La Lettre du Lundi : Une autre route qu’eux
De Shanghai à Paris 6e
Guo Guangchang était un étudiant brillant : à peine diplômé de la prestigieuse université de Fudan, il crée, avec quatre camarades et l’équivalent de 4 000 € en poche, une société spécialisée en génie génétique qui réussit à mettre au point un médicament contre l’hépatite B.
Puis du génie génétique il passe à l’immobilier, aux métaux précieux… en moins d’une quinzaine d’années, il transforme sa société, rebaptisée Fosun, en conglomérat industriel « touche-à-tout ».
Aujourd’hui, la stratégie de Guo Guangchang est claire : « dans cinq à dix ans, nous voulons que notre entreprise ressemble davantage à celle de Warren Buffett » qu’à un conglomérat industriel. Son objectif est donc de transformer Fosun en « société d’investissement », forgeant sa réputation en multipliant les « coups boursiers » à plusieurs milliards de dollars : du génie génétique au trading…
PLUS DE FINANCE EN SUIVANT :
Aurélien était aussi un élève extrêmement brillant : bac S avec mention très bien, Maths Sup puis Maths Spé à Louis-le-Grand, admis à Normale Sup et à Polytechnique. Il opte finalement pour Polytechnique. Pourquoi ? Dès les résultats du concours connus, il a été approché par des banques d’affaires et des sociétés d’investissement, prêtes à l’embaucher dès sa sortie de l’X.
Ses professeurs se désolent : comme d’autres élèves de ce lycée réputé, Aurélien a des capacités exceptionnelles en mathématiques et en physique. Il dispose d’atouts uniques pour poursuivre une carrière scientifique. « Il est bien meilleur que moi », lâche un de ses professeurs. « Quel gâchis ! Les meilleurs matheux et physiciens filent vers la banque d’affaires ou le trading, où on leur propose des ponts d’or… »
Le point commun entre ces deux récits ? Les plus brillants délaissent leur formation scientifique ou une carrière scientifique pour se précipiter sur la finance. La stratégie de Guo Guangchang illustre parfaitement cette évolution. De la recherche scientifique, il est passé au mécano industriel (dans des secteurs souvent lucratifs mais peu novateurs, comme l’immobilier) puis au mécano financier, et ce pour une raison fort simple : travailler ou investir dans une entreprise du secteur des technologies de pointe (biotechnologies, nanotechnologies, etc.) est infiniment plus risqué et moins rémunérateur que la spéculation boursière.
Attrait du cash et considération sociale
Une fois le constat posé, quels enseignements en tirer ? Peut-on éviter ce « gâchis » ?
Des situations de ce type ont bien sûr pour cause des considérations financières mais également sociales, liées à l’image renvoyée par le corps social vis-à-vis de tel ou tel type d’activité.
Sur le plan financier, on peut bien sûr considérer que la recherche publique devrait bénéficier de davantage de moyens. Mais il faut être lucide : d’une part l’État ne peut être omniprésent, d’autre part, dans les conditions actuelles, quels que soient les financements publics, la rémunération d’un chercheur n’arrivera jamais à la cheville de celle d’un trader.
L’évolution des rémunérations de la Finance américaine comparées au reste de l’économie sur longue période
EN LIEN et SOURCE : http://investmentbankerparis.blogspot.com/2011/01/levolution-des-remunerations-de-la.html
Quant à la considération sociale, en déchiffrer les arcanes est aujourd’hui fort complexe. Il y a un siècle, en France – ou dans n’importe quel pays occidental – l’environnement culturel était très homogène et relativement stable. Pour ce qui est de la considération sociale, les détenteurs du savoir (professeurs, « savants »…) rivalisaient sans peine avec ceux qui possédaient argent ou pouvoir politique. On craignait ou respectait ces derniers, mais on admirait les premiers. Le rêve et l’espoir de toute une génération de parents, c’était qu’un de leurs enfants devienne instituteur.
Aujourd’hui, ce schéma monolithique a volé en éclats compte tenu de la multiplicité des référents culturels qui déterminent la considération sociale : cohabitent d’une part une mondialisation des références, d’autre part des replis identitaires, religieux ou culturels. Selon le milieu ou le groupe auquel on appartient, on se réfèrera d’une part à une norme intra-groupe particulière, d’autre part à une norme « mondiale », acceptée par le plus grand nombre.
Cette norme mondiale, c’est aujourd’hui l’argent, la reconnaissance sociale via la fortune matérielle. Exit donc la science et le savoir, d’autant plus dévalorisés que cette science est considérée comme source de catastrophes (Fukushima, Mediator, vache folle, cultures transgéniques, grippe aviaire…), générant des comportements de repli qui vont du « principe de précaution absolue » ou du moratoire érigés en normes suprêmes (on ne fait rien, on ne bouge plus) à la diabolisation.
Dans ce dernier cas, la vision de la science est quasiment « primitive » : on ne comprend pas, on a peur, la science est un « démon » qui va attirer le châtiment divin, la catastrophe scientifique évoquée ci-dessus étant un signe de la colère des dieux ou de la nature, conséquence directe de la volonté des hommes de bouleverser l’ordre divin ou naturel.
Quand on reparle d’éducation…
● d’un côté, la majorité des élèves sort du lycée ou de l’Université avec un niveau de culture générale et de connaissances scientifiques de plus en plus médiocre (pour une analyse plus complète, voir le billet de J.P. Brighelli, À vendre : Éducation nationale, mauvais état, mais fort potentiel).
Les conséquences ? D’une part ces élèves ne possèdent pas le niveau pour accéder à des carrières scientifiques, d’autre part cette médiocrité de connaissances favorise les comportements irrationnels, du type « théorie du complot » dans tous les domaines (« M’sieur, on est vraiment allés sur la lune ? ») ou diabolisation des phénomènes scientifiques ;
● d’un autre côté, les élèves les plus doués, l’« élite », la « crème de la crème », qui ont le niveau pour accéder à ces carrières scientifiques, qui devraient servir de référents ou d’exemples, se détournent de ce type de profession pour investir leurs talents dans la finance. De façon à peine caricaturale, ceux qui ont le potentiel pour devenir le Pasteur ou le Volta du XXIe siècle ont désormais pour modèles George Soros ou Warren Buffett… Short term profit, tel est leur nouveau credo.
À tous niveaux cette culture de l’immédiateté et du miroir aux alouettes est en train de « ratatiner l’humanité ». Au risque de nous répéter (voir nos précédents billets), ce remake de la fin de l’Empire romain que nous vivons actuellement est aussi la fin d’une vague de grandes découvertes liées aux avancées scientifiques et aux investissements réalisés dans ce domaine. Comme Rome avait exploré son « monde possible » en s’aventurant temporairement des landes de l’Écosse aux rives du golfe Persique avant de refluer, la civilisation occidentale a visité temporairement la mer de la Tranquillité et la bien-nommée mer de la Connaissance avant de renoncer à ses projets d’exploration.
En attendant une possible mais cependant hypothétique Renaissance, il faudra donc nous contenter de voir émerger, de temps à autre, un « Marco Polo » qui osera, malgré le peu de considération sociale dont il fera l’objet et le peu de gain qu’il en tirera, prendre – comme eût dit un autre Georges – « une autre route qu’eux ».
SOURCE ET REMERCIEMENTS : LA LETTRE DE LUNDI 10 avril11
EN BANDE SON :
EN COMPLEMENT : Des économies parasitées par la finance
Le secteur financier génère une part fort substantielle de ses bénéfices à travers la mise en place, le trading et la vente de ces fameux CDO et CDS ayant joué un rôle crucial dans le déclenchement de la crise des subprimes. Pour créer ces produits hyper sophistiqués et complexes nécessitant de solides qualifications en mathématiques, génie et autres sciences, les établissements financiers font appel à de jeunes talents dotés des meilleurs diplômes et les rémunèrent entre quatre à huit fois plus que l’industrie classique ou que les autres secteurs de l’économie.
Ce dynamisme du secteur financier se reflète du reste dans sa participation au sein du P.I.B. de nos économies Occidentales dites intégrées. C’est ainsi que, alors que la finance ne comptait que pour 1% de l’activité globale au 19 ème siècle, elle représente aujourd’hui plus de 8% de nos P.I.B. sachant qu’elle embauche – par exemple aux USA – plus de la moitié des jeunes diplômés. Autrement dit, non contente de pomper à son profit des centaines de milliards de dollars et d’euros, la finance ponctionne en outre nos meilleurs et plus brillants cerveaux formés, qui plus est, avec les deniers du contribuable.
Pourtant, le secteur financier ne contribue pas à la création du même nombre d’emplois que les autres domaines de l’activité économique: en fait, il vampirise l’économie – dans le sens où il la vide de sa substance en terme de liquidités et de talents – tout en n’offrant de la valeur ajoutée qu’à un plus petit nombre. En outre, la qualité des entreprises créés dans les secteurs traditionnels se retrouve naturellement amoindrie du fait de la fuite importante des cerveaux de qualité vers ce secteur financier stérile n’offrant rien de notable en terme de progrès social. Ne serait-il pas temps de mettre en place des politiques publiques encourageant ces diplômés à se consacrer à des percées dans les domaines médical, énergétique ou environnemental plutôt que de les laisser s’offrir en pâture à une finance glaciale?