Behaviorisme et Finance Comportementale

Une mauvaise taxe pour l’Europe par Kenneth Rogoff

Une mauvaise taxe pour l’Europe par Kenneth Rogoff

 L’Europe est déjà dans de beaux draps, pourquoi ne pas en rajouter une couche ? Il semble que se soit le raisonnement de la Commission Européenne avec sa proposition de taxer les transactions financières – l’ultime réponse de la Commission à la croissance et aux problèmes financiers purulents de l’Europe.

 

Il est indéniable que l’idée d’une taxe sur les transactions financières soit intellectuellement attrayante. Les Européens ordinaires doivent payer une taxe sur la valeur ajoutée sur la plupart des biens et des services qu’ils achètent. Alors pourquoi ne pas taxer l’achat d’actions, d’obligations et de toutes sortes de dérivés ? Une telle taxe frappera les particuliers fortunés et les firmes financières plus que n’importe qui d’autre et ramènera par ailleurs de substantiels revenus.

 La Commission Européenne estime en effet que sa proposition de taxer les transactions d’actions et d’obligations à 0,1%  et celles des dérivés à 0,01% devraient rapporter plus de 50 milliards d’euros. Et, cerise sur le gâteau, une taxe sur les transactions financières permettrait de juguler la spéculation sur les marchés financiers.

 Si seulement c’était si simple. Bien sûr, la taxation des profits et des bonus des sociétés financières devrait être similaire à celle d’autres activités économiques. Il faut contenir l’excès de levier. Un retour aux niveaux macroéconomiques et à la stabilité financière d’avant 2007 permettrait de soutenir la croissance. Malheureusement, même si le principe d’une taxe sur les transactions financières a la préférence des observateurs économiques libéraux et des ONG Robin de bois, il n’en reste pas moins une très mauvaise approche pour parvenir à ces louables résultats.

EN LIEN :  http://blogs.lecho.be/colmant/2011/10/et-revoil%C3%A0-tobin.html

 PLUS DE ROGOFF EN SUIVANT :

Bien sûr, de grands penseurs économiques comme John Maynard Keynes et feu le prix Nobel James Tobin avaient formulé plusieurs propositions de taxation des transactions financières afin de réduire la volatilité économique. (La taxe Tobin ne s’appliquait spécifiquement qu’aux transactions de change.) Mais, depuis lors, de nombreux chercheurs économiques se sont penchés sur cette idée et on ne peut franchement pas dire que les résultats de leurs recherches donnent raison à cette idée.

 Ce genre de taxe limite certainement la liquidité des marchés financiers. A l’évidence, moins de transactions implique moins d’informations de prix. Mais ni les théories ni les simulations ne font la preuve évidente d’une baisse de la volatilité. Et, même si l’idée d’une telle somme de revenus fiscaux récupérée grâce à une taxation si minime semble une belle et grande chose, la baisse du volume des transactions entrainerait un rétrécissement précipité de l’assiette de l’impôt. Les gains ultimes seront donc probablement décevants, ainsi que l’a découvert la Suède il y a vingt ans lorsqu’elle avait tenté de taxer les transactions financières. 

 Pire encore : on assisterait à long terme à un déplacement du poids de l’impôt. Des taxes sur les transactions plus élevées entrainent une augmentation du coût du capital, et donc, à terme, un ralentissement des investissements. Les stocks de capitaux étant moindres, on assisterait à une baisse de la production, entrainant dans son sillage une baisse des revenus publics, ce qui viendrait contrebalancer de manière substantielle le gain direct de cet impôt. A long terme, on constaterait une baisse des salaires et le travailleur moyen finirait par supporter une part significative du coût. Plus largement, la taxe sur les transactions financières viole le principe général de la finance publique selon lequel il est inefficace de taxer les facteurs de production intermédiaires, particulièrement ceux qui sont fortement mobiles et fluides dans leur réponse.

 Tout ceci est bien connu, même si les leaders d’opinion, les hommes politiques et les philanthropes influents préfèrent l’ignorer. La Commission Européenne a surement été fortement mise en garde par le département des Affaires Fiscales du Fonds Monétaire International, dont les économistes ont largement et précisément répertorié les pours et les contres de ces principes de taxation des transactions financières. Comment alors expliquer l’entêtement de la Commission ?

 L’interprétation la plus généreuse est que la Commission n’accorde aucune foi aux estimations et aux analyses des économistes et juge cette taxe plus facilement réalisable que généralement estimé (un scénario qui rappelle le débat autour de la création de l’euro.) Il est vrai que, et contrairement à ce que les analystes auraient pu imaginer, les gouvernements d’Amérique Latine, particulièrement les autorités brésiliennes, sont effectivement parvenus à collecter de substantielles rentrées fiscales par l’impôt sur les retraits bancaires (une version crue de la taxe sur les transactions financières.) Mais on ne peut pas dire par ailleurs que la croissance maintenue de l’Amérique Latine soit un argument de poids en faveur de cette approche, et la prise en compte de la perte de revenus fiscaux due à un PIB plus faible donneraient des résultats fiscaux certainement bien moins impressionnants.

 Une autre éventualité serait que les Européens sont peut-être arrivés à la conclusion que les avantages politiques d’une taxe sur les transactions financières compenseraient ses défauts économiques. On peut évidemment soutenir l’argument que le principe d’une taxe sur les transactions financières recueille tellement de soutien populaire que les intérêts financiers politiquement puissants ne parviendraient pas à s’y opposer. On pourrait presque y croire, sauf que cette taxe est tellement contreproductive sur le long terme qu’il est difficile d’envisager que cela puisse être mieux que rien. 

Il y a des interprétations plus cyniques des motivations de la Commission Européenne. Les responsables ont peut-être constaté que pratiquement tout est déjà lourdement imposé en Europe. Donc, il se pourrait qu’ils cherchent à créer un consensus autour de nouvelles sources de revenus plutôt que de financer les institutions de l’Union Européenne en exigeant des assiettes existantes des contributions supérieures. La Commission est aussi peut-être consciente du fait que le principe d’une taxe sur les transactions financières n’aboutira pas, en conséquence de désaccords intra-européens et veut donc tout simplement récupérer un capital politique à partir d’une proposition extrêmement populaire. 

Après l’explosion de la crise financière en 2008, l’ancien directeur de la Réserve Fédérale américaine Paul Volcker avait affirmé que la seule innovation financière valable des dernières décennies était l’ATM. Et, comme le montre très bien le documentaire oscarisé Inside Job, aucune des autres personnes, dont certaines des innovations moins utiles ont entrainé la crise financière – hommes politiques, financiers, et tant d’autres – n’en a vraiment payé le prix. 

La colère contre les financiers se justifie à plus d’un titre, et leur mode de fonctionnement doit réellement être modifié. Mais même si elle s’inscrit dans un noble héritage intellectuel, une taxe sur les transactions financières n’est pas la solution aux problèmes de l’Europe – ni du monde.

 Kenneth Rogoff, ancien chef économiste au FMI, est professeur en économie et politique publique à l’Université Harvard.

  Project Syndicate, oct 2011. Traduit de l’anglais par Frédérique Destribats

EN COMPLEMENT : Tobin: grand économiste, mauvaise taxe Par Jean-Pierre Béguelin

La taxe Tobin sur les transactions financières est l’exemple même d’une fausse bonne idée non seulement car elle est quasi impossible à appliquer, mais surtout parce que ses conséquences sont imprévisibles, vu son impact en cascade.

 Le Prix Nobel James Tobin fut un grand économiste, par sa taille, par la profondeur de son esprit, par son autorité calme et réfléchie. Je l’entends encore dire son admiration pour le système suisse des chèques postaux qui permet à la population du pays de payer sans numéraires tout en évitant le risque bancaire inhérent aux chèques privés. Sensible aux excès des fluctuations financières, qui limitent l’investissement effectif des firmes en favorisant la thésaurisation des épargnants, il s’effraie dès 1972 de la grande instabilité probable des changes nouvellement flottants. Il propose alors d’introduire une taxe faible mais non négligeable sur les transactions de change, dénommée Taxe Tobin par ses partisans, les altermondialistes d’abord, le G20 quoique du bout des lèvres en 2008 et le couple (?) franco-allemand récemment.

 Or, si une telle taxe peut sembler de prime abord décourager les agioteurs achetant et revendant sans cesse et réduire par là le flottement naturel des cours, son impact est malheureusement très sensible à l’effet de cascade. Contrairement à la TVA par exemple, une taxe en cascade est un impôt levé sans déduction à tous les stades de la production ou sur toutes les transactions d’un marché. Même si elle est faible en elle-même, son montant finalement répercuté sur le consommateur est nettement plus grand. Avec un taux de 10% par transaction, un producteur qui achète 50 de matières premières et ajoute 50 par son travail, verra sa marchandise lui revenir à 105 car il aura payé 5 à l’Etat sur ses achats. Il devra alors ajouter 10,5 d’impôt indirect à son coût effectif si bien que son produit sera finalement mis en vente à 115,5, soit grevé d’une taxe indirecte de 15,5%. Pire, si parallèlement un autre producteur n’a pas besoin d’acheter les matières premières – un boulanger qui posséderait le champ dont est tiré son blé par exemple –, ce dernier ne subira aucune taxe intermédiaire. Son coût sera de 100, son prix de vente de 110, soit nettement moins que ses concurrents. L’imposition en cascade favorise ainsi l’intégration verticale d’une économie et gêne la concurrence, ce qui est loin d’être optimal. En outre, la taxe finale est particulièrement élevée si les intermédiaires à faible valeur ajoutée abondent dans la production ou dans le marché. Dans l’exemple ci-dessus, si c’est un courtier qui a livré la matière première en ajoutant seulement 1 de valeur, le producteur paiera ses achats non pas 55, mais quelque 61, car l’intermédiaire aura payé 5 de taxe sur son achat et demandé 6 au producteur lors de la revente. Ce dernier verra alors son prix de revient passer à quelque 116 et son prix de vente à quelque 123, soit 7 de plus qu’en l’absence de courtier.

 Or l’abondance des petites transactions intermédiaires est l’essence même des marchés financiers, du marché des changes en particulier, car ce sont ces transactions qui permettent de fixer les cours à un niveau économiquement correct. Dans une vente aux enchères par exemple, seul l’acheteur paie le bien, ceux qui ont enchéri n’ayant rien versé dans l’intervalle. En un sens, c’est là un marché parfait qui s’auto-équilibre sans peine et sans frottement. Il est malheureusement impossible de l’appliquer tel quel aux changes, les ventes et les achats simultanés des monnaies étant trop nombreux et trop imbriqués pour ce faire. Lorsqu’un horloger suisse vend une montre à Oulan-Bator, il devra bientôt échanger ses tugriks contre des francs et pour cela trouver un Helvète moyen ayant besoin de monnaie mongole, pour ses vacances par exemple. Plus probablement, c’est sans doute un couturier italien recherchant des tugriks pour payer son cachemire brut qui s’annoncera d’abord, encore qu’il aura dû auparavant se procurer des francs avec ses euros. Dans la réalité, ce sont essentiellement les banques cambistes qui jouent les intermédiaires en offrant et en vendant sans cesse ou presque toutes sortes de devises. Elles veulent évidemment couvrir leurs coûts et être rémunérées pour ce service. Certaines d’entre elles prennent en outre des positions à découvert – et donc spéculent –, pour être en mesure de financer la détention d’un large pool de liquidités en devises différentes.

 Si on levait une taxe à chaque stade de ces opérations, celles-ci vont renchérir et le mécanisme de fixation des cours boiter, par exemple si notre couturier italien avait soudainement de la peine à trouver des francs bon marché. Parce qu’elles doivent passer par une grande devise internationale et donc utiliser plus d’intermédiaires payant l’impôt, les petites économies à monnaie indépendante souffriront le plus de la taxe. Le berger mongol recevra moins pour sa laine et paiera plus pour son blé. En outre, les économies déficitaires souffriront elles aussi relativement beaucoup, car elles ont sans cesse besoin de courtiers pour échanger un trop-plein de monnaie locale contre des devises trop rares. A l’inverse, les pays excédentaires comme la Suisse vont y gagner si bien qu’une taxe mondiale sur les transactions de changes rendrait le franc encore plus fort qu’il ne l’est actuellement.

 Quoique dans une moindre mesure qu’avec les changes – marché entrecroisé très compliqué et mondialisé –, une simple taxe sur les transactions boursières type Merkel-Sarkozy serait lourde de distorsions. Les actions ne seraient sans doute pas autant valorisées qu’en l’absence de taxe car il leur manquerait le dernier acheteur prêt à prendre le risque supplémentaire pour donner le dernier coup de pouce vers le haut. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé en Suède où une taxe de 1%, puis de 2% au total sur les transactions boursières fut appliquée entre 1984 et 1991. Cette dernière a certes rapporté quelque 4 milliards de couronnes mais en dévalorisant les actions à tel point que les rentrées de l’impôt sur gains en capitaux ont reculé d’un montant quasi identique. Pour les titres à revenu fixe, ce fut encore pire, l’introduction de la taxe ayant littéralement gelé le marché. Les obligations, y compris celles de l’Etat, sont devenues quasi illiquides, une conséquence qui serait sans doute inopportune dans l’Europe d’aujourd’hui.

 Ainsi, la taxe Tobin apparaît comme l’exemple même d’une fausse bonne idée. En voulant punir les méchants spéculateurs, on pénalise aussi les bons, ceux qui liquéfient le marché, et les autres agents aux besoins financiers parfaitement légitimes. En outre, la mise en place d’une telle taxe est non seulement difficile en raison des nombreuses possibilités de l’éviter – argument connu –, mais elle est encore dangereuse parce que son impact est difficilement mesurable et prévisible vu son caractère en cascade. A moins bien sûr qu’on ne la lève que pour faire de l’argent. Dans ce cas cependant, ce sera un vrai gâchis, car les marchés auront assez d’imagination pour ne pas la payer. Méfions-nous des effets d’annonce…

source le temps sep11

Laisser un commentaire