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L’économie financière de la fraude généralisée selon Vincent Bénard

L’économie financière de la fraude généralisée

  VINCENT BENARD : «L’Etat américain ne s’est pas couché devant l’élite financière. Ils ont couché ensemble»

Le Foreclosure gate, c’est l’acte II de la crise du subprime. Dans «Foreclosure gate: les gangs de Wall Street contre l’Etat US», Vincent Bénard estime que ce scandale est révélateur d’une «économie financière de la fraude» quasi généralisée et qu’il pose de sérieuses questions quand à la nature des interventions publiques qui auraient pu éviter la crise. Ou tout au moins pourraient aider à éviter qu’elle ne se reproduise. Extraits.

PLUS DE FRAUDE EN SUIVANT :

Un marché libre suppose que les individus soient à la fois libres ET responsables, ce qui signifie qu’ils soient comptables des conséquences de leurs fautes.

 Ce principe se décline en matière économique: l’individu est libre d’entreprendre et de s’enrichir, sous réserve que:

– d’une part, il n’obtienne rien d’autrui par coercition ou tromperie (en français courant, qu’il soit honnête),

– d’autre part, s’il perd, il assume les pertes (autrement dit, qu’il soit responsable de ses actes). 

Par conséquent, l’état, dans cette vision, ne doit intervenir que lorsque des gens, par erreur ou par malhonnêteté, ont causé préjudice à un tiers. Dans cette conception, l’état «redresseur de torts» doit en priorité procéder, ou faire procéder sous son contrôle, aux diligences suivantes:

l arbitrer les conflits civils qui ne se résolvent pas à l’amiable,

l punir les crimes et autres actes crapuleux,

l arbitrer les situations de faillite, qui sont celles où une personne, une entreprise, ne peut, de bonne foi, tenir ses engagements, parce qu’elle s’est trompée sur son évaluation de l’avenir.

Ces trois fonctions sont absolument essentielles pour que la société et l’économie fonctionnent harmonieusement. Elles sont l’essence de la régulation, au sens originel de ce mot. Nous voyons donc que dans cette conception libérale du droit, pour que la fonction de régulation des sociétés opère bien, il faut à la fois :

l Une législation de bonne qualité, permettant de résoudre les problèmes dans le cadre du respect des droits de propriété.

l Un législateur de bonne qualité, ayant la volonté de résoudre les problèmes dans ce même cadre.

Ajoutons que les marchés, s’ils ne sont pas totalement «auto-régulateurs», fournissent aux agents économiques comme aux instances régulatrices d’excellents signaux d’alerte sur les situations les plus difficiles, à condition que l’information financière soit transparente et de bonne qualité. (…)

Prétendre que la finance américaine était dérégulée est une aimable plaisanterie. La FDIC, l’assurance (publique) des comptes bancaires américains, liste sur son site les lois fédérales «importantes» régulant l’activité financière. Cette liste comporte 25 entrées, qui ont été toutes amendées, partiellement abrogées, et si vous avez la curiosité de cliquer sur les liens vers les lois récentes, vous vous rendrez compte du nombre d’articles que certaines comprennent. Ainsi, le Gramm Leach Bliley act de 1999 comporte 145 pages, ce qui n’est rien à côté des 2300 pages de la loi Dodd-Frank de 2010. Attention, les lois «secondaires» en sont omises, encore que l’on puisse se demander si le CRA de1977 modifié en 1995, qui ne figure pas dans la liste, est une loi secondaire…

Notez que lorsqu’on dit, par exemple, que le Glass Steagall act de 1933 a été aboli, cela signifie seulement que certaines dispositions parmi les plus emblématiques en ont été abandonnées et que les autres ont été reprises par la loi de 1999 qui l’a remplacée, en complément de nouvelles règles. Que certaines de ces règles soient venues assouplir d’anciens textes ne permet pas, à l’examen de ces lois, de parler de «dérégulation sauvage»! Cependant, même une thèse d’un assouplissement des réglementations ou de leur application au cours des dernières années demanderait un examen approfondi. Le chapitre «finance» d’une étude générale du Mercatus Center sur le poids de la régulation aux USA nous apprend que durant la période 1990-2007, les dépenses des agences fédérales régulant le monde financier ont cru de 43% hors inflation pour culminer à 2,8 milliards de dollars, et que le nombre de régulateurs financiers travaillant pour ces agences est de l’ordre de 12.000 rien qu’au niveau fédéral. Accessoirement, dans les années qui ont suivi le vote de Sarbanes Oxley, la réglementation du secteur financier (banque et assurance) a gonflé de 70.000 pages (soixante dix mille, pas une faute de frappe). Qu’est-ce que ce serait si la finance américaine n’était pas «abusivement dérégulée»…

Or, le foreclosure gate révèle à quel point, malgré cette inflation textuelle, la fonction régulatrice de l’état au sens de la «réparation des torts» a été absente aux USA depuis plusieurs décennies. Au cours des chapitres précédents, nous avons découvert:

l Une liste impressionnante de sauvetages avec l’argent du contribuable d’institutions financières déficientes, n’incitant guère les autres à se corriger.

l Une législation du crédit immobilier totalement pervertie par la volonté de «constructivisme social» de l’état américain, lequel, à partir de 1992, a demandé aux banques de prêter à des gens qui auraient été auparavant insolvables, et a ensuite cédé à toutes les demandes législatives des banques résultant de cette obligation: droit de titriser tout et n’importe quoi, d’user de structures législatives byzantines pour échapper à l’impôt, d’user et d’abuser de la comptabilité hors bilan pour abuser les investisseurs, sans oublier les garanties publiques apportées à certaines institutions financières au rôle clé dans la création de la bulle.

l Pire encore, une totale démission (complicité ?) de l’état régalien devant la répétition de fraudes avérées, portées à sa connaissance, et n’ayant entrainé que des suites marginales encore aujourd’hui.

Sur ce dernier point, rappelons seulement, de façon non exhaustive, quelques unes des décisions (ou indécisions…) les plus douteuses du législateur américain pendant la décennie 2000-2010:

l A la fin des années 90, le secrétaire au logement Andrew Cuomo a fait valider par le congrès des montages financiers scabreux initiés par Fannie Mae et Freddie Mac sous tutelle du département du logement, permettant de masquer aux investisseurs le niveau réel de risques pris par les deux sociétés.

l Dès le début des années 2000, l’association des experts en évaluations immobilières s’est plainte plusieurs fois aux régulateurs des pressions exercées par les banquiers et les agents immobiliers. Réactions de justice? Elles furent sporadiques et locales, sans la moindre aide du niveau fédéral.

l En 2004, le FBI a publié un rapport accablant sur la fraude aux crédits hypothécaires, notant une croissance rapide des cas d’estimations gonflées et de tromperies vis à vis des emprunteurs. Le FBI a remis un second rapport encore plus alarmiste en 2006. Réaction du pouvoir en place? Quasiment aucune.

l En cette même année 2004, Franklin Delano Raines, PDG de Fannie Mae et membre de «l’establishment» du parti démocrate, fut accusé d’avoir truqué les comptes de son entreprise, pourtant sous tutelle prétendûment rigoureuse du département du logement (HUD), pour gonfler ses bonus et ceux de ses cadres. Ce sont ainsi 10,6 milliards de dollars de bénéfices fictifs qui auraient été déclarés en 5 ans, selon le Washington Post, permettant à M. Raines de s’octroyer plus de 52 millions de dollars de bonus. Réactions du congrès? Une courte majorité a bloqué toute réforme de Fannie Mae et Freddie Mac, pourtant demandée par quelques parlementaires courageux tels que Ron Paul ou John McCain. Fannie et Freddie ont dépensé 170 millions de dollars de lobbying pour ce résultat. Parmi les premiers bénéficiaires de leurs largesses à l’époque, notons la présence de John Kerry, candidat démocrate battu en 2004, et Barack Obama, ainsi que les sénateurs Dodd et Franck, qui seront quelques années plus tard les auteurs de la législation de régulation financière votée en 2010, très controversée par ailleurs, et arrivant de toute façon trop tard. Franklin Raines dut démissionner, payer une amende de «seulement» 2 millions, mais n’a subi à ce jour aucune poursuite.

l Le «sauvetage» d’AIG par le contribuable américain a fait apparaître que la FED de New York, dirigée à l’époque par Tim Geithner, a négocié des termes de remboursement de certains créanciers (comme Goldman Sachs) incroyablement avantageux, et qu’un de ses vicegouverneurs a empoché une plus value de 5 millions de dollars laissant supposer un délit d’initié. Aucune poursuite à ce jour, malgré l’étonnement public de certains parlementaires. Encore une pièce au dossier de M. Geithner, après sa très grande passivité vis à vis du dossier Lehman Brothers.

l Toutes les grandes banques, Wells Fargo, Bank Of America, etc… ont reconnu qu’une part non négligeable de leurs procédures de saisie immobilière était entachée de ce qu’elles ont appelé jusqu’ici des erreurs, et que certains magistrats locaux ont qualifié plus sévèrement. A ce jour, aucune action de l’administration Obama au niveau fédéral. Pourquoi le régulateur américain s’est-il à ce point couché devant de tels agissements? Pourquoi continue-t-il de le faire?

A partir du moment où Fannie Mae et Freddie Mac, en 1992, ont vu leur mission changée, du refinancement des emprunteurs solvables à celui des emprunteurs peu solvables, ces entreprises ont été en position de force pour exiger du législateur des contreparties leur permettant de gérer le risque induit, voire d’en tirer profit. En outre, l’objectif politique de «la propriété pour tous» porté par nombre de politiciens a justifié toutes les compromissions du congrès, exploitées par ces deux entités.

Mais il serait abusif de faire porter le chapeau aux deux seules Fannie et Freddie. Autour de ces deux acteurs se sont greffés des vautours, dont le symbole le plus emblématique est l’ex fondateur et PDG de Countrywide, Angelo Mozilo, qui a amassé plus de 400 millions de dollars de plus value en revendant ses actions, juste avant d’annoncer les pertes réelles de sa banque, qui allaient la conduire à la faillite. Bilan judiciaire: 67 millions d’amende et zéro années de prison. A ce tarif, frauder est une activité très rentable. Demander à des acteurs privés de la finance de prendre en charge une fonction «sociale» tout en gagnant de l’argent revenait à pousser toute une industrie vers un schéma immanquablement frauduleux. (…)

Toute menace judiciaire contre cette «fraud economy» était présentée comme une menace contre l’accès au rêve américain des familles modestes: une maison à soi. Ajoutons à cela que ces lobbys financiers ont copieusement arrosé les budgets de campagne des parlementaires américains, ce qui n’a pas poussé tous les congressmen a se montrer trop regardants sur les préparations en arrière-cuisine. Il est d’ailleurs amusant ou affligeant, c’est selon, de noter que si les démocrates ont été les principaux bénéficiaires de ces financements dans les années 2000-2008, la balance s’est inversée en 2010, non pas en faveur des candidats les plus réformateurs du parti républicain, mais au contraire vers les plus conservateurs: la finance, devant la débâcle prévisible du parti du président sortant, a préféré devancer le mouvement et financer largement les futurs vainqueurs, afin de pouvoir influer sur leurs décisions ultérieures.

L’état américain ne s’est pas couché devant l’élite financière, il a couché avec, et il continue de se prostituer avec elle pour cet argent. Et cette élite financière tire partie de la situation de la pire des façons qui soit. Et la vitesse d’accroissement de la dette américaine, qui rend l’état fédéral plus que jamais dépendant des grandes institutions financières pour se financer, n’arrange en rien la situation.

Cette crise n’est pas celle de la «dé-régulation», elle est celle de la «co-régulation» de l’économie entre gouvernements et financiers, au nom des «objectifs sociaux» du gouvernement. A chacun son rôle ! Si un état veut s’engager dans des politiques de redistribution sociale, qu’il assume son choix et qu’il finance cette politique par l’impôt, au risque de devenir impopulaire, le choix appartenant au final aux électeurs. Mais qu’il ne prétende pas transférer à d’autres le financement de ses choix sociaux, afin d’espérer en masquer le coût réel. Cette crise démontre par l’exemple que demander au secteur privé lucratif de concilier profitabilité et action sociale est criminogène.

source Agefi juin11

Vincent Bénard est analyste à l’Institut Turgot à Paris et directeur de l’Institut Hayek à Bruxelles. Il est spécialisé sur les thématiques du logement, de l’aménagement du territoire, et de l’étude des effets pervers des interventions publiques sur l’économie. Il a en particulier publié en 2007 «Logement, crise publique, remèdes privés». Il est le co-auteur avec Pierre De La Coste du rapport «L’hyper-république, bâtir l’administration en réseau autour du citoyen, rapport sur la réforme de l’Etat français».   

EN LIEN : www.comprendre-le-foreclosuregate.com

VINCENT BENARD «Foreclosure gate: les gangs de Wall Street contre l’Etat US. Editions Edouard Valys. 146 pages.

SON BLOG : http://www.objectifliberte.fr/

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