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Les idoles n’existent pas! : Présentation d’un texte de Léo Ferré Par Bruno Bertez

Les idoles n’existent pas! : Présentation d’un texte de Léo Ferré Par Bruno Bertez

« Le poète a toujours raison, qui voit plus loin que l’horizon, et le futur est son royaume ».

«  Que c’est beau, c’est beau, la vie » comme seul Jean Ferrat était capable de le chanter.

Hélas non, le poète n’a pas toujours raison. Il a raison, quelquefois seulement. L’exemple de Jean Ferrat le prouve, lui qui s’est trompé, malgré sa générosité et son amour des hommes, sur le communisme et la Révolution en général.

 Nous vous présentons ci-dessous un texte d’un autre poète qui lui n’était pas engagé. Il était plutôt nihiliste, amer, comme il le chante dans cette merveilleuse chanson « Il n’y a plus rien ».

 Ce poète, vous l’avez compris, c’est Léo Ferré. Lui non plus n’a pas toujours eu raison. Mais les cris qu’il pousse en faveur de la liberté, son indignation face à l’asservissement, son refus des Maîtres,  a produit de forts jolies choses. Certaines d’entre elles donnent la chair de poule. Il en va ainsi de l’art, il est capable de faire entrevoir des choses que le raisonnement, que le discours philosophique, ont bien du mal à faire passer.

Le texte de Léo Ferré que nous vous présentons a été écrit en 1965. Ce texte nous parle des idoles. Nous l’avons reçu évidemment comme le texte d’un poète révolté et libertaire, mais aussi comme un texte susceptible de favoriser la réflexion. C’est tout un système que Léo Ferré démonte et son analyse du système, de la culture du système, aussi puissante, est même plus convaincante que celle d’Edgard Morin dans son petit opuscule, les Stars.

Nous pensons que ce texte de Léo Ferré a une portée politique, une portée actuelle. Il va très loin. Il démystifie. Bien entendu, il faut très souvent prendre le texte sur un mode analogique. Il faut transposer, mais pour qui est préoccupé par la situation de nos sociétés, pour qui est préoccupé par les rapports entre l’individu et la société, par les rapports entre l’individu et le Pouvoir, l’analogie se trace d’elle-même. Les mots se remplacent, ils glissent dans les phrases sans qu’il soit besoin d’efforts. Au fil de la lecture, les yeux se décillent. Les convictions basculent. C’est un texte comme nous les aimons, un texte de renversement, un texte de rupture.

Et l’économie, et la finance, dans tout cela ? Nous répondrons que nous y sommes. Nous sommes en plein dedans car l’économie, la finance, la politique, les idéologies, c’est au milieu de tout cela que se joue votre vie. C’est au milieu de tout cela, comme le chante Léo Ferré,  qu’ « Ils jouent aux dés notre Royaume ».

Léo Ferré : « Les idoles n’existent pas »

Une solitude peuplée, voilà le sens de notre condition sociale. Une solitude peuplée d’images. Voilà pourquoi les hommes n’aiment guère quitter la ville. Il faut beaucoup d’abnégation pour vivre ailleurs que dans le cercle. Les sages qui y parviennent sont rayés des listes. On n’aime guère les marginaux. Le sens commun, disait Debussy, est une religion inventée pour excuser les imbéciles d’être trop nombreux. C’est le sens commun qui invente les dieux, les idoles, disons-nous aujourd’hui. L’homme contemporain est manigancé selon les canons d’une politique qui doit plus à la religion de l’image qu’à Karl Marx. L’idole c’est d’abord une image, c’est un trait, une figuration. Mme Garbo était une actrice. M. Aznavour est une idole. Les idoles laides sont plus rentables dans ce commerce misérable parce qu’elles répondent mieux aux demandes du voyeur commun qui se retrouve plus facilement dans un Aznavour que près d’une Garbo. Au fait, sans voyeur, pas d’idoles.

Ce n’est pas la plastique qui fait l’idole mais le potentiel de désirs, d’inventions larvées au fond des lits songeurs, c’est l’œil qui fabrique l’image. Une idole mal rasée, les yeux cernés, offerte comme sur une descente de lit, est aussi efficiente que Mme Bardot tirée à quatre caméras. Ce n’est donc plus tant la beauté qui compte mais une certaine présence contrôlée par une firme de disques, un éditeur de livres, un cartel de publicité. Supprimez le tireur de ficelles : plus d’idole, rien. Pour être une idole il faut, d’une façon ou d’une autre, être dans le champ, sur les murs, il faut se donner. La prostitution ça n’est pas seulement vendre son corps, c’est d’abord le proposer. Le tic de langage qui se traduit par le mot pin up est intéressant à tous égards. On dit d’une fille bien balancée que c’est une pin up, alors qu’on devrait dire plus précisément : c’est une épinglée. Le critère de l’idolâtrie c’est l’épingle. Trois phases : l’offertoire, la torture, l’exposition. L’offertoire sur la scène, à l’écran de télévision, dans les colonnes de France-Dimanche. Comme à la foire, on palpe, on discute, on prend. La torture cela se passe après, quelquefois dans la rue – l’idole est objet public, comme certaines filles – c’est le regard possessif, l’œil du maquignon. La torture est consommée, vite, par l’autographe, ce don de l’écriture à défaut d’autre chose. L’exposition, enfin, sur le mur de la chambre, l’épingle qui tue l’idole. On a l’icône qu’on peut.

Juste le temps de se mettre un peu dans le sens de l’histoire, et voilà qui surgit du plus profond de notre condition, un catalogue d’idoles où les dieux le disputent aux ténors de la politique ou de la cléricature. Si Johnny Hallyday était prêtre, que d’encens dans les maisons les plus pasteurisées, que de messes, que de prières, que d’indulgences n’inventerait-on pas pour faire d’un chanteur de music-hall un nouveau Bouddha, un Jésus aux bottes de cow-boy.

J’ai le temps nécessaire, juste le temps de rentrer ma prière au fond de ma gorge et d’aller me gargarisant de blasphèmes. Rien ne vaut rien. Aucun homme ne vaut aucune peine. La prière, qu’elle monte d’un matin froid, dans une église banale, ou qu’elle exsude d’une machine à musique est une horreur d’indigence. De Gaulle, Paul VI, Einstein, Sartre, Vartan, Brassens, Jazy… qu’est-ce que cela veut dire? Sartre dit que la littérature vacille devant un homme qui a faim. Mais tout vacille, même devant l’homme repu. Alors? Alors, crachons sur les idoles, de toutes façons. J’enrage à la pensée d’imaginer un homme se prosternant. Je me prosterne devant l’amour, tout juste. J’aime sans plier jamais.

On parle aujourd’hui des « idoles » comme s’il s’agissait de calmants, d’excitants, de « gadgets » de parapluies, de remèdes enfin contre l’ennui, les maux de dents, les allocations familiales… Ça ne va pas? Achetez-moi donc l’idole du jour, de l’heure, le dernier disque de Machin, et tout ira bien. Écoutez Europe 1 et vous saurez tout de cette nouvelle sociologie de l’adoration. Dans un café, à Lyon, la fille de la maison me dit sans rire : « Mon Johnny ». C’est ici que je touche à la seule vérité de l’idolâtrie contemporaine… D’accord, je prends votre idole, je vous l’achète, mais il faut qu’elle soit à moi, totalement, pas le disque, mais la personne, la chose vivante que vous m’avez proposée et vendue toute gravée dans la cire. Il faut que je couche avec. C’est mon, c’est ma. Je n’ai pas d’autel chez moi, alors, vous permettez? La photo et le transfert y suppléeront. Demain, je changerai. Tiens, Zitrone! Pourquoi pas? Zitrone – Zeus…

Les idoles ne crèvent pas, on en change. Il est significatif que notre époque soit une époque de « mots ». Le mot est devenu la clef de notre décrépitude, de nos angoisses, de notre soumission au roi, au chef, à l’État. Le mot idole a été réinventé par les marchands. Il est repris à son compte par l’État. Regardez la télévision : les idoles font passer le temps et les mauvaises nouvelles. L’idole meuble l’horaire quand il manque de fait divers. Du temps de Rudolf Valentino, on ne parlait pas d’idole. Le fait passa comme la gale. Aujourd’hui on ne se suicide plus pour un Rudolf. L’idole est la dépendance d’un érotisme à papier d’emballage. Cette fille de Lyon qui me parlait de son Johnny, qui sait, la nuit venue, ce qu’elle fait de son autographe épinglé? Elle se signe, probablement.

La télévision est une mangeuse d’idoles. Une mante. Passez à l’écran, sortez dans la rue : on vous demandera de signer, signer… Les hommes doivent être bien malheureux qui s’en vont chercher l’icône jusqu’aux cabinets. Cabinet en vérité que cette télévision qui entre chez vous à l’heure dite, qui vous mange l’œil comme le serpent mange l’œil de l’oiseau. Ce sont tout de même ces « images » qui font la pluie, le beau temps et les ventes dans les kiosques. Quand il m’arrive de passer sur le petit écran je ne me dissocie pas de ces guignols. J’en suis un moi aussi.

Au dehors, quand je « signe », je m’arrange toujours pour supprimer le piédestal. Je suis horrifié par les yeux en quête de chair divine. Je laisse ça à l’eucharistie. Je suis un homme comme vous, jeune homme ! C’est parce qu’il y a des images qu’on vous envoie dans l’œil à l’aide de cet autel électronique appelé télévision, c’est pour cela et par cela qu’il y a et qu’on vous vend ce qu’on a convenu de nommer les idoles. Avant cette vente forcée de visages électrifiés, il n’y avait d’idoles que dans les temples.

Les idoles qu’on nous propose sont des chagrins d’enfants sculptés par des employés de commerce. Les techniques d’information et de diffusion sont au service du raccourci. Exclusif : Sylvie – Johnny. L’événement : Bardot – Moreau. Élisabeth souffre en silence. Soraya sans Shah… Les idoles se vendent deux francs, chaque semaine. Nous vivons à 200 à l’heure. Nous aimons à 200 à l’heure. Nous mourrons bientôt de même. Une revue comme Janus a éprouvé le besoin de faire une enquête sur les idoles. Fait social? Non. Fabrique d’images pour yeux inertes. Quant aux yeux forcés, violés, qu’ils se dépêchent de regarder ailleurs. On se laisse prendre à ces serpents de malheur.

Des marchands inventent des besoins en même temps qu’ils les satisfont. Le besoin d’idolâtrie ne va pas sans le disque ou le journal et l’obstacle inclus que l’on doit vaincre. Mettez un leurre dans la cage au rat : le pauvre finira bien par se leurrer et l’œil, objectif, derrière la vitre, s’informera d’une particulière sociologie : le réflexe conditionné… Les idoles n’existent pas, même dans la cage au rat. Les idoles, ce sont les leurres. Passez à côté. J’ai connu, je connais des hommes, des femmes célèbres. J’ai vu Ravel, en 1933, dans une salle de concert, à une répétition d’orchestre et Paul Paray se tournant de temps à autre et lui disant : « Maître… » Je le regardais. Il était petit, tout blanc et ne ressemblait pas à sa musique. J’ai vu, chez lui, en 1948, Fernand Léger devant un tableau d’une cruauté mentale à me faire douter de mes lunettes. Il me demanda ce que j’en pensais. Je reculai d’effroi et de lâcheté. Il est des gens qui mettent Léger dans leur moulin à prières. Pour moi Léger était gros et gentil. Il n’y a pas d’idoles. Non. L’idolâtrie est littéraire ou imbécile. Il n’y a que des hommes, et encore… Il y a la vie, et puis la mort. C’est tout.

et basta

(texte de Léo Ferré paru dans la Revue Janus – Février/Mars 1965 – « L’homme et ses idoles »)

SOURCE: Média et Contrepouvoir

http://medias-et-contrepouvoir.com/2013/08/09/leo-ferre-les-idoles-nexistent-pas/

3 réponses »

  1. Merci pour cet article sur la liberté, l’asservissement (plus ou moins volontaire) à travers les textes de Léo Ferré.
    Un autre auteur-compositeur-interprète Jacques Bertin, qui est toujours resté en dehors du  »système » :
    http://www.youtube.com/results?search_query=jacques+bertin+l%27affiche+rouge&oq=jacques+bertin&gs_l=youtube.1.8.0l10.2321.8264.0.18124.14.9.0.5.5.0.262.1900.0j4j5.9.0…0.0…1ac.1.11.youtube.gTfmh6HCmI0
    Pour conclure, la  »politique » n’est que la forme suprême de l’art de se prostituer.

  2. Tiens, un AUTRE truc d’iconoclaste qui me vient à l’esprit :

    Du film Calmos :

    Y A PAS DE RENSEIGNEMENT,
    Y A PAS DE RUE GUSTAVE FLAUBERT,
    Y A PLUS RIEN !

    Lamentable hein ? Ouais, je trouve aussi !

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