Allemagne

Le glissement de l’excès de dette à l’inflation puis au drame humain

Le glissement de l’excès de dette à l’inflation puis au drame humain

Frederick Taylor, dans «The Downfall of Money», analyse les mécanismes monétaires et politiques par lesquels la dette allemande, dans les années 1920, a dégénéré. Un avertissement!

La dette est perçue comme un mal nécessaire à résoudre plus tard, afin de ne pas mettre en danger une timide reprise économique. Quel court-termisme! La crise politique américaine nous rappelle la menace et l’irrespon­sabilité des décideurs à l’égard des générations futures. Frederick Taylor, dans The Downfall of Money*, permet de mieux comprendre, à partir de l’analyse de l’hyper­inflation des années 1920 en Allemagne, les mécanismes en jeu et le danger des manipulations monétaires. Un livre choc! Taylor revient sur la prudence monétaire actuelle des Allemands. «Le problème pour le monde vient du fait que c’est l’instinct allemand qui est correct», conclut cet historien britannique.

Quelle dégringolade! Il fallait 4,2 marks pour un dollar lorsque la Première Guerre a éclaté, puis 49 fin 1919, 217 fin 1921, 114 000 en mai 1923, 1 million en juillet 1923, 4,2 trillions en décembre 1923. La chute du mark s’est progressivement accélérée sous le poids de la guerre, puis du Traité de Versailles et de réparations absurdes – Keynes a parlé de traité «impossible à tenir» et démissionna –, et de la planche à billets destinée à payer le tout. Certains crurent à un rebond, comme Keynes, qui spécula en 1919 et perdit l’équivalent de 1 million de francs actuels.

L’Allemagne est entrée en hyperinflation en juin 1922 – une hausse des prix d’au moins 50% en un mois. D’autres pays, y compris européens, ont connu le même phénomène sans que ses effets soient ancrés dans la conscience. A l’inverse d’autres pays, en Allemagne, elle a détruit les structures de la société, notamment sa bourgeoisie. Pour la «Bildungsbürgerturm», ce fut une aliénation politique, selon Taylor. Elle a disparu des réseaux de pouvoir et abandonné ses privilèges. «Herr Professor», ruiné par une inflation qui mina son épargne placée en obligations, et affamé, ne pouvait ni offrir des études à ses enfants, ni marier ses filles faute de dot, selon Frederick Taylor. Les paysans, eux, parvenaient à survivre dans un contexte de troc, et la classe ouvrière était soutenue par les mesures des gouvernements sociaux-démocrates: limitation de la journée de travail à huit heures sans baisse du salaire, accroissement des allocations de chômage, protection des locataires – le loyer ne repré­sentait que 0,3% du budget en 1922 –, accroissement massif de l’emploi dans la fonction publique.

L’appauvrissement, y compris moral, s’est propagé dans la société et s’est accompagné d’une sous-alimentation et de maladies graves – 50% de tuberculeux chez les enfants de 5-6 ans dans certaines villes.

C’est dans cet environnement que l’extrême droite a percé. La bourgeoisie, qui avait souscrit à l’emprunt national destiné à financer la guerre, a relayé progressivement les slogans hostiles aux Juifs, du fait de leurs origines internationales et de leurs épargnes en devises et en actifs réels. C’est d’ailleurs de jeunes bourgeois que se livrèrent aux premières violences contre les institutions, tel le complot contre le ministre Walther Rathenau, social-démocrate et juif. L’inflation, vecteur de cynisme et ­d’égoïsme, a instillé cet élément toxique dans la société et dans les consciences, même si, finalement, c’est la dépression des années 1930 et non l’hyperinflation de 1923 qui a conduit Hitler à la Chancellerie.

Ce n’est qu’avec la réforme monétaire de la fin de 1923, sous l’impulsion de Hjalmar Schacht, un quasi-retour au standard or et une nouvelle monnaie (on enleva 12 zéros) que la situation économique et monétaire s’est stabilisée. Mais il était trop tard. En octobre 1923, la Bavière expulsait des juifs.

Le rôle des Etats-Unis a été considérable. D’une part, son entrée en guerre décida de la victoire alliée. D’autre part, les Etats-Unis étaient aussi le seul pays créancier au sein des grandes puissances. Mais les Américains refusèrent de réduire la pression sur ses débiteurs alliés. C’est pourquoi la France refusa de modifier le Traité de Versailles. Elle envahit la Ruhr en janvier 1923 pour accéder à ses mines de charbon (73% de la production allemande) et aux ressources destinées à rembourser les Etats-Unis. L’obstination des alliés s’est retournée contre eux: La France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont été en défaut sur leur dette américaine durant la Grande Dépression.

L’approche des alliés a été différente après la Deuxième Guerre puisque l’Allemagne post-hitlérienne n’a pas eu à payer de réparations démesurées. Les Etats-Unis, avec le plan Mar­shall, ont aidé l’Europe dans son nouveau départ. L’Ouest avait besoin d’une Allemagne prospère et paisible. La moitié des dettes allemandes d’avant-1945 et de l’immédiat après-guerre a été abandonnée en vertu de l’accord de 1953. L’Allemagne de l’Ouest a payé ponctuellement ses éché­ances, la dernière le 3 octobre 2010.

Mieux vaut l’inflation et la baisse de la monnaie que le chômage, dit-on souvent. La politique social-démocrate de l’après-guerre privilégiait précisément l’emploi à tout prix, y compris celui de son financement par la planche à billets. Le taux de chômage est ainsi tombé rapidement à 1,6% à la fin de 1920 puis 0,9% en 1922. A chaque grève, le gouvernement cédait, arguant de sa défense de la démocratie. Mais le budget se creusa, la dette explosa et le pouvoir d’achat chuta pour tout le monde. La production augmentait certes de 45% entre 1920 et 1921 en Allemagne, puis de 20% en 1922, alors qu’elle chutait de 31% au Royaume-Uni. Mais, avec l’hyperinflation, tout le monde a perdu. Le chômage a grimpé à 24% en octobre 1923. Lorsque l’on referme le livre, on comprend mieux pourquoi Taylor définit l’hyperinflation comme «la guerre de tous contre tous».

Par Emmanuel Garessus/ Le Temps 9/10/2013

*«The Downfall of Money»,
Frederick Taylor, Bloomsbury, 420 p., 2013.

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/7692f978-3042-11e3-bc21-1f9a37883dcf/Le_glissement_de_lexc�s_de_dette_�_linflation_puis_au_drame_humain

2 réponses »

  1. Le FMI vient de donner ses prévisions pour l’année 2014. La situation des pays industrialisés peut se résumer en quatre mots :

    ils sont en faillite.

    1- Japon : dette publique de 242,3 % du PIB.

    2- Grèce : dette publique de 174 % du PIB.

    3- Italie : dette publique de 133,1 % du PIB.

    4- Portugal : dette publique de 125,3 % du PIB.

    5- Irlande : dette publique de 121 % du PIB.

    6- Etats-Unis : 107,3 % du PIB.

    7- Espagne : 99,1 % du PIB.

    8- Royaume-Uni : 95,3 % du PIB.

    9- France : 94,8 % du PIB.

    Le FMI ne parle pas de la Belgique. En mars 2013, la dette publique de la Belgique était de 104,5 % du PIB.

    http://www.imf.org/external/pubs/ft/fm/2013/02/pdf/fm1302.pdf

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