Au coeur de la création de richesse : l'Entreprise

Goldman Sachs ; sur le fil du rasoir…..

Goldman Sachs ; sur le fil du rasoir…..

Ne nous leurrons pas. Si Goldman Sachs (GS) est aujourd’hui vouée aux gémonies par l’opinion, les politiques, ou les Etats, c’est aussi parce que la banque a été un leader incontestable dans son domaine. Qualifiée de “machine à bulles” dans une enquête retentissante du magazine Rolling Stone, affublée du surnom de “bankster”, elle a cristallisé les pires vindictes lorsque l’opinion publique a brutalement pris conscience en pleine crise de son habileté à surfer sur les vagues, à “sentir le vent”, et à exceller dans les hedge funds et le trading. Au-delà des affaires, polémiques, et procés d’intention en tous genres, – justifiés ou pas -, Le nouvel Economiste cherche ici à analyser les spécificités, mais aussi les limites, d’un modèle extrêmement performant.

Un modèle qui s’est appuyé notamment sur une grande capacité d’innovation financière, l’excellence du produit/service proposé, et un mode très singulier de recrutement et de management de talents. Au risque de flirter avec la ligne jaune. Et de devoir, de gré ou de force, rebondir en se recentrant sur son premier métier, le conseil.

“Ce soir, les blagues sont sponsorisées par Goldman Sachs. Et ne vous en faites pas pour eux ; que les gags vous fassent rire ou pas, la banque gagnera de l’argent”… Ce trait d’humour de Barack Obama fait son effet au traditionnel dîner avec la presse, tant il correspond à ce que l’opinion comme les responsables politiques retiennent de la crise : la finance de marché dérégulée est un casino qui brasse des sommes abyssales, mais à la fin, c’est toujours Goldman Sachs qui gagne.

“Ils sont de tous les bons coups, quand un marché explose quelque part, ils sont toujours impliqués, d’une manière ou d’une autre”, s’étonne dans un récent reportage (3) John Cassidy, qui suit Wall Street depuis 20 ans pour le New Yorker. Grande Dépression en 1929, éclatement de la bulle Internet en 2000, crise des subprimes en 2007, de la dette européenne et demain, des matières premières… la banque semble dotée du don de prédiction et d’ubiquité pour surfer sur le marché et anticiper les mauvais coups.

Des atouts qu’elle tire d’une organisation bien rodée que Marcus Goldman, fondateur en 1869 d’une entité spécialisée en gestion d’effets de commerce, ne reconnaîtrait certainement pas ; elle est devenue un géant de la finance – ses 35 000 salariés travaillent dans 32 pays –, mais aussi sa palette d’activité s’est élargie. Vénérable et traditionnelle banque d’affaires (d’investissement dans la terminologie anglo-saxonne), digne représentante de l’espèce hybride apparue aux Etats-Unis après la Grande Dépression et le Glass Steagall Act, son activité consistait à aider les plus grandes entreprises dans la gestion de leur haut de bilan, et les conseiller dans leurs acquisitions et leurs appels au marché. Sa matière grise s’est ensuite adressée aux Etats pour les emprunts et les privatisations, puis aux grandes fortunes. Surtout, GS a changé de dimension lorsqu’elle a plongé dans le marché très porteur du trading. Avec brio.

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Le virage du trading et des hedge funds

Le départ à la retraite en 1990 du sage John Weinberg, président de GS, a en effet sonné comme un nouveau départ pour la maison du 200 West Street à Manhattan, soumise à rude concurrence en matière de conseil. Sous la direction des successeurs – Robert Rubin, Jon Corzine, Hank Paulson puis Lloyd Blankfein –, la banque a accru son activité de trading pour ses clients et son compte propre, plus rentable (cf. encadré chiffré) et en parfaite adéquation avec sa culture de l’innovation. “Elle a été la première à concocter des produits structurés au gré à gré, personnalisés pour le client”, relate Michel Baroni, professeur de techniques financières à l’Essec.

Conséquence d’un effort soutenu en R&D, “qui a engendré au moins un tiers des nouveautés sur les marchés financiers depuis 10 ans”, observe Philippe Thomas, professeur de finance à ESCP Europe, ancien banquier d’affaires. Obligations, devises, matières premières, rien n’a plus échappé directement ou indirectement aux innovations de GS. Laquelle a alors mis l’accent sur le sacro-saint service aux hedge funds (HF) fortement rémunérateur et a d’ailleurs créé ses propres fonds d’investissements, concurrents de ses clients. Car elle intègre vite que les HF fournissent jusqu’à la moitié des revenus des opérations de trading des banques de la City ou de Wall Street.

La meilleure de la place en matière de courtage et de services aux HF – infrastructure administrative, financement, exécution des transactions, analyses – utilise néanmoins toutes ces informations accumulées pour “nourrir” également ses propres HF, ainsi que ses autres activités. C’est peut-être dans la prise de risque et de liberté en flirtant avec la ligne jaune, que la mue a été la plus spectaculaire, pour une maison qui, dans les années 80, se refuse encore à soutenir les OPA hostiles.

Cette approche pragmatique, parfois même cynique, des affaires bâtit son succès. Dans les 14 “business principles” de la banque, “l’intérêt de nos clients est primordial” figure en première place. Pourtant la mise sous tension entre la banque et son client n’a petit à petit plus été perçue comme une mauvaise chose. “La loyauté envers le client n’est pas toujours facile en raison de nos métiers multiples”, précise même en interne un manuel de bonne gouvernance du département des crédits immobiliers en 2007 (1).

Les clients ont affaire à de véritables cerveaux qui s’activent plus vite que les autres – Jim O’Neill, l’économiste en chef à Londres, n’a-t-il pas forgé le concept des BRICs ? – mais ils doivent aussi s’attendre à ce que ces prestataires de luxe utilisent leur vision du marché, leurs ordres d’achat et de vente pour établir leur propre stratégie. De même, alors que les analystes de GS aident les structures de capital investissement à repérer les cibles les plus intéressantes, Goldman Sachs Private Equity prend part au capital des entreprises de façon minoritaire, en concurrence directe avec les clients. Fonctionnement que la réglementation financière permissive n’interdisait pas.

“Il existe toujours un fossé entre la morale et la loi, que les régulateurs comblent petit à petit. Mais les banquiers issus des meilleures écoles sont malins, ils contournent à chaque fois les réglementations avec un coup d’avance”, explique la journaliste australienne Katia Wachtel qui signe sur le site Business Insider (3).

Management, la “centrifugeuse écrémeuse”

Pour autant les clients ne se sentent pas trahis lorsqu’ils s’adressent à Goldman Sachs, “ils savent qu’ils frappent à la porte de La banque, qui parvient à recruter les plus grands talents grâce à son image d’excellence intellectuelle, d’innovation, de travail en équipe”, précise Marc Roche. Contrairement à la concurrence, son approche de recrutement est individuelle : l’entreprise débauche rarement des équipes entières pour renforcer sa force de frappe, mais un homme seul, parfois interrogé par 10 à 20 personnes.

Le nouveau venu devra adhérer à cette culture maison très particulière : travail acharné, “nocturnes” à foison et pression continue. Une fois par an, chacun est jugé à 360 degrés par une douzaine de personnes – pairs, supérieurs et subalternes. “Les effectifs sont alors divisés en quartiles selon leur performance. Les Q1 peuvent espérer un jour prétendre au statut vénéré d’associé, les perdants seront emportés dans les nombreuses charrettes d’après Noël, où Goldman remplace systématiquement jusqu’à 10 % de ses effectifs les moins performants”, relate Marc Roche.

Même les associés ne sont pas éternels. Certains sont priés de quitter leur place après avoir bénéficié – une dizaine d’années en moyenne – du statut. Cet appel d’air évite la fossilisation et permet de suivre l’évolution technologique. L’appellation “moines banquiers” de Marc Roche ne semble pas éloignée de la réalité de cette antre du travail, peu propice aux golden boys cocaïnomanes ou spécialistes de l’égocentrisme. Outre son apparence austère façonnée par un code vestimentaire si strict – costume sombre, chemise blanche et cheveux coupés ras – le goldmanien n’a pas vraiment intérêt à se mettre en évidence, afin de faciliter le travail en équipe et la circulation d’information, renforcée par la collégialité perpétuelle et les structures horizontales.

“Dans les mémos le “nous” est de rigueur, le “je” n’est utilisé que pour expliquer une erreur ou faire son mea culpa”, remarque Marc Roche (1). Egalitarisme renforcé par le système du binôme de la base au sommet de la hiérarchie (cf. encadré) et une novlangue gommant les différences. Les “back offices” deviennent ainsi des “fédérations” dans “la secte”. “Nous l’appelions ainsi, tant les caractéristiques des banques d’investissement y étaient exacerbées”, se souvient cet ancien de Merril Lynch, qui souhaite garder l’anonymat.

Le réseau et l’influence plutôt que la publicité

Si le grand public ne connaît pas vraiment ce vivier de cellules grises régi par des règles singulières, c’est que le culte du silence y a toujours été de rigueur. Mieux vaut ne pas trop faire parler de soi dans ces métiers où les relations doivent être multiples mais discrètes. L’unique partner qui occupe la fonction de porte-parole se rapproche plus du cerbère que du communicant, et alors que la banque est cotée en Bourse, les associés distillent les interviews avec parcimonie.

Le salarié n’a pas le droit de parler des dossiers à son épouse : comme l’ancien salarié, il est tenu au secret. Ce mutisme – qui n’a pas facilité l’enquête du nouvel Economiste – ne signifie pas pour autant que GS reste apathique en matière d’influence qu’elle exerce par son formidable réseau. Après avoir trimé dur, les ex-associés peuvent enfin réaliser leurs ambitions personnelles en se lançant dans la politique, la gestion d’un hedge fund, l’enseignement universitaire… et constituent ainsi un redoutable réseau d’affaires.

Pour Philippe Thomas, “seule cette maison fait partir de la sorte des talents en poissons pilotes pour servir ses intérêts”. GS développe le “capitalisme d’accès” aux Etats Unis par ceux qui font la navette public-privé (Paulson, Rubin) en Europe par des conseillers qu’elle recrute à prix d’or, avec un casting différent de ses concurrents : sont visés en priorité non pas des diplomates à la retraite mais des techniciens plus en retrait, qui connaissent les rouages des instances nationales et européennes.

Anciens économistes, banquiers centraux, hauts fonctionnaires constituent des recrues discrètes de choix pour murmurer à l’oreille des décideurs, extraire des informations utiles ou décrocher des mandats. Il est toujours judicieux de pouvoir “prévoir” un quelconque sauvetage ou changement de taux directeur, des informations que les salles de marché savent “monétiser”. Mario Monti, actuel président du Conseil italien, a ainsi été conseiller de GS depuis 2005 jusqu’à sa nomination ; Lucas Papademos, nouveau Premier ministre grec, a été gouverneur de la Banque centrale hellène entre 1994 et 2002 et a travaillé pour GS ; Mario Draghi, nouveau directeur de la BCE, était même vice-président de GS International pour l’Europe entre 2002 et 2005, en charge des entreprises et pays souverains. Le réseau fait partie des atouts maîtres de l’empire Goldman, tissé de main de maître depuis les années 90 par des Peter Sutherland, ex-commissaire européen, ou Otmar Issing, ex-membre du directoire de la Bundesbank, ex-économiste en chef de la BCE.

La double structure associés-gérants/Bourse

Si la maison ne ressemble pas aux autres, c’est aussi que l’esprit d’avant 1999 colle aux murs. Les dirigeants ont tout fait pour garder la culture d’associés gérants afin de maintenir la cohésion au sommet et d’éviter les classiques querelles de chapelle. Avant la cotation, les associés étaient responsables à hauteur de leurs avoirs personnels en cas de pertes et leurs fonds propres étaient utilisés comme principale ressource.

Responsables sur leurs biens, ils réinvestissaient l’essentiel des bénéfices. La banque – qui n’était plus à même de financer l’expansion du négoce et l’ouverture de bureaux à l’étranger – a dû recourir aux marchés en allant en bourse, et n’a pas eu à le regretter. Grâce à sa solide réputation, comme à ses connections au sommet de l’Etat, elle est restée tout aussi attractive, même au plus fort de la crise. Warren Buffet, sollicité en 2008, n’a d’ailleurs pas longtemps hésité avant de sortir 5 milliards d’euros de son portefeuille.

Subsistent néanmoins 400 partners, – dont le titre n’apparaît pas sur la carte de visite par esprit d’égalitarisme -, se partageant tous les ans un bonus en actions. Mirifique. Un moyen de profiter des deux systèmes à la fois, tout en éliminant les inconvénients : les dirigeants sont parvenus à maintenir un voile sur les activités en garantissant de hauts rendements et de confortables dividendes au marché. “Les notes des analystes, symptomatiques, révèlent que GS est une “black box”, plus opaque que la concurrence”, révèle Philippe Thomas.

Les limites de la muraille de Chine

La société a brillé, poussant au maximum ses spécificités, toujours à la limite. Au risque de la franchir. Ce qui a fait son succès hier ne pourra plus pour autant être de mise. Comme les conflits d’intérêt par exemple. Certes la banque garantit désormais et officiellement une muraille de Chine entre la préparation des transactions et le courtage. Sans pouvoir empêcher pour autant l’information de circuler d’une manière ou d’une autre, sous une forme atténuée.

La tentation reste forte en effet, pour un véritable supermarché de la haute finance, de jouer sur plusieurs tableaux. Ainsi les analystes pétroliers de la maison auraient tardé à assombrir leurs perspectives sur BP, alors qu’une marée noire recouvrait le golfe du Mexique. Les liens très forts qui existaient – banquier conseil, trading de l’action comme des produits dérivés, présence d’un directeur de Goldman au conseil d’administration de BP – ont dû freiner leur vélocité habituelle.

Une entorse déontologique faible au regard de la fâcheuse tendance à parier contre les clients. GS s’est d’un coté fait rémunérer comme banquier conseil du gouvernement hellène – au passage en l’aidant à “habiller” ses comptes via une société off-shore située dans le paradis fiscal américain du Delaware – tout en spéculant de l’autre à la baisse sur la dette du pays.

De même dans l’affaire Abacus, le trader français Fabrice Tourre proposait d’un côté son produit financier rempli de crédits hypothécaires subprime à ses clients, et s’alliait de l’autre côté au HF du milliardaire John Paulson pour le jouer à la baisse. L’action a dévissé de 15 %, et les 550 millions de dollars versés en juillet 2010 pour mettre fin aux poursuites de la SEC, le gendarme boursier, n’éteindront pas l’incendie. Le Département de la Justice a ouvert une enquête pénale sur GS. L’ubiquité de la banque aux 1 000 métiers et la définition maison du conflit d’intérêt, qui ont longtemps été des cartes maîtresses, ont conduit à des abus destructeurs pour sa réputation. Laquelle a décidé de changer, car les futurs clients garderont en mémoire que Lloyd Blankfein a été accusé en personne. La dégradation de note de A à A- par S&P, le licenciement d’un millier de personnes ou le programme d’économies de 1,45 milliard de dollars prévu d’ici la mi-2012 sont les preuves d’une nouvelle époque pour GS.

Prisonniers de la culture “kill or die”

La culture de la compétition constante et du travail acharné a certes hissé GS au sommet, mais au risque de causer sa perte. Les goldmaniens ressemblent à ces joueurs invétérés que les déconvenues et les risques de l’hallali n’effraient pas. L’appât du gain semble plus fort. “Bien sûr, nous n’avons pas évité le foutoir de l’immobilier. Nous avons perdu de l’argent, et puis nous nous sommes refaits, et même au-delà, grâce à des “shorts””, écrit Lloyd Blankfein en personne à l’un de ses cadres en novembre 2007 dans un mail.

Pour Susan Webber, ancienne de GS qui tient le célèbre blog “naked capitalism”, la cupidité a été exacerbée par cette entrée en Bourse : “Auparavant GS appartenait à des associés, responsables conjointement et solidairement, comme l’exigeait le règlement de la Bourse de New York. Ils pouvaient tout perdre, et se trouvaient donc limités dans leurs mauvais comportements. Avec la cotation, les gestionnaires ne sont plus responsables personnellement” (3).

A cette époque le gouvernement Clinton a fait sauter les derniers verrous de régulation mis en place par le Glass Steagall Act. Les traders se jetent sur le marché du crédit très rentable et prennent définitivement le pouvoir. “Ils traitaient les gens de la banque d’affaires de “socialistes”, parce qu’ils étaient payés par équipes”, se souvient Susan Webber. La banque est toujours prise dans cet engrenage, et le lobbying qu’elle a développé pour saper les velléités de régulation de l’administration Obama lui ont attiré les foudres de l’exécutif. La culture du “kill or die” empêche les hommes de Goldman de se départir de la spéculation à outrance. Récemment la banque a été soupçonnée de faire “un corner” sur le zinc et l’aluminium en acquérant des entrepôts à métaux du London Metal Exchange, spéculant ainsi à la hausse sur les cours en provoquant de graves poussées inflationnistes.

A une échelle plus vaste, Jim O’Neill, désormais en charge des 580 milliards d’euros de Goldman Sachs Asset Management, multiplie les déclarations sur le démantèlement de la zone euro en cas d’intégration budgétaire plus poussée. Il ajoute à la confusion, et pour cause : le 16 août Alan Brazil, stratégiste haut placé de GS, remettait un rapport enjoignant les HF à tirer profit de la situation en spéculant sur une aggravation de la crise de la dette en Europe.

La porte ouverte aux procés d’intention

“La crise a dévoilé la toile tissée discrètement par les goldmaniens au pouvoir, aux Etats-Unis comme en Europe”, observe Michel Baroni. Cette mise à nu a éveillé doutes et théories du complot. Ainsi le 21 septembre 2008, GS, en raison des pertes subies, obtient son changement de statut. Passant de banque d’investissement à holding bancaire, elle peut emprunter des fonds à taux zéro pour acheter des US Bonds à 3-4 % de rendement et profitera allègrement des 10 milliards de dollars de la Réserve fédérale débloqués par le plan Paulson, un ancien président de la société.

Peu de temps auparavant, Lehman, l’adversaire de toujours, s’était vu refuser ce changement de statut. GS a aussi reçu, à l’automne 2008, près de 13 milliards de dollars que lui devait AIG, elle-même renflouée par la Fed. Les cadeaux éveillent les soupçons. De plus les déclarations et actions de tous les relais de Goldman sont sujettes à caution. Lorsque Otmar Issing signe un texte au vitriol hostile à une opération de sauvetage européenne de la Grèce dans un FT de février 2010, beaucoup se doutent que le département trading de l’établissement, dont il est le conseiller international, a tout à perdre d’une intervention. Au-delà des apparences, son réseau d’influence a perdu de sa puissance et ses “vieilles ficelles sont devenues des câbles” auprès des politiques désormais plus attentifs.

Bad timing

Le mutisme et les affaires sulfureuses constituent le cocktail idéal pour exciter les imaginations. De plus, “nous voulons des informations sur eux parce que ce sont les meilleurs, du moins l’ont-ils été pendant les 10 dernières années”, précise Katia Wachtel (3). La banque l’a appris à ses dépens. Attaqués dans le Wall Street Journal, le New York Times ou le blog dealbreaker.com, les dirigeants n’ont pas su orchestrer la riposte dans les médias.

“Ces gens ont toujours eu besoin d’opacité, de non-dits, de règles floues et surtout pas de transparence”, précise Pascal Canfin, un des eurodéputés instigateurs de l’ONG Finance Watch. Les bâtisseurs de murailles contre la presse n’ont donc pas pu organiser une défense cohérente. Affaire de génération pour Marc Roche. “Ils n’ont pas compris l’effet buzz de ces informations de l’intérieur qui prennent toujours plus de valeur quand le silence est d’or. Banquiers, traders et autres gestionnaires de fonds s’y sont donnés à cœur joie. La fiabilité de ces “scoops” était relative, mais leur succès assuré.”

Deuxième grand décalage, l’attitude publique cynique et arrogante des goldmaniens, alors que la période leur commandait plutôt de jouer profil bas. “Cela fait 10-20 ans que les goldmaniens sont jalousés par tous les autres professionnels”, explique John Cassidy (3). Le côté seuls contre tous, ajouté au culte de l’excellence, a créé un sentiment de supériorité à peine dissimulé. En refusant d’être reconnaissante envers l’Etat américain pour être intervenu au bon moment, la direction s’est attirée l’opprobre publique. Un sentiment renforcé par l’audition froide et jargonneuse du centralien et diplômé de Stanford Fabrice Tourre – qui se nommait “fabulous Fab” dans ses mails -, ou les difficultés de Lloyd Blankfein à battre sa coulpe devant les sénateurs ; une morgue à peine contenue immortalisée dans le film documentaire Inside Job.

Le troisième contretemps, plus grave parce qu’il touche le cœur du système Goldman, concerne le “capitalisme d’accés”, tel qu’évoqué précédemment. Le culte de la transparence, les actionnaires plus scrupuleux, la nouvelle génération d’industriels peu encline à se rendre dépendante de l’“effet réseau” ,obligent en effet à repenser le modèle maison. Le carnet d’adresses ne suffit plus. En outre, la législation Volcker a sonné le glas des hedge funds maison et du trading sur fonds propres, les secteurs les plus profitables.

C’est pourquoi Goldman Sachs, redevenue banque d’affaires comme les autres, va devoir affronter des concurrents plus redoutables que les Bear Sterns et Lehman Brothers, aujourd’hui disparues. Car des firmes comme JPMorgan, Barclays ou Deutsche Bank sont elles des banques universelles, mieux capitalisées et plus identifiables par le grand public.

Les sérieux atouts dont elle dispose néanmoins, – sa culture d’entreprise, ses multiples talents et l’aura dont elle jouit encore sur la planète financière -, devraient lui éviter un scénario à la Salomon Brothers, la banque star de l’époque antérieure qui s’est brûlé les ailes dans le trading. Pour Philippe Thomas, “la probabilité de son retour tonitruant dans les métiers plus classiques de conseil en fusac est des plus élevées”.

Fusions-acquisitions

La duplication du modèle anglais en France

GS n’a pas perdu son temps en France depuis son arrivée à la fin des années 80, comme dans de nombreux pays. La manière avec laquelle elle s’est hissée parmi les meilleurs en matière de conseil en fusion acquisition et privatisation témoigne d’une mécanique bien huilée, réutilisée dans tous les pays d’Europe. En 1990, ils ne sont que deux et une secrétaire. En 3 ans la banque passe du 5e au 3e rang, puis au premier en 1994. “Elle ne s’est pas contentée, comme ses concurrents, d’un “bureau import” qui ramène les deals à Londres”, souligne Philippe Thomas, professeur de finance à ESCP Europe, ancien banquier d’affaires.

Comment a-t-elle bousculé en si peu de temps un monde si hostile aux nouveaux entrants ? En dupliquant le modèle anglais. Dès 1985, en prévision de la libéralisation totale de la City, GS avait dépêché des associés stars comme John Thornton. GS International a vu le jour à l’ombre de la cathédrale Saint-Paul. L’ancien commissaire européen à la Concurrence, Peter Sutherland, a œuvré à la multiplication des deals outre-Manche afin de se faire une place au soleil auprès des Merchant Banks classiques que sont NM Rothschild, Warburg ou Kleinwort Benson. Secondé par Lord Griffiths, ex-conseiller de Margaret Thatcher, il a accompli des merveilles. C’est le même système d’équipage en binôme, composé d’un financier et d’une personnalité issue du monde des affaires et familière des rouages, qui sera adopté dans l’Hexagone.

“A son arrivée à Paris, la banque a su recruter des personnes clés capables d’apporter de grosses affaires. Elle a d’ailleurs surpris ses concurrents non par le nombre de deals traités, mais par leur ampleur”, se remémore Philippe Thomas. Sylvain Héfès est débauché de chez Rothschild pour bâtir une tête de pont. Il fait alors équipe avec Jacques Mayoux, une grande figure de l’establishment de l’époque, ancien président de la Société Générale ou du groupe sidérurgiste Sacilor. Ce dernier est nommé vice-président de Goldman Sachs Europe.

Comme à Londres, le duo met l’accent sur les nouveaux maîtres du capitalisme français apparus depuis peu sur la scène hexagonale : Axa, BNP, Rhône-Poulenc, TF1, le Printemps, la Société Générale, plutôt que sur les géants bien assis, comme Michel Baroni, professeur de finance à l’Essec, l’explicite : “Son dynamisme commercial tranchait dans le milieu feutré des banques d’affaires. GS n’hésitait pas à adopter une démarche proactive en sollicitant les dirigeants successful pour qu’ils vendent. Les autres ont suivi sur le tard.”

La privatisation de Total à laquelle GS est associée sert de tremplin, et la réussite de l’OPA de la BNP sur Paribas assoit définitivement sa réputation. En 2004, pour succéder à Jacques Mayoux, le choix se porte dans le même état d’esprit sur l’inspecteur des finances Charles de Croisset, ancien patron du Crédit Commercial de France racheté par HSBC. L’aide apportée à Lakshmi Mittal et la victoire sur Guy Dollé donnant naissance à Arcelor-Mittal ont sonné comme une consécration.

(1) La Banque. Comment Goldman Sachs dirige le monde de Marc Roche, Albin Michel, 2010

(2) Goldman Sachs, la machine à bulles dans le magazine Rolling Stone par Matt Taibbi, juillet 2009

(3) Les Nouveaux Maîtres du monde, un film de Jean Luc Léon et Sylvie Faguer diffusé sur Canal+ le 9 novembre dernier.

Par Julien Tarby/ Nouvel Economiste mars 2012

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