central banking » après la crise », mars 2011.

Jean-Marc Vittori est éditorialiste aux « Echos »AVRIL11

EN COMPLEMENT : L’abstraction du renchérissement par Harold James

On a cru longtemps que les banques centrales pouvaient contenir l’inflation. C’est illusoire.

Au cours des vingt dernières années, les banques centrales à travers le monde, la Réserve Fédérale américaine en tête, ont remarquablement bien réussi à stabiliser les prix. Pourtant, aujourd’hui, dans le sillage de la crise financière, une vague de méfiance traverse le monde – dont une crainte nouvelle et largement répandue concernant la capacité des banques centrales à contrôler l’inflation.

Aux Etats-Unis, le Tea Party a inclus dans son programme le retour à l’étalon-or et l’Etat de Utah discute la possibilité de donner cours légal à des pièces d’or et d’argent. Les craintes d’inflation ont poussé l’Allemagne à adopter une position beaucoup plus dure dans la négociation sur les remises de dette en Europe. En Chine, la peur de l’inflation est en train de déclencher un large mécontentement au sein de la population.

La peur de l’inflation était déjà présente avant que les nouveaux défis de 2011 ne génèrent des interrogations concernant les prix de l’énergie à long terme. Alors que les protestations pro-démocratiques secouent les régimes arabes autoritaires, la perspective d’un long conflit menace une économie globale toujours dépendante du pétrole. Et après le tremblement de terre et l’accident nucléaire au Japon, de nombreux doutes apparaissent quant à la sûreté de l’énergie nucléaire.

Durant les vingt dernières années, l’ancrage principal de la politique monétaire des banques centrales a été un régime de ciblage d’inflation qui s’est développé à partir de l’interprétation académique des problèmes liés au ciblage des agrégats monétaires. Après quelques expériences positives au sein de plus petites économies, la Nouvelle Zélande en 1990 et le Canada en 1991, puis plus tard en Suède et au Royaume-Uni, il est devenu de plus en plus accepté que cette nouvelle approche représentait un meilleur moyen de gérer les anticipations d’inflation. Les monnaies véritablement importantes – dollar, euro et yen – n’ont jamais été gérées explicitement ou uniquement selon ce principe. Mais les banques centrales aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis, ont établi qu’un taux d’inflation annuel de 2% était un objectif désirable (un maximum désirable pour les Européens).

Il y a toujours eu un problème avec cette approche, à savoir que le niveau général des prix est une abstraction. Il s’agit d’un concept utile dans un contexte de stabilité générale; mais, particulièrement pendant les crises ou les suites de chocs importants, on observe de fortes variations des prix relatifs.

Lors de ces périodes, le plus facile est d’accommoder les variations en permettant à tous les prix d’augmenter, mais suivant des ampleurs différentes. Quelques travaux économétriques ont essayé d’identifier les cycles de long terme de l’inflation et la croissance monétaire. L’économiste Luca Benati a identifié de telles montées de l’inflation sous-jacente durant les décennies précédant la Première Guerre mondiale, la fin des années 1930, la fin des années 1960 et les années 1970. Il a également montré une reprise de l’augmentation sous-jacente de long terme au Royaume-Uni et aux Etats-Unis depuis le début des années 2000.

Le débat au cours des années 1970 – la période de la dernière montée généralisée de l’inflation – est redevenu pertinent. A cette époque, il était souvent mis en avant que les pics des prix du pétrole et d’autres matières premières étaient d’une certaine manière «étrangers» au système; ils ne reflétaient pas la base réelle de la politique monétaire dans les pays industrialisés. Par conséquent, les analyses de l’inflation laissèrent de côté les prix de l’énergie et de l’alimentation. Aujourd’hui, le débat concerne l’inflation «de base», qui exclut les prix alimentaires et énergétiques parce qu’ils sont top volatiles.

Pourtant, les chocs de prix pétrolier après 1973 étaient aussi en partie une réponse à la politique monétaire des principaux pays industrialisés de la fin des années 1960 et début 1970. C’est en partie pour corriger le fait que le prix réel du pétrole semblait être à la traîne que les producteurs de pétrole entreprirent les actions spectaculaires de 1973. Les prix d’autres matières premières avaient augmenté fortement au début des années 1970, en réponse directe à la politique monétaire expansive aux Etats-Unis et ailleurs. Des pénuries de gaz naturel avaient fait augmenter le prix des engrais et poussé le prix de la nourriture à la hausse. Cette situation engendra des protestations massives dans beaucoup de pays pauvres, et une détermination politique à extraire des gains additionnels grâce à l’exportation d’autres matières premières.

Tout comme dans les années 1970, il existe plus de liens entre les nouveaux problèmes de 2010-2011 que ce qui peut apparaître à première vue. Les prix de la nourriture et de l’énergie sont plus vraisemblablement affectés par la politique monétaire. Et ils fournissent une base économique de mécontentement – qui a joué au moins un certain rôle dans l’apparition des protestations du «Printemps arabe».

Etant donné que les prix alimentaires et énergétiques réagissent aux développements monétaires, et ne sont donc pas exogènes, le concept d’inflation «de base» devient évidemment pour le moins problématique. Dès lors, la Fed essaie à présent de l’éviter.

 Une autre approche consiste à essayer de comprendre le changement du comportement des consommateurs de manière analytique.

Par conséquent, l’inflation est sans cesse redéfinie. Au Royaume-Uni, l’indice des prix à la consommation est en train d’être recalculé de manière à inclure de nouveaux produits, tels que les services de rencontres électroniques. Il est aisé de penser qu’il ne s’agit pas seulement d’une concession face au changement des mœurs sociaux, mais aussi d’une volonté d’inclure dans l’indice autant de prix baissiers que possible.

Cette méthode est moins radicale que celle adoptée par l’Argentine, où les niveaux élevés d’inflation représentent à la fois un cauchemar historique et un défi actuel. Là-bas, le gouvernement, dont l’agence statistique fait état d’un niveau d’inflation de 10%, sanctionne au moyen de lourdes amendes les économistes du secteur privé qui publient des estimations bien plus élevées – en général autour de 25%. Le ministre des Finances prétend qu’il n’existe pas d’inflation «structurelle».

Lorsque l’on répond à l’incertitude par une augmentation des manipulations statistiques, la confiance s’érode. Une meilleure approche consiste à penser l’histoire de plus long terme comme reflétant des changements des prix relatifs, qui ne sont pas bien pris en compte par un indice des prix à la consommation.

Ce problème est particulièrement grave après une crise immobilière généralisée. Jusque en 2007, de nombreuses personnes finançaient des achats de consommation, dont les prix étaient plus ou moins stables, au moyen d’emprunts qui donnaient en garantie leur maison, dont la valeur augmentait rapidement. Les biens de consommation semblaient donc devenir meilleur marché.

A présent, au contraire, les prix de la nourriture et de l’essence sont en augmentation, suite au boom actuel des marchés émergents, alors que les prix immobiliers continuent de s’effondrer. C’est lorsque l’on se soucie des prix relatifs que l’on devient le plus furieux à propos de la politique monétaire – et lorsque les banques centrales semblent n’offrir aucune réponse. (HJ)

Harold James  Université de Princeton et European University Institute de Florence. Project Syndicate AVRIL11

EN LIENS : La subtile relation entre monnaie et pétrole

  L’utilité de décrypter intelligemment 1973 par Andréas Hofert

A qui profite l’endettement des ménages ? Aux banques, aux entreprises? par William André Nadeau

 

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