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Jean-Pierre Chevènement : « Il n’y a pas d’indépendance de la France sans une Russie forte »

Jean-Pierre Chevènement : « Il n’y a pas d’indépendance de la France sans une Russie forte »

Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre et représentant spécial de la France pour la Russie, s’est confié au Courrier de Russie dans le train Moscou-Iaroslavl, qui l’emmenait, le 16 septembre, assister au colloque franco-russe organisé par la Renaissance française sur la guerre de 14-18.

Propos recueillis Nina FASCIAUX/ Le Courrier de Russie  publié Lundi 22 septembre 2014

LCDR : Qu’est-ce qui fait la force d’un homme politique ? Son intégrité ?

J-P. C : J’ai fait des compromis – j’aurais pu démissionner bien plus souvent ! Ce qui me motive, c’est la continuité de notre politique dans des domaines essentiels, parmi lesquels figurent les relations franco-russes.

LCDR : Pour quelle raison ?

J-P. C : Parce qu’il en va de l’intérêt de la France et de celui de la Russie. Il n’y a pas d’indépendance de la France sans une Russie forte. Et la Russie aussi a besoin d’avoir, à l’ouest de l’Europe, un grand partenaire amical. Au fond, il n’y a pas d’antagonisme fondamental entre la Russie et la France, les deux pays ne se sont jamais heurtés. Bien sûr, il y a eu l’épisode napoléonien, mais c’est plutôt un accident de l’Histoire !

LCDR : C’est-à-dire ?

J-P. C : Les guerres napoléoniennes étaient dirigées contre l’Angleterre – Napoléon voulait diriger le blocus continental, il ne souhaitait pas s’en prendre aux Russes. Mais ça s’est trouvé comme ça, et les Russes se sont défendus. Cela n’a pas affecté nos relations et nous célébrons la bataille de Borodino comme une victoire à la fois russe et française. Et je suis très attaché à maintenir ce lien, même dans le moment difficile que nous traversons. 

LCDR : On fait fausse route, alors ?

J-P. C : Il y a des responsabilités partagées des deux côtés, beaucoup de malentendus et d’incompréhension. Ce qui est arrivé en Ukraine aurait pu être évité.

LCDR : Comment ?

J-P. C : Si les institutions européennes avaient, par exemple, négocié l’accord d’association avec l’Ukraine en étroite concertation avec la Russie, afin d’anticiper les problèmes à venir. S’il y avait eu un meilleur climat, au départ, entre la Russie et l’UE, et peut-être un meilleur contrôle sur les agissements des grands pays – Allemagne, France, Italie. Bien sûr, l’Ukraine n’est pas n’importe quel pays pour son voisin russe, et je ne crois pas que l’intention de la France soit de placer l’Ukraine face à un choix impossible entre Russie et UE. Peut-être, en revanche, que l’Ukraine est effectivement un objet politique pour les États-Unis : certains voient dans cette affaire l’occasion de semer la discorde entre l’Europe de l’ouest et la Russie. Mais ça n’a jamais été le dessein de la France ! Ce qui s’est passé à Maïdan a véritablement été une surprise. L’accord conclu ensuite, le 21 février 2014, par les ministres français, allemand et polonais des affaires étrangères aurait pu fournir une porte de sortie, mais il n’a pas été appliqué. C’est n’importe quoi – et les Russes ont répondu à n’importe quoi par n’importe quoi.

Il y a une mécanique qui s’est mise en mouvement, c’est la mécanique de la bêtise

LCDR : À quel moment ?

J-P. C : L’annexion de la Crimée est une entorse au principe de la souveraineté de l’État. Je crois que les initiatives prises par les habitants de Sébastopol ont placé la Russie devant le fait accompli. Et celle-ci a choisi d’aller dans le sens de leur demande de rattachement, sans mesurer les problèmes qui allaient en découler, ni l’utilisation qu’allaient en faire les partisans d’une nouvelle guerre froide en Europe. Nous sommes alors entrés, malheureusement, dans un processus incontrôlé, malgré les efforts entrepris depuis quelques mois – y compris par le président français. Un cessez-le-feu précaire est en place et des élections régionales sont prévues à Donetsk et Lougansk, mais on est loin des projets évoqués par Angela Merkel et François Hollande. On voit bien, pourtant, quel genre de compromis pourrait se dessiner : une certaine régionalisation de l’Ukraine, une « neutralisation » du territoire, de façon à ce que les Russes n’aient pas le sentiment que l’Ukraine est appelée à devenir un pays de l’OTAN. Il faudrait d’ailleurs écarter définitivement cette perspective et procéder à une remise à niveau économique de l’Ukraine. Aujourd’hui, il y a une mécanique qui s’est mise en mouvement, c’est la mécanique de la bêtise. Il faut savoir l’arrêter, trouver un point de retour. Le processus dit « de Normandie », qui a réuni les présidents russe et ukrainien, ainsi que le président français et la chancelière allemande, le 6 juin dernier, a constitué un premier pas. Mais il faut aussi convaincre les Américains que la Russie ne doit pas être repoussée vers l’Asie.

LCDR : Vous êtes confiant ?

J-P. C : Je suis inquiet. Je suis inquiet face aux conséquences des sanctions adoptées, à la façon dont elles sont interprétées. La Russie doit convaincre du caractère national de son projet, elle doit convaincre qu’elle veut se moderniser et non reconstituer l’URSS. Je trouve très forte cette citation de Poutine, qu’on connaît trop peu en Occident : « Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur, et celui qui souhaite son retour n’a pas de tête. » Naturellement, il y a des problèmes humains à résoudre, et en premier lieu celui des Russes qui vivent hors de Russie. Mais cela doit se faire dans un cadre international stable. Il faut restaurer la confiance entre les parties, trouver des garanties de sécurité. Cette tâche-là est la plus difficile, car, dans un processus d’escalade, le procès d’intention l’emporte toujours. La Russie doit aussi tenter de s’expliquer. Mais je pense que ce qui s’est passé n’était pas délibéré : je ne sous-estime pas la part de l’émotionnel dans toute cette affaire. Il faudrait revenir à un peu plus d’objectivité.

LCDR : Y compris du côté américain ?

J-P. C : Il faut distinguer le petit noyau de géo-stratèges, où la part d’émotionnel est faible, et l’opinion, qui ne connaît pas vraiment la Russie et pense que l’on va vers une nouvelle guerre froide – alors que les bases mêmes d’un conflit de ce type n’existent plus. Nous sommes dans un système d’économie de marché, la modernisation de l’économie russe implique certains changements, que nous pouvons saluer. En cela, les sanctions sont contre-productives et vont créer un climat irrationnel.

LCDR : Vous êtes entendu, sur cette question des sanctions ?

J-P. C : L’avenir le dira. En tous cas, je m’exprime. Je suis en contact direct avec les autorités gouvernementales, et je m’exprime dans la presse.

LCDR : Quelles ont été les erreurs de la France, dans la crise ukrainienne ?

J-P. C : Il y a eu des soutiens français inconséquents au processus de Maïdan – mais Bernard Henri-Lévy n’est pas la France. Peut-être que, pour des raisons qui tiennent à notre adhésion à l’UE, nous sommes un peu à la remorque d’un certain nombre de pays qui ont sur la crise ukrainienne des positions radicales et obéissent à des impulsions de l’extérieur. J’aimerais que la France ne soit pas à la traîne, qu’elle travaille au succès d’une Europe existant par elle-même – non contre la Russie, mais avec elle. Et, cela n’engage que moi, mais je considère qu’il faut honorer les contrats Mistral.

LCDR : Comment la Russie peut-elle être « garante de l’indépendance de la France », comme vous le disiez ?

J-P. C : En développant nos relations économiques, notre concertation politique. La Russie est un pays qui compte à l’échelle planétaire, un grand pays, ainsi qu’un acteur majeur de la politique mondiale. Et elle le restera. Elle constitue un contrepoids dans les relations internationales.

LCDR : Faites-vous confiance à Vladimir Poutine ?

J-P. C : C’est un homme d’État. Il en a les qualités, et probablement aussi les défauts. Mais j’ai eu l’occasion de le rencontrer, et j’ai été impressionné : par sa capacité à argumenter, mais aussi par le fait qu’au-delà de la rationalité, c’est un homme d’une certaine affectivité. Je ne vous dirai pas, comme le président Bush Junior, que j’ai « vu son âme » – je suis un républicain laïc, fondamentalement cartésien. Mais je pense que le président Poutine est un homme avec qui l’on peut discuter. Il faut –comme toujours– éviter les malentendus, comprendre ce que l’autre a à l’esprit, car nous nous racontons tous une histoire. On ne peut pas faire abstraction, en politique, des éléments psychologiques. Et quoiqu’il en soit, M. Poutine est le président de la Russie, il a été élu – et je ne crois pas qu’il y ait d’opposition capable de lui succéder, ni qu’il faille mettre la Russie au ban des nations.

http://www.lecourrierderussie.com/2014/09/jean-pierre-chevenement-france-russie/

3 réponses »

  1. Il y a de très bonnes choses dans ce texte de Jean Pierre Chevènement. La moindre n’est pas l’analyse informée qu’il propose; mais il y a aussi le fil gaulliste qui se trouve renoué et la préoccupation de l’indépendance de la France.

    Il y également une bonne touche de real-politik, Chevènement est resté homme de gouvernement soucieux de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas. On n’est ni dans le déclamatoire ni dans l’émotionnel.

    Vous remarquerez la pudeur lorsqu’il dit que nous sommes à la remorque d’un certain nombre de pays…

    Et faire remarquer que Bernard Henri-Levy n’est pas la France, cela méritait d’être souligné, répété et amplifié!

    A noter que dans une interview récente à Libération, Villepin dit, lui aussi, de bonnes choses.

    http://www.liberation.fr/monde/2014/09/16/en-irak-les-somnambules-sont-de-retour_1101806

    Nous sommes loin de la médiocrité des Valls et Hollande qui cherchent les amalgames émotionnels qui paralysent l’intelligence et l’esprit critique.

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