Behaviorisme et Finance Comportementale

Ignorer l’évidence même Par Eric Sprott et Étienne Bordeleau

Ignorer l’évidence même Par  Eric Sprott et Étienne Bordeleau

Pas un jour ne passe sans qu’on entende parler du gouffre financier, du plafond de la dette ou d’une autre impasse politique. Il ne fait aucun doute que certaines de ces questions sont importantes et doivent être résolues, mais, dans le grand ordre des choses, elles sont relativement superficielles.

Comme nous le savons tous, les banques centrales du monde entier ont fait des pieds et des mains pour gonfler leur bilan. Même si des situations exceptionnelles justifient des mesures exceptionnelles, la Figure 1 ci-dessous brosse un tableau plutôt inquiétant. La base monétaire, soit la somme d’argent en circulation dans l’économie, s’est accrue à un rythme incroyable. Depuis le milieu des années 1980, la base monétaire des États-Unis est très stable, représentant environ de 5 à 6 % du PIB. Grâce aux banques à couverture fractionnaire, ce montant était suffisant pour maintenir le taux annuel d’inflation aux alentours de 2 à 3 %. Or, compte tenu de l’effondrement du système bancaire en 2008-2009, la Réserve fédérale américaine a dû accroître la base monétaire. Toutefois, les banques sont maintenant en bien meilleure santé qu’elles l’étaient à cette époque, si bien que les avantages de la politique d’expansion monétaire semblent s’atténuer.

La Réserve fédérale n’est pas la solution à chaque déboire économique et difficulté sociale, et essayer de cacher les véritables problèmes (par exemple, un taux de chômage structurellement élevé, la pauvreté, qui augmente à un rythme effréné, le problème de l’inégalité des revenus, qui n’est pas viable, et l’explosion de l’endettement des gouvernements) en imprimant des billets ne donne rien de constructif.

FIGURE 1 : BASE MONÉTAIRE DES ÉTATS-UNIS, EN % DU PIB

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Source : Banque fédérale de réserve de St. Louis, U.S. Department of Commerce: Bureau of Economic Analysis

Situation de l’emploi

En premier lieu, pendant que nous sommes supposément en pleine reprise économique, environ un Américain sur cinq a recours au programme de coupons alimentaires (Figure 2). Comme le démontre le tableau ci-dessous, cette mesure de la pauvreté a été relativement stable au cours de la dernière année. Cela dit, nous avons du mal à concilier ce point de données avec les manchettes concernant le taux de chômage, qui semble s’améliorer. Nous préférons une mesure du chômage plus juste, communément appelée « U6 », qui tient compte des travailleurs découragés et de ceux qui travaillent à temps partiel contre leur gré. En utilisant cette mesure, nous constatons que, même si le taux de chômage total a baissé, il demeure extrêmement élevé, représentant environ 14 % de la population active. De plus, les statistiques concernant le programme de coupons alimentaires et le taux de chômage total ont tendance à évoluer dans le même sens. Si le nombre d’Américains ayant recours au programme de coupons alimentaires se stabilisait aux niveaux élevés actuels, il s’agirait là, selon nous, d’un signe voulant que le taux de chômage naturel de l’économie américaine soit maintenant considérablement plus élevé qu’il l’était avant la crise. 

FIGURE 2 : LA SITUATION DE L’EMPLOI N’EST PAS AUSSI BONNE QU’ELLE LE SEMBLE

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Source : U.S. Department of Labor : Bureau of Labor Statistics

unemployment 

NFP 

 Inégalité des revenus

En deuxième lieu, l’inégalité des revenus s’accentue graduellement depuis le milieu des années 1980. La Figure 3 présente la proportion des revenus totaux gagnés par la classe moyenne américaine et par la tranche de 5 % représentant les ménages les mieux nantis. À la fin de 2011, ce dernier groupe empochait plus de 22 % du revenu total gagné au pays, et la tranche de 20 % du milieu (littéralement, la classe moyenne) avait reçu moins de 15 %. Cette situation, de concert avec le niveau du taux de chômage, démontre que la majorité de la population américaine a perdu du terrain, et ce, au profit des plus riches. Dans une société dont 70 % de l’activité économique repose sur la consommation, ce tableau n’est pas de bon augure, puisque les plus riches ne dépensent habituellement qu’une petite partie de leur revenu. Pour couronner le tout, la récente entente afférente au « gouffre financier » vient tout juste de réduire davantage le revenu disponible en augmentant de 2 % les déductions à la source relatives aux services sociaux de tous les travailleurs, soumettant ainsi la classe ouvrière et ses dépenses discrétionnaires à des pressions accrues. (Se reporter à la Figure 3).

FIGURE 3 : PROPORTION DU REVENU TOTAL REÇUE PAR LES MÉNAGES

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Source :  U.S. Census Bureau, « Current Population Survey, Annual Social and Economic Supplements »

Endettement des gouvernements

Un autre problème évident réside dans l’endettement du gouvernement fédéral. La méthode de comptabilité de caisse que le département du Trésor des États-Unis utilise actuellement minimise considérablement son déficit et ses engagements futurs. Selon certaines estimations, les engagements non capitalisés actuels du gouvernement fédéral s’élèvent à environ 222 billions de dollars, et son déficit a augmenté de près de 11 billions de dollars entre 2010 et 2011, ce qui représente environ 70 % du PIB total des États-Unis1.

Nous pouvons effectuer de simples calculs en utilisant le document « Financial Report of the United States Government – 2012 » publié par le département du Trésor, qui donne une répartition détaillée de ses engagements financiers futurs en matière de soins de santé, de sécurité sociale et d’autres services gouvernementaux2. Ce rapport est similaire à celui que chaque entreprise doit présenter en vertu des principes comptables généralement reconnus des États-Unis.

Évidemment, les données comptables peuvent toujours être « manipulées » de façon à donner une meilleure image de la situation réelle. Ce problème est encore plus grave lorsque l’on doit poser de nombreuses hypothèses, comme celles afférentes à la comptabilisation des régimes de retraite et des avantages sociaux (c.-à-d. la sécurité sociale et les programmes Medicaid et Medicare). La société ShadowStats a apporté les ajustements nécessaires et constaté que, pour 2012 seulement, le déficit s’élève à 6,9 billions de dollars3, ce qui représente environ 45 % du PIB annuel. Quoique très louable, le marchandage actuel des dirigeants pour réduire le déficit d’une maigre somme de 2 billions de dollars sur 10 ans ne représente que la pointe de l’iceberg.

PLUS DE SPROTT EN SUIVANT:

Une partie importante de ces déficits provient des dépenses de soins de santé actuelles et futures. Le Deloitte Center for Health Solutions a récemment publié un rapport intitulé « The hidden costs of U.S. health care: Consumer discretionary health care spending », dans lequel il analyse les nombreuses composantes des dépenses afférentes aux soins de santé et la mesure dans laquelle les chiffres officiels les sous-estiment. La Figure 4 présente les estimations de Deloitte relativement aux dépenses de soins de santé totales par groupe d’âge pour 2010.

FIGURE 4 : COÛTS TOTAUX DES SOINS DE SANTÉ PAR ÂGE – 2010, EN BILLIONS $
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Source :  « The hidden costs of U.S. health care :
Consumer discretionary health care spending », Deloitte
FIGURE 5 : POPULATION AMÉRICAINE DE 65 ANS ET PLUS
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Source : US Census Bureau, projections nationales de la population pour 2012 

Ce qui est frappant, mais pas vraiment étonnant, c’est l’énorme augmentation des coûts des soins de santé qui confronte les aînés. Le rapport précise que « les aînés et les baby-boomers comptent pour 64 % des coûts des soins de santé, mais ne représentent que 40 % de la population américaine ». [Traduction libre]. Le coût total des soins de santé des aînés représente, en moyenne, une somme d’environ 30 000 $ par personne, par année. Bien qu’elles soient un peu désuètes, d’autres estimations faites par M. Paul Fischbeck, professeur de la Carnegie Mellon University, indiquent que ces coûts annuels augmentent radicalement à mesure que la population vieillit, ceux-ci pouvant atteindre jusqu’à 45 000 $ pour les personnes âgées de 80 ans et plus4. Compte tenu du problème d’inégalité dont nous avons parlé ci-dessus et du fait que le PIB par habitant était d’environ 46 800 $ en 2010, ces chiffres placeraient la majorité des ménages dans une situation précaire.

De plus, à la lumière des tendances structurelles, une proportion encore plus importante du revenu de la nation devra être affectée aux soins de santé dans l’avenir. La Figure 5 ci-dessus illustre l’évolution de la population américaine âgée de 65 ans et plus en fonction des prévisions du U.S. Census Bureau. Ainsi, aux États-Unis, la population âgée de 65 ans et plus augmentera progressivement (passant de 13 % en 2010 à 20 % en 2030). Il s’agit là d’une statistique importante pour deux raisons. En premier lieu, cela veut dire que c’est une population active réduite qui contribuera à la croissance du PIB et versera les impôts pour soutenir les programmes gouvernementaux. En deuxième lieu, et cet argument est lié au premier, cette tendance exercera d’énormes pressions sur les dépenses de sécurité sociale et de soins de santé au pays, ce qui entraînera des déficits structurellement plus élevés.

À eux seuls, ces faits sont inquiétants, mais lorsqu’ils sont jumelés à l’évolution de la population décrite à la Figure 5, ils deviennent alarmants. Pour illustrer les répercussions du vieillissement de l’ensemble de la population sur le coût total des soins de santé, nous utilisons les statistiques par habitant de l’étude menée par Deloitte et les appliquons aux projections du U.S. Census Bureau pour tous les groupes d’âge. Comme nous sommes d’avis que ces chiffres sous-évaluent fondamentalement l’inflation des coûts de santé, nous avons majoré les coûts par habitant pour chaque groupe d’âge en utilisant la moyenne de la composante « coûts médicaux » de l’indice des prix à la consommation du Department of Labor des États-Unis. Finalement, nous présumons une croissance du PIB nominal de 4 %, que certains pourraient considérer comme étant trop optimiste si l’on tient compte du problème de population active réduite dont il a été question ci-dessus. Quoi qu’il en soit, la Figure 6 présente les résultats de notre simulation.

En prenant seulement en considération le changement dans la composition de la population américaine, on prévoit que le coût total des soins de santé grimpera, passant de 22 % du PIB en 2010 à plus de 30 % en 2040. Il s’agit là de proportions énormes! Pour mettre ces chiffres en contexte, en 2011, le PIB américain total s’établissait à 14 500 milliards de dollars. Ainsi, une augmentation de 22 % à 30 % du PIB représenterait une hausse de 1,2 billion de dollars des dépenses de soins de santé au cours de l’année. Si nous augmentons le taux d’inflation applicable aux soins de santé de 100 points de base seulement, nous estimons que d’ici 2040, la proportion du PIB attribuable aux soins de santé passera à 40 %.

FIGURE 6 : DÉPENSES DE SOINS DE SANTÉ, EN % DU PIB

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Sources : US Census Bureau, projections nationales de la population pour 2012, U.S. Department of Commerce: Bureau of Economic Analysis, U.S. Department of Labor: Bureau of Labor Statistics & The hidden costs of U.S. health care: Consumer discretionary health care spending, Deloitte

Selon l’étude de Deloitte, environ 60 % de ces coûts sont assumés directement par les ménages, alors que le secteur public est responsable de la proportion restante de 40 % (dont 30 % pour Medicare et Medicaid). Par conséquent, les ménages, dont la majorité fait soit partie de la classe pauvre ou de la classe moyenne, qui est en dégression, devront limiter davantage leurs dépenses discrétionnaires.

Conclusion

Pour terminer, le fait que 20 % de la population dépende du programme de coupons alimentaires, l’écart galopant entre les riches et le reste de la population de même que la hausse constante des dépenses de soins de santé sont tous des problèmes extrêmement importants et profondément enracinés qui ne reçoivent qu’une fraction de l’attention qu’ils méritent. Leurs répercussions sur les finances publiques et la croissance économique future sont énormes.

Tel que nous l’avons mentionné, les achats d’actifs de la Fed pourraient ne plus représenter un moyen d’améliorer l’économie réelle, mais plutôt une façon plus subtile de financer les déficits du gouvernement américain. Toutefois, à long terme, l’expansion de la masse monétaire se traduira inévitablement par des pressions inflationnistes. Heureusement pour la Fed et le gouvernement américain, la capacité excédentaire du marché du travail est si élevée qu’il faudra encore peut-être quelques années avant de constater de telles pressions. Et, si nos perspectives quant à une hausse structurelle du taux de chômage à long terme sont justes, la Fed dispose de toute la marge de manœuvre nécessaire pour maintenir indéfiniment ses politiques d’assouplissement quantitatif. Cette situation lui permettra peut-être de continuer à cacher la véritable situation financière du gouvernement pendant des années à venir.

Quoi qu’il en soit, le déficit croissant (selon les PCGR) et l’ampleur des engagements du gouvernement fédéral américain envers ses citoyens indiquent clairement qu’un jour ou l’autre, des services (soins de santé, sécurité sociale) devront être coupés. L’alchimie financière peut cacher la réalité, mais elle ne fournit aucun service tangible.

Les problèmes (non résolus) de la crise de la dette en Europe nous donnent un bon aperçu de l’avenir. Les mesures d’austérité en Irlande, au Portugal, en Espagne et en Grèce ont causé d’énormes difficultés aux citoyens de ces pays (taux de chômage de 25 %) et ont fait des ravages dans leurs économies (baisse de 10 % et plus des ventes au détail).

Comment pouvons-nous ignorer l’évidence même

1 Pour obtenir des détails, veuillez visiter le site Web de M. Lawrence Kotlikoff, professeur de l’Université de Boston : http://www.kotlikoff.net/opinions
2 Une mise à jour des calculs pour l’exercice 2012 devrait être disponible sous peu.
3 http://www.deloitte.com/assets/Dcom-UnitedStates/Local%20Assets/Documents/US_CHS_HiddenCostsofUSHealthCareforConsumers_032111.pdf
4 Nos calculs sont similaires à ceux de ShadowStats. http://www.shadowstats.com/

http://www.sprott.com/fr/coup-d’oeil-sur-les-marchés/ignorer-l’évidence-même/

2 réponses »

  1. Sur le plan macro et sans porter de jugement sur le « système »ou « l’Empire » d’Alain Soral, il est à mon avis certain que les USA sont en bien meilleure position que nous pour se sortir de la crise: ils ont une puissance de frappe éco la + forte du monde, et surtout, leurs marges de prélèvement fiscal sont encore très larges pendant que nous sommes depuis longtemps au taquet! De + leur culture de type protestant s’allie parfaitement au « système » alors que nous le rejetons, tout en en exigeant les avantages!! Voir par exemple la réaction de rejet, inouïe pour des européens du type « club med », lorsqu’Obama a voulu imposer la protection sociale pour tous. Et pour finir, les banques US sont dans une bien meilleure situation que les nôtres.

  2. Etats-Unis :

    « Employment-Population Ratio » = pourcentage de la population qui travaille.

    Quel est le pourcentage de la population des Etats-Unis qui travaille ?

    1- LA STAGNATION : janvier 1948 – mars 1983.
    Janvier 1948 : 56,6 %.
    Mars 1983 : 57,1 %.
    De janvier 1948 à mars 1983, ce pourcentage évolue peu : il reste autour de 57 %.

    2- L’AGE D’OR : mars 1983 – avril 2000.
    A partir de mars 1983, c’est le début de l’Age d’or : le chiffre monte, monte, monte.
    De mars 1983 à avril 2000, c’est une période euphorique.
    Avril 2000 : 64,7 %. Ce chiffre de 64,7 % est un record dans l’histoire des Etats-Unis. Jamais ce chiffre n’a été aussi haut.

    3- LA DESCENTE AUX ENFERS : avril 2000 – décembre 2009.
    A partir du mois d’avril 2000, c’est une chute.
    A partir d’avril 2000, c’est la descente aux enfers.
    Le chiffre baisse, baisse, baisse.
    Décembre 2009 : 58,3 %.

    4- LA STAGNATION : décembre 2009 – ? ? ?
    Cette descente aux enfers s’arrête en décembre 2009 : le chiffre se stabilise autour de 58 %.
    Depuis décembre 2009, ce chiffre évolue peu : il reste autour de 58 %.
    En février 2013, seulement 58,6 % de la population travaille.

    http://data.bls.gov/timeseries/LNS12300000

    Pour voir le graphique depuis janvier 1948 jusqu’à aujourd’hui :

    Sélectionnez les années 1948 et 2013, puis cliquez sur « GO ».

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