Art de la guerre monétaire et économique

En Asie, des rapports de force politiques modifiés par l’économie

En Asie, des rapports de force politiques modifiés par l’économie

Prendre le pouvoir aux civils s’avère de plus en plus complexe. La cause est largement économique. Les marchés n’aiment rien de moins que les effusions de sang

Et si, en Thaïlande, les généraux ne voulaient plus exercer le pouvoir? A force de voir les rues de Bangkok paralysées par des hordes de manifestants opposés aux élections, la question se pose.

Difficile, en effet, de comprendre pourquoi les militaires ne se sont pas encore engouffrés dans le vide créé par les protestations qui ont encore paralysé lundi la capitale thaïlandaise. Dans l’ex-royaume de Siam habitué aux putschs, une telle intervention ne serait ni surprenante, ni impopulaire, du moins dans les couches favorisées de la population demandeuses d’ordre et lassées des joutes politiciennes, sur fond d’achat de votes. Il y a même fort à parier qu’au-delà des communiqués réprobateurs, les gouvernements occidentaux seraient soulagés. Au nom de la stabilité, un énième renversement d’un gouvernement civil élu ne provoquerait guère d’émoi dans les chancelleries…

Pourquoi donc ce scénario n’est-il pas encore devenu réalité? La réponse est largement économique. Et elle explique aussi pourquoi, dans des pays à forte tradition d’intervention kaki comme l’Indonésie ou les Philippines, les soldats semblent préférer leurs casernes à l’exercice du pouvoir.

La première raison de cette prudence est sociale. L’émergence d’une classe moyenne éduquée, regroupée dans les mégapoles où se concentre aussi la consommation, a altéré les liens entre l’armée et les populations. Même en Thaïlande, où toute une partie de l’élite souhaite leur intervention, les généraux savent que ces sociétés modernes, urbaines, connectées – et promptes à se rebeller – sont beaucoup moins simples à contrôler.

Plus compliqué encore: les villes de province asiatiques, hier tenues par des politiciens locaux faciles à manipuler ou à faire taire par la force, sont elles aussi devenues rétives à l’autorité. La libéralisation et l’ouverture des économies ont entraîné, au-delà des urnes, de profonds changements de valeurs. Face aux uniformes et aux tanks, les paysans, hier majoritaires dans les provinces rurales, étaient soit des alliés, soit des cibles faciles à éliminer. Tirer sur des manifestants plantés devant un fast-food est plus compliqué qu’une embuscade dans les rizières.

Des généraux affairistes

La seconde mutation a eu lieu au sein des forces armées. Les généraux indonésiens, philippins ou thaïlandais ne sont pas moins avides de pouvoir, d’honneur et de richesse que leurs prédécesseurs. Et ils ne méprisent pas moins les politiciens, surtout lorsque ces derniers attisent, comme en Indonésie, les rivalités religieuses ou, comme en Thaïlande, les fractures régionales. La différence est qu’aujourd’hui, les officiers supérieurs, formés souvent dans les écoles militaires occidentales, préfèrent entrer eux-mêmes en politique, ou s’associer aux magnats propriétaires des grands conglomérats. 

A Djakarta, deux ex-généraux, Wiranto et Prabowo, sont candidats à la présidentielle de juillet pour succéder à un autre général, Susilo Bambang Yudhoyono. Aux Philippines, l’ancien colonel putschiste Honasan est sénateur. Quant à la «révolution» birmane, son instigateur n’est autre que l’actuel président Thein Sein, ex-patron de la junte militaire.

Ces officiers savent, en plus, que la tolérance des marchés financiers et des milieux d’affaires envers eux sera brève. Ils savent qu’ils devront tôt ou tard, pour apparaître moins autoritaires et brutaux, nommer des technocrates. Ils savent qu’en cas de refus, une pluie de sanctions ciblées pourra, un jour ou l’autre, s’abattre sur leur patrimoine et sur leurs familles. Ils ont enfin compris que les marchés de capitaux n’aiment rien moins, aujourd’hui, que les effusions de sang.

Plutôt que de se retrouver en première ligne, à la tête d’unités divisées – car la mentalité des troupes a aussi changé – les gradés asiatiques préfèrent transformer leurs casernes en conseils d’administration et blanchir en bourse les pots-de-vin des contrats d’armement. En profitant du discrédit qui pèse sur de nombreux politiciens professionnels, caïds locaux sulfureux ou héritiers de grandes familles controversées. Pour mieux se positionner – comme c’est le cas à Bangkok – en ultime recours face au chaos.

En Asie du Sud-Est, le retour de l’instabilité

L’Indonésie et la Thaïlande ont caracolé en tête des bourses asiatiques en 2012. La courbe s’est inversée l’an dernier: moins 3,5% pour l’index JSX de Djakarta, et moins 4,5% pour le SET Thaïlandais, alors que les devises des deux pays – mais aussi la roupie indienne – ont dévissé d’environ 20%. Deux raisons expliquent cette évolution: d’une part, la fuite des capitaux de ces pays émergents, liée à l’inflexion de la politique monétaire américaine, et d’autre part des convulsions politiques préoccupantes.

Du côté des investissements, les infrastructures routières et ferroviaires, indispensables en vue de la communauté économique de l’Asean fin 2015, se font attendre. En Thaïlande, un plan de 2000 milliards de bahts (environ 60 milliards de dollars) pour équiper le pays de ses premières lignes à grande vitesse est en panne. En Indonésie, tout est suspendu aux élections législatives d’avril 2014 et au scrutin présidentiel en juillet. Aux Philippines – pays qui, malgré le cyclone Haiyan, reste crédité d’une croissance de 6,7% en 2014 – des dizaines de milliards de dollars de projets sont bloqués à cause de la corruption.

Ces difficultés reflètent des impasses politiques. Au Cambodge, le secteur textile est en proie à des protestations de masse, liées aux frustrations de l’opposition après les fraudes lors des élections de juillet. En Thaïlande, de nouvelles manifestations ont lieu, malgré l’annonce d’élections anticipées en février. L’ombre d’un coup d’Etat se profile. En Indonésie, le départ du président Susilo Bambang Yudhoyono fait craindre un retour de l’instabilité chronique.

Richard Werly/ Le Temps 15/1/2014

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/123ab832-7c8a-11e3-87e1-5f55d2b2d249/En_Asie_des_rapports_de_force_politiques_modifi%C3%A9s_par_l%C3%A9conomie

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