Le deuxième acte d’une tragédie par Andreas Höfert
FIN DE PARTIE. Le scénario actuel de la crise de la dette souveraine peut aisément être comparé à une pièce de Samuel Beckett.
La crise de la dette souveraine en Europe n’est pas un événement isolé. Il s’agit simplement du deuxième acte d’une tragédie amorcée à la mi-2007, qui a atteint un premier point culminant en septembre 2008 avec la chute de Lehman Brothers. Le jargon des experts pour expliquer ce qui s’est passé et se passe actuellement peut intimider les non-initiés. C’est regrettable car notre crise financière continue de suivre un schéma simple. Comme dans une tragédie classique, elle débute par un prologue et se déroule en trois actes.
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Prologue: l’insouciance de la cigale
Les bulles et crises financières sont vieilles comme le monde. Les bibliothèques regorgent d’histoires hautes en couleur et parfois choquantes sur les folies financières passées.
Comment se fait-il que le bulbe d’une fleur exotique ait pu se monnayer contre une somme équivalente à dix fois le revenu annuel d’un artisan expérimenté, que le parc qui entoure le palais impérial de Tokyo ait pu valoir autant que l’ensemble du marché immobilier de la Californie, que l’ébauche sommaire d’un business plan par des jeunes informaticiens supposés surdoués ait pu valoir autant qu’un fleuron centenaire de l’industrie dégageant de confortables bénéfices et employant des milliers de salariés?
Les mots les plus dangereux dans le monde de la finance nous séduisent inlassablement: «Cette fois, c’est différent». C’est aussi le titre d’un ouvrage passionnant consacré aux crises financières de ces 400 dernières années et publié il y a deux ans par les économistes américains Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff.
Notre promptitude à croire aux fausses promesses des bulles financières contredit la théorie économique selon laquelle les individus sont rationnels et les marchés efficaces. Il faut donc que les économistes explorent d’autres disciplines – psychologie, sociologie et histoire – pour mieux expliquer notre naïveté.
Tout comme les flammes ont besoin d’oxygène, les bulles financières ont besoin d’argent et de la promesse d’encore plus d’argent – autrement dit, de crédit – pour enfler. Du coup, la peur d’un retrait de la liquidité et du crédit facile peut causer leur éclatement. C’est ce qui c’est produit en 2007.
Acte I: l’air s’échappe de la bulle
Lorsqu’une bulle éclate, les bilans des ménages et des intermédiaires financiers prennent soudain une apparence grotesque car les cours des actifs s’effondrent alors que le passif reste stable.
Vendeurs et acheteurs potentiels redoutent la baisse des cours des actifs et, même s’ils pouvaient être vendus, leur valeur amoindrie ne couvrirait pas les engagements des vendeurs.
Ce fut une fois de plus le cas en 2007-2008 lorsque de nombreux intermédiaires financiers, banques et assurances, sont devenus insolvables. Bien plus que l’insolvabilité de ménages privés, la faillite d’intermédiaires financiers peut avoir des conséquences dévastatrices sur l’économie. Si, après Lehman Brothers, d’autres intermédiaires financiers avaient plongé, nos cartes de crédit auraient cessé de fonctionner, suivies des distributeurs automatiques de billets. Des files d’attente se seraient formées devant les portes fermées des banques et, dans le pire des cas, toutes les transactions financières auraient été bloquées. Bref, l’activité économique aurait été paralysée.
C’est pour éviter ce scénario catastrophe que les gouvernements sont massivement intervenus et que leurs plans de sauvetage se sont traduits par le renflouement, voire la nationalisation, de certaines banques ainsi que par l’achat d’actifs toxiques. Le sauvetage du système financier s’est révélé très onéreux. La récession qui a suivi la crise a encore plus creusé les déficits publics.
Acte II: le secteur public tremble
La crise financière aurait pu cesser à la fin du premier acte. Malgré l’envolée de la dette publique et ses conséquences néfastes en termes de croissance et d’inflation, de nombreuses crises financières se sont essoufflées avant le deuxième acte. Mais, lors de la crise 2007-2008, trois problèmes majeurs ont ébranlé les Etats.
Premièrement: la dimension géographique de la crise. Alors que la plupart des crises financières de ces dernières décennies ont été confinées à quelques pays, celle de 2007-2008 a touché à la fois les Etats-Unis et l’Europe, c’est-à-dire plus de 50% du PIB mondial. Seule la crise asiatique de 1997-1998 peut être comparable, sans avoir toutefois eu la même ampleur. La nouvelle dette émise par les Etats-Unis et les pays européens pour stabiliser leur système financier a été à l’échelle de leur taille. Selon les estimations de l’Economist Intelligence Unit, depuis 2008 la dette publique aura augmenté d’environ 4000 milliards de dollars en moyenne par an jusqu’en 2011. Pour 2012, malgré les plans de rigueur, il faut s’attendre à une progression comparable.
Deuxièmement, cette nouvelle dette vient gonfler l’endettement des économies développées qui était déjà considérable avant la crise. Selon le Fonds monétaire international (FMI), la dette publique des pays développés se situait à 80% du produit intérieur brut en moyenne avant la crise. Elle aura bondi à 120% d’ici 2012. En outre, la plupart des pays de l’OCDE sont confrontés au défi du vieillissement démographique, qui pèse déjà et qui pèsera encore davantage sur leurs finances publiques d’ici quelques années. En fait, si l’on y ajoute les fameux «engagements non-financés» implicites inhérents à divers programmes sociaux, ces passifs «hors bilan» créent une situation financière insoutenable.
Enfin, cette émission massive de dette a touché certains pays qui ne peuvent pas la monétiser. On parle de «monétisation» de la dette (sa conversion en argent) lorsqu’un Etat émet de la dette (des obligations) pour financer ses dépenses et que la Banque centrale achète cette dette en faisant tourner la planche à billets. C’est pourquoi nous assistons aujourd’hui à une crise de la dette en Europe mais – malgré la récente dégradation de la note du crédit US – pas vraiment aux Etats-Unis, ni au Royaume-Uni, ni encore au Japon. La Grèce, le Portugal et l’Irlande sont insolvables et susceptibles de faire défaut sur leurs dettes car celles-ci sont libellées en euros, et non en monnaies locales.
Acte III: la redistribution des cartes
Alors qu’ils voient une relation négative significative entre la taille de la dette publique et le taux de croissance, Reinhart et Rogoff réfutent l’existence d’un tel lien empirique entre dette publique et inflation. Cette affirmation est troublante au premier abord mais ne surprendra pas les monétaristes, qui perçoivent l’inflation comme un phénomène purement monétaire. D’après eux, l’inflation ne succède à une envolée de la dette publique seulement si cette dette est monétisée avec la complicité de la Banque centrale.
Le scénario de fin de partie se résume donc à l’alternative: quel Etat monétise sa dette et quel Etat ne le fait pas. La réponse à ces questions n’est pas économique mais politique. Pourquoi?
La problématique du crédit peut être vue comme un conflit entre prêteurs et emprunteurs, entre créanciers et débiteurs. La politique peut favoriser un camp au détriment de l’autre. Dans le camp des créanciers on trouve les épargnants, les retraités et les personnes âgées en général. L’Allemagne est la créancière de la zone euro alors que la Chine endosse ce rôle pour le monde. Parmi les débiteurs figurent les entrepreneurs et les jeunes. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et les pays méditerranéens de la zone euro appartiennent clairement à ce camp.
En général, comme les Etats sont également des emprunteurs, leurs gouvernements ont le réflexe de favoriser les débiteurs par rapport aux créanciers. Cette vue doit cependant être quelque peu nuancée car les personnes âgées utilisent plus souvent leur droit de vote que les jeunes. Ils influencent donc le positionnement des gouvernements face au conflit entre prêteurs et emprunteurs.
Favoriser les débiteurs en monétisant la dette est source d’inflation. Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, l’Etat – mais aussi de nombreux ménages – sont lourdement endettés. Il est donc très probable que l’inflation soit l’issue la plus acceptable, au moins pour ces deux pays.
Favoriser les créanciers en refusant de faire marcher la planche à billets entraîne des faillites de particuliers et d’Etats. Cela accentue donc le risque de déflation et de dépression. Voilà ce qui attend les pays méditerranéens de la zone euro qui ont annoncé des plans d’austérité draconiens.
Alors que la fin de partie paraît claire aux Etats-Unis et au Royaume Uni, elle n’est pas encore définie en Europe. C’est pour cette raison, que nous y sommes en pleine crise. L’Allemagne voudrait une issue sans inflation, où les Etats périphériques seraient «punis» par de la décroissance pour leur gaspillage passé. La périphérie de l’Europe a néanmoins un moyen de chantage: la sortie de l’euro. C’est donc en Allemagne que se joue le scénario de fin de partie pour l’Europe: soit elle paye pour tous, mais elle n’en a pas vraiment les moyens, soit la Banque centrale européenne monétise aussi, soit l’euro se brise.
Et le spectacle continue
Les lendemains de fête sont souvent synonymes de gueule de bois et, après la folie des années 2000, il n’existe donc à mon avis que deux scénarios de fin de partie: déflation/dépression ou inflation. Mais, même si la monétisation de la dette s’effectue à grande échelle, il faudra un certain temps avant que l’inflation se manifeste. La Grande Récession de 2008-2009 a laissé de nombreux pays avec un chômage de masse et des capacités de production sous-utilisées.
Cela dit, il se pourrait aussi que le torrent de liquidités déversé à l’échelle mondiale depuis le début de la crise financière parviennent à regonfler le cours des actifs tout en accentuant la volatilité du marché. Ce gonflement de la masse monétaire pourrait finalement engendrer les prochaines bulles. A l’instar de l’excès de liquidité consécutif à la bulle technologique, qui a alimenté la bulle immobilière et celle du crédit. On dirait que le spectacle doit continuer, encore et encore, ou pour reprendre la constatation de Hamm, un des personnages de Fin de Partie de Samuel Beckett: «La fin est dans le commencement et cependant on continue.»
Andreas Höfert Chef économiste UBS aout11
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