Steve Keen et Gaël Giraud : « L’économie est semblable à l’astronomie d’avant Copernic »
Les économistes Gaël Giraud (à droite) et Steve Keen.Photo : Patrick Nussbaum
- Quelle est votre ambition en fais- ant publier l’Imposture économique (1) en France ?
Gaël Giraud Mon souhait est de permettre au public français de prendre conscience du fait que, si notre économie en Europe va si mal, ce n’est pas simplement le destin ou un manque de chance. Cela est largement dû aux erreurs de politique économique que nous avons cumulées depuis plusieurs décennies. Ces erreurs elles-mêmes ont une grande partie de leurs racines dans les courts-circuits analytiques qui hantent l’économie conventionnelle. Loin d’être une science établie, confirmée par le bon sens gestionnaire d’un père de famille, l’économie conventionnelle repose sur une succession d’erreurs et d’approximations qui la rendent non seulement inapte à prodiguer des conseils utiles aux politiques mais qui en font l’une des principales responsables de la crise dont nous souffrons. Steve Keen Il faut que le grand public prenne conscience que l’économie est dans un état semblable à celui de l’astronomie avant Copernic, et qu’une révolution comme la révolution copernicienne est désespérément nécessaire à l’économie. La vision de Ptolémée du système solaire, avec la Terre en son centre et les planètes et les étoiles tournant autour, a donné des prédictions empiriquement exactes, sauf pour les comètes, mais nous savons actuellement qu’il avait tort sur la structure de l’Univers. L’économie est pareille, sauf que dans son cas, les crises financières sont l’exception que l’économie dominante ne peut pas expliquer. Les anciens interprétaient les comètes comme de mauvais présages, mais nous savons qu’elles sont en fait des expériences bénignes – tant qu’elles n’entrent pas en collision avec la Terre. Les crises financières sont au contraire des expériences désastreuses que la théorie économique doit nous aider à éliminer ou à anticiper. Pour cela, l’économie doit changer fondamentalement. Les économistes doivent cesser de penser que le capitalisme est en équilibre et arrêter de penser que les dettes, l’argent et les banques peuvent être ignorés. Le fait qu’ils ignorent ces phénomènes devrait être une surprise pour le public, qui généralement pense que les économistes sont des spécialistes sur ces sujets.
- Dans votre livre, vous expliquez que les économistes néoclassiques ne sont pas conscients de leurs biais idéologiques. Karl Marx définissait l’idéologie comme l’ensemble des idées et des normes servant les intérêts de la classe dominante. Rejoignez-vous cette analyse ?
Steve Keen Je considère que l’idéologie est une idée fondamentalement liée à la réalité, qui peut autant porter atteinte aux intérêts de la classe dirigeante qu’elle l’aide. Donc, il ne fait aucun doute que l’idéologie de l’économie néoclassique a aidé à lutter contre le socialisme et permis aux capitalistes de saper les syndicats et de contracter les salaires les plus bas. Mais récemment elle a également permis une crise financière qui a créé beaucoup trop de dette privée et plombe la rentabilité du capitalisme. Donc, l’idéologie est une épée à double tranchant : elle peut blesser le porteur ainsi que la victime. Voilà pourquoi je soutiens que les prises de position de gauche comme de droite ne sont pas raisonnables en économie : nous avons plutôt besoin d’un bon positionnement. L’économie néoclassique se dépeint en tant que telle, avec la distinction de Milton Friedman entre économie positive et économie normative (économie factuelle et économie morale – NDLR). Mais en fait, ce qu’on décrit comme économie positive est inconsciemment noyé dans l’idéologie. Si vous partez d’un modèle dans lequel les marchés non réglementés permettent d’atteindre un optimum social, alors vous allez nécessairement avoir tendance à tirer des conclusions antigouvernementales.
- Vous défendez l’utilisation des mathématiques. Mais le problème de l’économie ne provient-il pas de sa séparation d’avec les autres sciences sociales ?
Steve Keen Les mathématiques ne sont pas un problème en soi : le souci provient d’abord de leur utilisation inappropriée et ensuite d’un refus d’accepter les résultats mathématiques quand ils entrent en conflit avec les croyances économiques initiales. Ainsi, par exemple, les économistes ont montré que « l’équilibre général » est une méthode d’équilibre mathématiquement instable, pourtant ils l’utilisent encore. Ce n’est pas mathématique, c’est un comportement antimathématique. Phil Mirowski a inventé le mot « scientisme » pour faire la satire des prétentions de l’économie à être une science. Je pense qu’un mot similaire pourrait s’appliquer ici : ils prétendent être mathématiques, mais en fait, ils sont « mathématistes ». Ils utilisent les mathématiques comme cela leur convient et ne tiennent compte que des résultats qui leur plaisent. C’est un peu comme les premiers pythagoriciens, qui ont apparemment noyé la première personne qui a prouvé que tous les chiffres ne peuvent pas être rationnels, ce qui était une croyance fondamentale de l’école pythagoricienne. Heureusement, ils ont cédé et accepté l’existence de nombres irrationnels. L’économie refuse de faire de même et d’accepter les résultats qui sapent les croyances, telles que la conviction qu’ils peuvent agréger en douceur les comportements d’individus isolés, une croyance qui a été réfutée par le théorème de Sonnenschein-Mantel-Debreu (SMD). Et pourtant, ils continuent de développer des modèles à « agent représentatif » !
- Pouvez-vous rappeler ce qu’est ce théorème SMD ? Vous critiquez sévèrement la théorie de la valeur de Karl Marx. Mais les crises cycliques du capitalisme ne valident-elles pas son analyse sur la baisse tendancielle du taux de profit ?
Steve Keen Quand j’ai indiqué, lors de la conférence Repenser l’économie, à New York, que le théorème SMD signifie que la courbe de demande provenant de personnes parfaitement « néoclassiques » pourrait avoir la forme d’un polynôme quelconque, Deirdre McCloskey a rétorqué : « Steve, vous ne niez sûrement pas que la demande tend à augmenter à mesure que le prix baisse ? » Non, j’ai simplement affirmé que la régularité empirique n’empêche pas une mauvaise théorie. Par exemple, le fait que le soleil monte dans la matinée ne signifie pas que la Terre est au centre de l’Univers, comme dans la théorie de Ptolémée. C’est pareil avec la baisse tendancielle du taux de profit, qui dépend essentiellement de la théorie de la valeur-travail. Dans l’Imposture économique, je soutiens que la théorie est contredite par la propre philosophie de Marx. Je la discute de manière beaucoup plus détaillée dans mon mémoire de maîtrise sur Marx, Usage, valeur et échange : la mauvaise interprétation de Marx. Je considère Marx comme le plus grand économiste de tous les temps, et sa philosophie dialectique est la base de l’approche de non-équilibre de l’économie que je défends. Mais la théorie de la valeur a été l’une de ses erreurs, les marxistes doivent l’accepter et passer à l’analyse beaucoup plus riche, qui peut être développée à partir de sa dialectique.
- La monnaie est neutre dans le modèle néoclassique. De ce point de vue, les décideurs ne sont-ils plus keynésiens ?
Steve Keen Ils sont keynésiens d’une manière très torturée. Par exemple, s’ils étaient vraiment keynésiens au sens monétaire, comme vous le laissez entendre, ils engageraient ce que j’appelle un « assouplissement quantitatif pour le peuple » et injecteraient de la monnaie dans l’économie en utilisant la Banque centrale pour donner des épargnants vers les emprunteurs. Mais au lieu de cela, ils achètent des actifs aux banques par le biais du quantitative easing, qui n’affecte pas directement la masse monétaire.
- Que pensez-vous du dernier lauréat du Nobel d’économie, Jean Tirole ?
Steve Keen C’est un retour en forme pour le comité Nobel, qui récompense traditionnellement quelqu’un qui a permis d’étendre le paradigme néoclassique plutôt que quelqu’un qui a été utile en critiquant ces paradigmes. Le prix de Robert Shiller l’an dernier, un des rares mérités, contrevenait à la règle. Gaël Giraud Jean Tirole a surtout travaillé sur ce qu’il est convenu d’appeler la théorie des incitations. Je consacre un chapitre critique à cette théorie dans mon livre la Théorie des jeux (Flammarion). En un mot, cette théorie étudie la meilleure manière de manier la carotte et le bâton pour faire travailler autrui. Exemple : un propriétaire terrien fait travailler un fermier sur ses terres. Une année, la récolte est mauvaise. Est-ce dû aux intempéries ou bien au fait que l’agriculteur a mal travaillé ? Difficile à dire… La question fondatrice de la théorie à laquelle Tirole a consacré sa carrière est celle-ci : quel contrat le propriétaire peut-il faire signer au fermier de manière à s’assurer que ce dernier fournira l’effort maximal et soit rémunéré juste ce qu’il faut ? Cela implique qu’il ne soit pas trop souvent injustement pénalisé quand son salaire diminue à cause d’une mauvaise récolte alors que cette dernière provient des aléas météorologiques. Mais aussi qu’il ne soit pas surpayé au point de n’avoir plus d’incitation à fournir l’effort maximal quelle que soit la météo… Le problème se complique si l’on prend en compte le fait qu’il y a plusieurs fermiers, ayant des qualités distinctes, qu’ils peuvent aussi dissimuler l’étendue exacte de leur récolte, se faire concurrence entre eux ou se coordonner pour tromper le propriétaire, que tous (y compris le propriétaire) ont des impôts à payer, etc. Remplacez le couple propriétaire-fermier par actionnaire-manager ou manager-salarié ou encore assureur-assuré, etc. et vous obtenez la quintessence de la théorie des incitations. Récemment, ce genre d’approche a conduit Tirole à préconiser, en France, la suppression du CDI…
- Pour quelle alternative plaidez-vous chacun ?
Steve Keen Je pense que nous devons adopter les méthodes d’analyse des systèmes complexes, et les utiliser pour concevoir un modèle de non-équilibre et une approche monétaires basée sur les traditions de Marx, Schumpeter, Fisher, Keynes, Goodwin et Minsky. La dynamique non linéaire moderne est conçue pour modéliser les phénomènes complexes d’équilibre, et ce sont les bases de ce qu’est l’économie elle-même. Nous devons rattraper la fin du XXe siècle en économie, plutôt que de rester embourbés dans les techniques et les débats du XIXe siècle. Gaël Giraud Il y a au moins deux niveaux qui émergent des travaux de Steve Keen et des miens. D’une part, la nécessité d’une refonte assez radicale de l’économie comme telle. Pour prendre un exemple, le travail de Thomas Piketty est important en ceci qu’il dénonce à juste titre l’explosion des inégalités de revenus et de patrimoine. Mais la théorie sous-jacente au travail de Piketty est la bonne vieille économie néolibérale. Rien d’étonnant, dès lors, s’il se contente de proposer un impôt mondial, dont il sait très bien la portée utopique, lequel ne fait que corriger ex post les inégalités sans aucunement intervenir sur le mode primaire de distribution des richesses. Il faut donc aller beaucoup plus loin, et pour cela repenser l’économie comme telle. Keen y contribue de manière décisive. Ensuite, des mesures de politique économique peuvent être prises dès à présent sans attendre la refonte que j’évoquais à l’instant : réformer l’euro et remodeler l’Union européenne, sans quoi la divergence entre économies du Sud et du Nord provoquera tôt ou tard son éclatement ; séparer banques d’investissement (de véritables bombes à retardement) et banques de crédit-dépôt ; amorcer la transition énergétique. Ce dernier chantier est immense, créateur d’emplois, permet de réduire notre dépendance aux énergies fossiles et nos émissions de gaz à effet de serre. Il constitue à mes yeux un authentique projet de société pour aujourd’hui et demain.
L’orthodoxie financière. Dans son ouvrage décapant, Steve Keen se propose de remettre en question tous les fondements de la théorie économique académique. Le but de ce post-keynésien est simple : interpeller ses confrères universitaires sur leur incapacité à comprendre comment fonctionne réellement l’économie, raison pour laquelle aucun n’avait vu la crise arriver. Au-delà de la critique, ce livre se veut également porteur d’alternatives et se termine sur un tour d’horizon des différentes écoles hétérodoxes, invitant les lecteurs à puiser dans chacune d’entre elles.
L’imposture économique, ça continue !
Dimanche 9 Novembre 2014 |PROPOS RECUEILLIS ET TRADUITS PAR BERTRAND ROTHÉ/ MariannePour la première fois, un ouvrage de l’économiste australien Steve Keen est traduit en français. Son auteur a accordé en exclusivité à “Marianne” un entretien provocateur. Il accuse. Oui, les néolibéraux, égaux à eux-mêmes, n’ont rien appris, rien oublié.
Steve Keen : Mon livre a un objectif principal : démythifier les manuels d’économie, qui fonctionnent comme des photos retouchées de magazine féminin. Tous les défauts y ont été soigneusement masqués. Quand les défauts sont révélés, tout ce que les gens tenaient pour vrai dans l’économie contemporaine se révèle être faux.
- Pouvez-vous donner quelques exemples des défauts les plus graves des manuels d’économie ?
Avec plaisir. Naïvement, quand on ouvre les livres d’économie, on pense qu’ils ont été écrits par des savants qui maîtrisent leur domaine, ou en ont au moins compris les mécanismes généraux. On s’attend par exemple qu’ils aient intégré le rôle de la monnaie. Or, quasiment toutes les démonstrations économiques partent de l’hypothèse absurde que l’argent est simplement un « voile » qui obscurcit plus ou moins l’échange des marchandises physiques entre l’acheteur et le vendeur. Ils oublient donc les banques, la dette et la monnaie ! Pas mal, non ? Les conséquences de cet oubli sont redoutables.
C’est la principale raison pour laquelle la très grande majorité, voire la quasi-unanimité, des économistes n’ont pas vu arriver la crise de 2008. L’explosion du crédit bancaire qui a alimenté la spéculation sur le logement aux Etats-Unis n’était pas intégrée dans leurs modèles mathématiques. Cela a aussi une grande importance pour vous, Européens. La politique d’austérité qui force à réduire le déficit budgétaire est fondée sur des modèles qui n’intègrent ni les banques, ni la monnaie, ni la dette. Elle dérive d’une des applications les plus influentes mais les plus absurdes de la pensée économique moderne, le concept d’« équivalence ricardienne »*, une notion imaginée par l’économiste conservateur américain Robert Barro que l’on retrouve dans quasiment tous les manuels d’économie.
- Pourquoi dites vous de ce modèle qu’il est absurde ?
Ce modèle est construit sur trois piliers. Tout d’abord, il suppose que, sur le long terme, les budgets des Etats doivent être équilibrés, alors même que les Etats ont tendance à solder leur dette avec de l’inflation. Deuxièmement, il ne fonctionne que si tous les « agents économiques » sont rationnels et connaissent parfaitement la situation des marchés monétaires, ce qui est aussi une absurdité. Troisièmement, les ménages choisissent rationnellement entre consommation et épargne en fonction de leur propre existence, mais aussi de l’avenir, en intégrant les intérêts de leurs enfants, petits-enfants, et cela à l’infini.
Robert Barro en déduit que le déficit budgétaire entraîne la contraction des dépenses de consommation et de la croissance parce que les ménages constitueront de l’épargne pour permettre à leurs arrière-arrière-arrière-petits-enfants de payer les hausses d’impôts que le déficit ne manquera pas, à terme, d’entraîner. En revanche, si le budget est en excédent, ils dépenseront plus parce qu’ils anticipent que leurs descendants auront moins d’impôts à payer. Les présupposés de cette démonstration sont complètement illusoires.
- Pourquoi ?
D’abord, Robert Barro oublie deux choses fondamentales. Il ignore la monnaie et oublie que les déficits sont nécessaires à la croissance économique, car ils rendent possible l’accroissement des liquidités. Il existe en effet une corrélation entre ces deux éléments : sans croissance de la masse monétaire, pas de croissance économique. Il y a deux sources de croissance monétaire : l’Etat et les banques. Les Etats, en dépensant plus d’argent qu’ils n’engrangent d’impôts ; les banques, en prêtant au-delà des remboursements des ménages et des entreprises. Pour limiter l’inflation, il faut évidemment encadrer ces actions. Mais, récemment, ce ne sont pas les Etats qui ont créé trop de monnaie, ce sont les banques, qui portent donc la responsabilité de la crise.
Ensuite, l’hypothèse selon laquelle nous arbitrerions entre consommation et épargne en fonction des impôts que paieront nos petits-enfants est tout simplement délirante. Pourtant, de très grands économistes ont validé sa proposition. Des éditeurs l’ont publiée, et dans quasiment tous les manuels d’économie du monde cette hypothèse est présentée comme une évidence.
- Et ce n’est pas une évidence, justement ?
Si ce concept d’« équivalence ricardienne » ne résiste donc pas à une lecture critique de bon sens, pourquoi l’Union européenne continue-t-elle sa politique de retour à l’équilibre budgétaire ? L’austérité budgétaire provoque la récession, car elle réduit la quantité de monnaie en circulation. Et même pis, à chaque fois que l’on tente de se rapprocher de l’équilibre budgétaire, on s’en éloigne. Les tentatives répétées des gouvernements pour réduire leur dette publique conduisent les ménages et les entreprises à faire de même, de sorte que tous contractent leurs dépenses, provoquant la chute du PIB.
J’ai le sentiment qu’un jour on écrira que les tentatives répétées de réduire les dettes du secteur public sont les causes de la crise européenne, et non pas sa solution. A chaque tentative, la masse monétaire se réduit et fait plonger l’économie réelle avec elle. Je peux vous donner un autre exemple de la vacuité du modèle néoclassique**. La théorie de la concurrence ne résiste pas non plus au bon sens. Les économistes mainstream pensent que le marché le plus efficace est celui qui met en concurrence « un nombre très important d’entreprises qui n’ont pas de pouvoir sur le marché ». Pour atteindre cet objectif, il faut que les coûts de production croissent quand la production augmente. Sauf que cette situation n’est jamais réalisée.
- Pourquoi le capitalisme dans son acception néolibérale est-il encore une référence, s’il est si facile de le critiquer ?
Il y a une différence entre un système social et sa théorie. En fait, la théorie néoclassique n’a rien à voir avec le capitalisme. La réussite du capitalisme est de motiver les gens et d’allouer des moyens considérables à l’innovation. C’est un sujet que la théorie économique néoclassique ne traite pas du tout. Cet avantage du capitalisme a évidemment sa part d’ombre, comme les innovations financières destructrices à l’instar des armes financières à destruction massive qui ont provoqué la crise des subprimes. Il y a aussi des objections plus graves, comme celles que l’important travail empirique de Thomas Piketty a fait émerger. Au fil des générations, une telle accumulation de richesses peut entraîner un retour à une société quasi féodale où des riches désœuvrés vivent de la fortune accumulée par leurs ancêtres.
Enfin, le capitalisme décentralisé est incapable de faire face à la crise écologique que nous vivons. Il est possible que le capitalisme d’Etat, comme celui que l’on trouve en Chine, soit mieux armé pour cela. Une chose est sûre : la solution néoclassique n’est pas efficace. La crise écologique ne pourra être résolue en se contentant d’augmenter le prix du carbone.
- Pourquoi les théoriciens hétérodoxes ont-ils tant de mal à se faire entendre ?
Je pense tout d’abord que nous sommes beaucoup plus audibles depuis la crise de 2008, c’est très net en Europe ; d’autant plus que la dépression perdure à cause des politiques mal orientées de l’Union européenne.
La crise qui nous attend va relancer le débat. La réduction de la dette privée aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne a été insignifiante, et, par conséquent, je pense que nous devrons faire face à une nouvelle crise à brève échéance, disons au cours de la prochaine décennie.
- Combien de temps faudra-t-il pour enrayer le regain des théories libérales ?
Je déteste être pessimiste, mais je pense qu’il faudra attendre jusqu’à la prochaine crise. Elle se produira bien avant 2024. La critique sera alors plus audible. Mais est-ce que cela sera suffisant pour nous faire adopter des politiques judicieuses ? La société humaine est peut-être le système le plus complexe qui ait jamais existé, et l’esprit humain n’est pas bien outillé pour le penser. Peut-être qu’un tel choc pourra faire comprendre qu’en période de crise la réduction des dépenses publique est une hérésie ?
- La critique du libéralisme serait elle une spécificité française ?
Cela me fait sourire. Les hétérodoxes français ont beaucoup plus d’alliés qu’ils ne le pensent ! Il existe une importante littérature anglaise, dont mon livre n’est qu’un exemple. En revanche, j’ai l’intuition que vous avez une spécificité dans cette critique. Ayant moi-même un arrière-arrière-grand-père français, il est bien possible qu’il y ait quelque chose du style français dans ma critique.
BIO EXPRESS
D’après le professeur d’économie Jean Gadrey, l’économiste australien Steve Keen, mondialement réputé, est « considéré comme l’un des rares “grands” à avoir prédit, dès 2006, l’imminence d’une crise profonde, [et comme un] fin connaisseur de la théorie néoclassique » et des débats qu’elle a suscités depuis soixante ans. Il enseigne aujourd’hui en Angleterre, à la Kingston University, où il dirige le département d’économie, d’histoire et de science politique. Son travail est très influencé par Keynes, Marx, Minsky, Sraffa, Schumpeter et Quesnay. La première édition de son livre – Debunking Economics – a été très remarquée par la critique. Il s’en est vendu 20 000 exemplaires en langue anglaise et il a tout de suite été traduit en chinois. La seconde édition a connu un succès plus rapide et il est maintenant traduit en français.* Théorie énoncée par l’économiste britannique David Ricardo (1772-1823) et reprise par Robert Barro, en 1974. Cette théorie postule que dans certaines circonstances il y aurait une équivalence entre l’augmentation de la dette publique et celle des impots requise, demain, par le remboursement de cette dette.
**Terme générique désignant plusieurs courants économiques qui étudient la formation des prix, de la production et de la distribution des revenus.L’imposture économique, de Steve Keen, Les Éditions de l’atelier, 532 p., 27 €.http://www.marianne.net/L-imposture-economique-ca-continue%C2%A0_a242530.html
« L’imposture économique », le livre qui ébranle la pensée néolibérale
PAR DAN ISRAEL/ MEDIAPART
Les économistes néoclassiques ne vivent pas dans le monde réel, mais dans un univers parallèle, basé sur des hypothèses hasardeuses et non démontrables, qui empêchent une vraie réflexion sur l’état de nos sociétés.
Telles sont les conclusions ravageuses de L’Imposture économique, un livre iconoclaste de l’économiste australien Steve Keen, qui retourne contre la pensée dominante les armes de l’analyse économique la plus traditionnelle.
Le programme est énoncé sans fard et sans crainte des superlatifs dès les premières pages du livre. Il s’agit de « provoquer une révolution scientifique, attendue de longue date en économie ». Pas moins. L’auteur de cette profession de foi s’appelle Steve Keen. Cet économiste australien est aujourd’hui directeur du département Économie, Histoire et Politique de l’université de Kingston àLondres. Son livre, L’Imposture économique, qui paraît en France le 9 octobre aux éditions de l’Atelier, est paru dès 2001 pour sa première édition dans le monde anglo-saxon, sous le titre Debunking economics, « Démystifier l’économie ».
Il s’y emploie à dynamiter méthodiquement les bases de la théorie néoclassique, la pensée économique qui sous-tend toute l’idéologie néolibérale contemporaine. Un par un, Steve Keen examine les axiomes de la micro-économie, censés décrire le fonctionnement des consommateurs et des entreprises. Il ne le fait pas à coup de méthodes extravagantes ou en faisant appel à des théories farfelues. Au contraire, il les expose à la lumière de certains des auteurs classiques de la discipline et les analyse avec les armes mêmes de la pensée économique la plus traditionnelle.
Après avoir été passées à ce crible, ces théories, parfois aussi centrales que les « lois » de l’offre et de la demande, ne tiennent plus guère debout. « La prétendue science économique est un agrégat de mythes qui fait passer l’ancienne conception géocentrique du système solaire de Ptolémée pour un modèle puissamment sophistiqué », balance, cruel, l’auteur. « L’une des nombreuses raisons qui ont permis aux économistes de réussir à prendre le contrôle des politiques sociales, c’est l’affirmation d’une certaine légitimité intellectuelle face à quiconque s’oppose à leurs recommandations, rappelle-t-il.
L’objet de ce livre est de montrer que cette affirmation est fallacieuse. »Le livre sort avec une certaine pompe dans l’Hexagone, l’auteur étant sur le territoire ces jours-ci pour participer à plusieurs réunions publiques . Il est appuyé par Gaël Giraud, un économiste français hétérodoxe qui s’est imposé dans le débat politique français en publiant, fin 2012, une note extrêmement sévère sur le projet de loi de séparation des activités bancaires, qu’il jugeait tout à fait insuffisant . Auteur de la préface, Giraud a supervisé la traduction française du livre de Keen. Il juge, dans une passionnante interview à Mediapart,qu’« il s’agit d’un texte majeur qui fera date ». « Ce livre est une interpellation.
Celle d’un universitaire économiste qui apostrophe sa communauté et, par-delà celle-ci, notre société tout entière », écrit-il.
Car il faut prendre la mesure du monde dans lequel vivent et raisonnent les économistes. Un monde parallèle, qui ne reflète la réalité que de très loin. Et à rebours de toute démarche scientifique réelle. « Plutôt que démarrer par un phénomène qui nécessite une explication, comme le ferait une science, les économistes commencent avec une opinion sur la façon dont devrait être la réalité. Par exemple, avec leur abstraction favorite, le marché où devrait régner une “concurrence pure et parfaite”. Aucun marché sur la planète n’a jamais approché cette abstraction, mais ils tentent de modéliser l’économie entière “comme si” elle était principalement constituée de ces phénomènes non existants », rappelle Steve Keen à Mediapart.
Les économistes travaillent donc, rappelle Giraud dans sa préface, dans « un univers sans monnaie et sans secteur bancaire, où le capital s’accumule tout seul sans être produit par personne (…). Une galaxie imaginaire peuplée de gentlemen dotés d’une puissance de calcul infinie, capables d’anticiper le niveau de tous les prix (…) jusqu’à la fin des temps ». Un univers que Keen s’emploie à mettre à bas.
Les lois de l’offre et de la demande ne tiennent pas la route
Le livre est écrit d’une plume alerte, un brin moqueuse, mais soucieuse de pédagogie. Le langage plutôt accessible (qui nous enjoint par exemple de « calculer le schmilblick ») ne masque pas la rigueur théorique à l’œuvre. À tel point que certains passages de déconstruction économique sont à réserver aux lecteurs avertis, entrepreneurs, économistes ou étudiants désireux de s’informer à d’autres sources que les programmes universitaires classiques. Car Steve Keen parle le langage commun à tous les économistes qui se respectent, fait de modélisation et de formules mathématiques (même s’il épargne à ses lecteurs la moindre équation dans ses quelque 500 pages de démonstration passionnée).
« Les économistes néoclassiques utilisent des équations et des modèles qui paraissent compliqués à quiconque n’est pas spécialisé en physique ou en mathématiques, et ils semblent donc posséder un savoir plus grand que le simple mortel, explique l’auteur à Mediapart. Il faut une profonde connaissance des maths et de la science pour comprendre qu’il s’agit d’une pseudo-science. »
Parmi les cibles de Keen, on trouve la fameuse « loi » de la demande, selon laquelle « chaque consommateur s’efforce d’obtenir le plus haut niveau possible de satisfaction en fonction de son revenu ». Or, explique le livre, « cette théorie n’est pas solide ». Si les économistes apportent une analyse cohérente du comportement d’un seul individu, ils ne parviennent en revanche pas à faire passer la modélisation au degré supérieur, en analysant le comportement de tous les individus formant ensemble une société. Pour le faire, ils sont contraints de postuler qu’il n’existe soit qu’un seul individu, soit qu’une seule marchandise dans toute la société ! « Les conditions qui sont nécessaires pour “assurer” la validité de la loi de la demande au niveau du marché constituent en fait la preuve par l’absurde que cette loi ne peut s’appliquer », estime Keen.
Il en va de même avec la non moins célèbre courbe de l’offre, base de l’analyse économique de la production des entreprises, qui, selon l’économiste australien,« n’existe pas ». Quant à la courbe croissante du coût marginal, qui explique que, à« court terme », la productivité d’une entreprise chute à mesure que la production augmente, de telle sorte que de plus hauts niveaux de production conduisent à des prix plus élevés, elle serait sans aucun fondement dans la plupart des cas : « Seules les marchandises qui ne peuvent être produites dans des usines (comme le pétrole) sont susceptibles d’avoir des coûts de production qui se comportent selon les attentes des économistes » !
Attaques à droite, mais aussi à gauche
Mais si ces règles de base sont en fait invalides, pourquoi n’ont-elles pas été dénoncées depuis des années ? En fait, elles l’ont régulièrement été, et souvent par des penseurs reconnus des écoles classiques et néoclassiques. Mais leurs analyses ont été soit noyées (peut-être volontairement) dans des chiffres et des formules mathématiques alambiquées, soit ignorées par le monde universitaire.
Et puis, explique l’auteur à Mediapart, « le principal facteur qui avantage la théorie néoclassique est que, pour faire marcher une économie, on n’a pas besoin de la théorie économique au sens où on a besoin d’une science de l’ingénierie pour construire un pont : si l’économie était aussi nécessaire que l’ingénierie, ses défauts auraient été identifiés et corrigés il y a bien longtemps, parce que les économies de tous les pays se seraient effondrées comme des ponts mal construits ».
Au fil des pages, les théories les plus basiques sur le comportement des producteurs, des salariés ou des consommateurs tombent à l’eau. Keen montre aussi comment la pensée néoclassique néglige le rôle de l’incertitude et des anticipations de gain dans les comportements économiques. Pire encore, la plupart des modèles oublient de conceptualiser le rôle du crédit et de la monnaie, en omettant de faire apparaître les banquiers dans leurs calculs !
L’auteur, qui se définit comme « post-keynésien », utilise ses constats et ses découvertes pour déplorer la mainmise de la pensée néoclassique dans le débat universitaire, mais aussi et surtout politique depuis le début des années 1980.
Depuis la sortie de la première édition de son livre en 2001, il échange d’ailleurs des argumentaires musclés avec les tenants de cette pensée, qui tentent de mettre à mal ses analyses. Pour se faire une idée de l’argumentaire critiquant son livre, on peut se reporter à cet article hébergé sur le site du magazine Forbes, qui reconnaît que Keen pointe de réelles erreurs de calcul et de modèle, mais qui plaide qu’elles sont sans conséquence pour la description de l’économie réelle.
Bien plus surprenant, Keen a aussi maille à partir avec des économistes de l’aile gauche, et notamment avec l’un des plus célèbres d’entre eux, le Prix Nobel Paul Krugman. Sur son blog, Krugman l’attaque par exemple ici ou ici, et Keen fait de même là ou là. On trouve un résumé de leur débat sur le rôle de la monnaie et des banques par ici. Pourquoi ces querelles régulières, de la part de deux hommes qui partagent des critiques similaires sur le système capitaliste actuel ? Parce que leur évaluation des théories classiques est presque contraire, comme Gaël Giraud l’explique à merveille dans l’entretien accordé à Mediapart.
Steve Keen complète : « Nous pouvons être dans le même camp pour un débat sur les politiques économiques à mener (et nous le sommes souvent), même si nous avons des opinions totalement différentes sur la façon dont l’économie fonctionne réellement. »
La « nature mensongère » des manuels d’économie Au fil de son ouvrage, l’économiste australien déplore que la formation des économistes les empêche presque totalement de déceler les erreurs qui parsèment la théorie qui leur est inculquée, puis que le système même fasse triompher cette « pédagogie paresseuse ». Pour un universitaire, il est en effet extrêmement risqué en terme de carrière de critiquer l’école néoclassique dominante. Keen pointe aussi « la nature mensongère des manuels d’économie » les plus connus, pour leur propension à masquer les faiblesses théoriques des thèses qu’ils défendent : « Les économistes sont si engagés en faveur de leur méthodologie de prédilection qu’ils ignorent ou banalisent les points où leur analyse dévoile ses plus grandes faiblesses. Pour que l’économie mérite vraiment la noble appellation de “science sociale”, ces échecs devraient la conduire à abandonner cette méthodologie et à en rechercher une autre, plus solide. »
Steve Keen cache à peine son ambition de bouleverser le monde de l’analyse économique avec la même amplitude que l’a fait Keynes dans les années 1930.
Pour l’instant, on en est loin. Malgré ses échanges musclés avec certains économistes, son travail a été, au moins dans un premier temps, largement ignoré par les spécialistes de la discipline. Mais depuis la crise financière démarrée en 2008, son statut évolue, et pour cause. « Dans la première édition, je faisais remarquer à plusieurs reprises qu’une telle crise était probable dans un futur proche, et le facteur que je citais comme la cause – l’éclatement d’une bulle spéculative financée par la dette – est effectivement ce qui l’a provoquée, raconte-t-il. Mes idées ont aujourd’hui plus de valeur parce que l’événement que je pronostiquais est arrivé. »
Les dernières pages de son livre sont consacrées à la présentation de diverses écoles de pensée alternatives, toutes critiques de la théorie dominante.
Aujourd’hui, force est de constater qu’elles ne s’imposent pas dans les discours, académiques ou politiques.« Elles auront plus de succès quand une seconde crise adviendra dans les pays anglo-saxons ou lorsqu’une première crise éclatera en Chine », rétorque Keen, qui prévoit une nouvelle crise majeure dans les cinq à dix ans, « parce que le niveau de la dette est toujours trop haut, et que le renouveau de ces économies fait une fois de plus grimper le niveau de la dette privée. » L’économiste se veut optimiste : « Il n’y a pas de messie en économie, mais il y a de nombreuses autres écoles de pensée à partir desquelles une théorie économique décente pourrait être bâtie, et je pense que leur heure arrivera dans la prochaine décennie. »
Bref, beurk… ah pitain ces grands théoriciens… ça commence à me gaver.
En vérité, je passe juste pour vous présenter mes meilleurs voeux pour 2015 avec quelques jours d’avance… Mais congés obligent, je serais absente pour raison de “dévalement des pistes de skis”…
On l’attendait, on l’a… et avant que le ski ne deviennent interdit en raison de son coût pour la sécu (et oui, ils ont toujours de bonnes excuses pour nous retirer nos libertés) et bien je vais en profiter..
Bonne année à tous… et n’oubliez pas “ne buvez pô, ne fumez pô et mangez 5 fruits et légumes ha ha ha… c’est un ordre. 🙂
Le énième avatar du socialo-keneysianisme caché derrière des math bidons….Keen et Giraud sont les imposteurs de l’économie et il faut lire le titre de ce bouquin imbitable en ce sens. derrière l’embrouillamini la même recette magique, si a bien fonctionnée de Mao à L’Argentine et la Grèce de nos jours: plus de fonctionnaires, plus de dépenses publique….WAOOOO ça c’est innovant et intéressant comme paradigme!!!
Keen rend involontairement hommage à Turgot qui disait “ce qui se conçoit bien s’énonce clairement”
Lisez Hayek & Friedman et vous comprenez chaque phrase, lisez Keen vous ne comprenez pas un mot, et ce n’est pas un hasard!