Art de la guerre monétaire et économique

Comment l’Europe devient un nouvel empire allemand/ Emmanuel Todd : «Une autodestruction de l’Europe sous direction allemande»

Comment l’Europe devient un nouvel empire allemand

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Coralie Delaume est journaliste. Elle a notamment publié «Europe. Les Etats désunis» (Michalon, 2014). Découvrez ses chroniques sur son blog.


«Non à l’Europe allemande!». Cette courte phrase fit un temps office de formule magique Outre-Rhin, de mantra que psalmodièrent tour à tour, comme pour éloigner le mauvais œil, Wolfgang Schäuble, l’ancien président de la République fédérale Richard von Weizsäcker ou le sociologue Ulrich Beck dans un ouvrage court et vigoureux.

Pour éloigner le mauvais œil ou… pour tenter de nier cette évidence: l’Union européenne est en train de se muer quasi-empire allemand. Un empire soft, évidemment. Ou un «empire non impérial» selon la formule un jour employée par l’ancien Président de la commission européenneJosé Manuel Barroso. Car les arts marchands ont remplacé l’art martial et le rang hiérarchique ne se conquiert plus par les armes. Il est directement indexé sur les succès – ou les infortunes – économiques.

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Or les succès sont germaniques. En dépit des faiblesses qu’on commence à lui reconnaitre et qui ne peuvent manquer d’inquiéter (1) (extrême dépendance d’une économie exportatrice aux variations de la demande mondiale, insuffisance des investissements publics qui augurent mal de l’avenir), l’économie allemande, avec l’aide d’un euro taillé tout spécialement selon ses besoins, est devenue si supérieure qu’elle exerce sur ses voisins une authentique fascination. Dès lors, le modèle austéritaire allemand s’impose partout. Et l’on ne jure, pour tenter de faire repartir l’économie européenne, que sur une sorte de «malthusianisme comptable» qui consiste à ambitionner la baisse continue d’à peu près tout (le taux d’endettement, les déficits, les salaires…). Or, si la recette est adaptée à une nation de vieux épargnants soucieuse de consolider ses excédents de maintenir une inflation faible, elle s’avère mortifère pour la plupart des «partenaires» européens de l’Allemagne.

Malgré tout, lesdits «partenaires» persistent dans une rigueur mimétique qui en dit long sur l’ascendant psychologique exercé par Berlin et sur la servilité du reste de l’Europe. Par ailleurs, non contents de singer benoitement le grand voisin, nombre de pays européens consentent également à payer l’impôt habituellement prélevé par les empires sur leurs populations pacifiées. Ils le payent en argent: il n’y a qu’à voir les excédents commerciaux engrangés par Berlin sur ses voisins pour s’en convaincre. Et ils le payent en hommes. Car l’Allemagne, qui s’était déjà spécialisé dans l’usage à son profit de la main d’œuvre à bas coûts des pays de son hinterland d’Europe de l’Est, importe également, désormais, des travailleurs d’Europe du Sud fuyant la crise, qui aident à pallier le déficit démographique germanique.

Il faut dire qu’en bâtissant cet entrelacs d’institutions techniques que constitue l’Union européenne, on a offert à l’Allemagne un redoutable accélérateur de puissance. Au gré des différentes étapes que constituèrent la réunification, la création de la monnaie unique puis la crise de l’eurozone, la République fédérale a lentement étendu son pouvoir sur l’Europe institutionnelle, au cours d’un processus où l’on peine à faire la part des choix volontaires et du simple enchaînement déterministe des causes et des effets.

Quoiqu’il en soit, au terme de ce que Tony Corn, un rien provocateur, appelle un «Anschluss aimable et doux» les intérêts de l’Union européenne et ceux de l’Allemagne se trouvent désormais superposés. Ce pays domine d’une tête le Parlement européen dont le Président, son directeur de cabinet et le secrétaire général sont allemands. Tout comme le président de la Banque européenne d’investissement (BEI) et le directeur général du Mécanisme européen sont allemands (MES). Ailleurs, ce sont des représentants de la zone d’influence immédiate de l’Allemagne qui ont été imposés par Angela Merkel: le polonais germanophone Donald Tusk à la présidence du Conseil et le luxembourgeois Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission européenne. La France, elle, a dû se contorsionner pour réussir à fourguer Pierre Moscovici à la Commission. Encore est-il flanqué de deux supérieurs hiérarchiques respectivement originaires d’Europe de l’Est (Vladis Dombrovskis, Lettonie) ou du Nord (Jyrki Katainen, Finlande)….

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Economie de restrictions tous azimuts qui semble partie pour engendrer une longue et sévère période déflationniste, crise politique profonde liée à l’enserrement des souverainetés nationales dans un écheveau institutionnel sur lequel l’Etat le plus puissant a réalisé une OPA, l’Union européenne s’est muée en véritable trou noir économique et démocratique. Il ne lui reste plus, pour parfaire le tableau, qu’à devenir un trou noir géopolitique.

Ce funeste défi, elle semble en passe de relever en se brouillant avec de larges parties du monde. C’est déjà le cas à l’Est: la gestion erratique des relations avec la Russie contribue déjà à convaincre ce pays, déjà bien installé dans des cénacles tels que l’Organisation de coopération de Shanghai ou l’Apec, que sa vocation est asiatique plus qu’Européenne. Et cela se fera d’autant plus facilement que le dynamisme de l’Asie est autrement plus engageant que la progressive fossilisation de l’Europe. Mais ce pourrait finir par être également le cas à l’Ouest. Car les Etats-Unis, qui ont renoué avec la croissance, ne peuvent manquer de pâtir, à terme de la stagnation européenne. Les Américains ont d’ailleurs été les premiers à s’alarmer, dès 2013, des excédents commerciaux allemands. Ils n’ont de cesse, depuis, de demander à la République fédérale de relancer sa demande intérieure. En vain.

Les responsables politiques français, eux, se montrent sans cesse plus empressés d’avaliser cet état des choses, enfermant l’Hexagone dans le rôle humiliant de «poltron décisif» (Lordon) ou de de «poule mouillée de l’Allemagne» (Steve Ohana). C’est en Allemagne – et non à Bruxelles – qu’on se rend pour défendre les choix économiques français, pour obtenir des indulgences sur le projet de budget français bref, pour faire allégeance. Le très europhile Jean Quatremer s’en désole en ces termes: «en ignorant Bruxelles, Paris reconnaît tout simplement que la réalité du pouvoir est désormais à Berlin. Une étrange capitulation qui n’est pas sans risque pour l’avenir de l’Europe».

Pour l’avenir de l’Europe et…. pour celui de la France. Car le jugement de l’Histoire, on l’a parfois vu, peut-être assez dur sur les capitulations.

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http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2014/12/03/31002-20141203ARTFIG00341-comment-l-europe-devient-un-nouvel-empire-allemand.php

«L’Europe est devenue un système hiérarchique, autoritaire» affirme Emmanuel Todd dans une interview au journal belge Le Soir,reprise dans le dossier consacré à la crise grecque par le site Hérodote.net. Et c’est l’Allemagne qui tirerait les ficelles de ce système selon l’historien, démographe et anthropologue : «C’est une Europe contrôlée par l’Allemagne et par ses satellites baltes, polonais, etc.» Selon lui, ce qui se joue en ce moment en Grèce autour du gouvernement d’Aléxis Tsípras met en lumière les profondes différences qui opposent l’Europe du nord à celle du sud dont l’opposition culturelle est «aussi ancienne que l’Europe».

Emmanuel Todd dépeint les pays du sud comme «vraiment influencés par l’universalisme romain» et donc «instinctivement du côté d’une Europe raisonnable, c’est à dire d’une Europe dont la sensibilité́ n’est pas autoritaire et masochiste, qui a compris que les plans d’austérité́ sont autodestructeurs, suicidaires». A l’inverse, de l’Europe du nord qui est «plutôt centrée sur le monde luthérien – commun aux deux tiers de l’Allemagne, à deux pays baltes sur trois, aux pays scandinaves – en y rajoutant le satellite polonais – la Pologne est catholique mais n’a jamais appartenu à l’empire romain.»

Et le rôle de la France dans ce clivage nord-sud ? Pour l’historien, «les deux tiers de la France profonde sont du côté de l’Europe du sud.» Selon lui, François Hollande doit s’imposer et soutenir les Grecs, n’hésitant pas un parallèle avec le régime de Pétain : «S’il laisse tomber les Grecs, il part dans l’Histoire du côté des socialistes qui ont voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Si les Grecs sont massacrés d’une façon ou d’une autre avec la complicité de la France, alors on saura que c’est la France de Pétain qui est au pouvoir».

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«L’EURO EST LE TROU NOIR DE L’ÉCONOMIE MONDIALE.»

Favorable à une sortie de la zone euro, Emmanuel Todd le réaffirme : «L’euro est le trou noir de l’économie mondiale.» Selon lui«personne n’ose dire que ça ne marche pas» mais la crise grecque réveillerait les consciences sur une situation jugée inquiétante : «L’Europe est un continent qui, au XXe siècle, de façon cyclique, se suicide sous direction allemande. Il y a d’abord eu la guerre de 14, puis la deuxième guerre mondiale.» Résultat: «On est en train sans doute d’assister à la troisième autodestruction de l’Europe, et de nouveau sous direction allemande.» Mais pour Emmanuel Todd, l’Union européenne ne veut surtout pas que la Grèce sorte de la zone euro car cela monterait aux autres pays qu’elle s’en sortirait beaucoup mieux sans elle d’autant plus qu’«énormément de gens qui auront intérêt à retaper la Grèce, à commencer par les Américains».

EN BANDE SON :  

5 réponses »

  1. Je dois avouer que ce matin en faisant ma revue de presse et en lisant ce titrage: « Schäuble: la France doit être réformée de force »!Titre repris par l’ensemble des médias du Figaro au Parisien, en passant par Marianne et le Monde, mon sang n’a fait qu’un tour devant tant de mauvaise foi manipulatrice. Mon coup de gueule: http://contre-regard.com/coup-de-gueule-apres-ce-titrage-viral-qui-fait-le-buzz-ignoble-et-irresponsable/

  2. Toujours un peu choqué de lire de tels propos anti allemands.Je préfère de loin leur modèle a celui de la france ou de la grèce.Qu’est ce qui empeche la France d’équilibrer son budget et de se remettre au travail?rien!Ce que les allemands veulent signifier c’est qu’il ne peut y avoir de monnaie commune entre des pays qui font des efforts et d’autres qui trichent

  3. Au pan américanisme qui le surdétermine, le pan germanisme subsiste encore, étouffé sous 60 ans de domination américaine, il brule encore dans les cendres chaudes de sa défaite passée.

    Récemment, je faisais remarquer que nul ne s’interroger sur l’existence de l’oligarchie allemande et de ses objectifs. Quels sont ils?

    2 tendances, à mon sens doivent coexister:
    L’une s’insère dans l’idéal mercantiliste et géopolitique de l’américanisme. L’idéal de puissance allemand serait soluble dans celui des anglo-saxons.
    L’autre tendance conserverait cette fulgurance génétique typiquement germanique, fiere et conquérante, souveraine par exellence, soumise dans la durée mais encore indéterminée dans le temps… mais pour combien de temps?

    On oublie que les US ont infiltré et soumis l’Allemagne pour faire d’elle l’instrument de domination incontournable des USA sur l’Europe. L’Allemagne soumise, les USA peuvent jouir de leur puissance hégémonique sur l’occident et par là meme isoler la Russie… Hors la Russie est l’allié idéal de l’Allemagne, tandis que l’une offre matieres premieres et marchés de consommation, l’Allemagne offre sa puissance industrielles et financieres. Dans l’arriere cours, la Chine et sa « route de la soie »… une croissance pour les entreprises teutonnes que le front de l’ouest semble avoir épuisée.

    La sortie de la Grèce serait une opportunité pour que se fragilise un peu plus l’Union Europeenne; qu’une saillie dans la coque du Titanic Europe s’agrandisse alors quand la contamination gagnera les autres pays du sud… avec l’Italie comme étape ultime d’une catastrophe idéologique, naufrage titanesque s’il en est.
    A la manière d’un « costa concordia », on verra l’élite bureaucratique quitter le navire et montrer tout son courage devant cette pagaille… alea jacta est!.

    L’Allemagne pourra solder de tout compte son histoire nazie, se débarrasser de sa 5eme colonne investie dans les moyeux névralgiques des institutions médiatiques dont l’ex rédacteur en chef, Udo Ulfkotte du Frankfurter Allgemeine Zeitung, avait révélé au peuple de son pays.
    Le poids de la NSA dans les écoutes illégales d’un allié, puis, cerise sur le gateau, les informations fournies par la bundeswehr contre ses propres entreprises au seul bénéfice des boites américaines…

    La revanche de l’Allemagne passe inévitablement par son affranchissement des USA et le largage de l’Union Europeenne dans les poubelles de l’Histoire.
    Elle retrouvera toute sa puissance dans sa nouvelle alliance avec l’ours russe et faira sauter l’OTAN et les bases US sur son territoire… on tournera la page de l’empire du « bien ».

  4. L’idée d’une monnaie unique était une très mauvaise idée. L’Allemagne fait des efforts et reste muette. La France rigole et crie au voleur !
    Que l’Allemagne reprenne son Deutsche mark et réévalue. Que la France reprenne son FF et dévalue vite. C’est un beau pays pour y passer ses vacances.

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