1984

Etat de droit à géométrie variable : Vers La fin de la prescription en République bananière !

ENFUMAGES par Eric Werner :  La fin de la prescription

Antipresse 15 Octobre 2017

45 ans après les faits, en tout cas ceux qu’elle allègue, une femme vient de déposer plainte contre le cinéaste Roman Polanski: une plainte pour viol. Elle l’a fait en Suisse, mais c’est le New York Times qui a publié l’information. Les juges suisses ont dit qu’ils allaient ouvrir une enquête.

Roman Polanski est un des grands cinéastes de notre temps. Il a reçu de nombreux prix, a également présidé les festivals de Cannes et de Venise. Il est en particulier l’auteur d’un film intitulé The Ghost Writer, film dont le héros principal est un premier ministre anglais travaillant pour la CIA. C’est très intéressant comme film. Très bien documenté également. Une bonne entrée en matière, en tout état de cause, pour comprendre la stratégie d’infiltration des services spéciaux américains dans les milieux dirigeants européens; stratégie, certes, qui ne date pas d’hier, mais s’est sensiblement amplifiée au cours de la période récente, celle consécutive à la chute du mur de Berlin. On connaît le mot de Valéry: «L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige» [1]. Cela passe aujourd’hui par les services spéciaux.

Dans The Ghost Writer, Polanski lève donc un coin du voile. Il montre ce qu’est un agent d’influence. Il n’est pas sûr que la CIA ait tellement apprécié. Le film est sorti en 2010. Coïncidence ou non, peu de temps avant la sortie en salle du film, les Américains cherchèrent à mettre la main sur Polanski en le faisant arrêter en Suisse.

Ils déposèrent une demande d’extradition contre lui, au prétexte que le cinéaste n’avait pas complètement purgé une peine de prison à laquelle, soi-disant, il avait été condamné en 1978 aux États-Unis. Une affaire de viol, déjà. Les Suisses furent à deux doigts de le leur livrer, mais en fin de compte y renoncèrent, car la France, de son côté, manifesta une certaine nervosité. Polanski, en effet, est citoyen français. Les Suisses avaient à choisir entre la France et les États-Unis. En la circonstance, ils privilégièrent leurs relations avec le pays voisin.

Ce cas de figure pourrait en évoquer d’autres analogues. Ainsi, l’hiver dernier, on s’en souvient peut-être, il fut beaucoup question, en France, d’emplois présumés fictifs. On était en pleine campagne présidentielle, on abordait la dernière ligne droite. L’affaire se révéla fatale pour l’un des candidats en lice, François Fillon. Certains diront que les emplois fictifs sont chose tout à fait blâmable. De tels manquements à la «morale» n’ont pas leur place en «démocratie». Assurément non. Sauf qu’il est permis aussi de se demander si cette affaire n’a pas surtout été exhumée pour faire payer à François Fillon certaines de ses prises de position en matière de politique internationale. Car Fillon était plutôt prorusse. En 2013, lors d’un déplacement en Russie, il avait critiqué la position française sur la Syrie devant Vladimir Poutine [2]. Pour bien moins que cela, aujourd’hui, on est obligé de passer à la caisse.

Quand on veut tuer son chien, on l’accuse de la rage. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il n’a pas la rage: peut-être, effectivement, l’a-t-il. Mais la rage n’est pas la vraie raison de sa mise en accusation. La vraie raison, c’est qu’on veut le tuer. C’est là le point.

On pourrait faire d’autres remarques encore. On parle volontiers des «principes généraux du droit». Ces derniers sont des sortes de «lois non-écrites», ils constituent un cadre de légitimité. Lesdits principes comprennent le droit d’être entendu, la non-rétroactivité des lois, le fait que ce n’est pas à l’accusé de prouver son innocence mais bien à l’accusateur d’apporter la preuve qu’il ne ment pas, le principe de prescription, etc. Soit l’État respecte lesdits principes, et l’on peut alors parler d’État de droit. Soit il ne les respecte pas, et l’on ne peut alors plus parler d’État de droit. On a vu dans une précédente chronique [3] que certains activistes s’étaient aujourd’hui mis en tête de rendre les délits sexuels imprescriptibles, en même temps que «d’assouplir» l’appréhension de la preuve que doit apporter la victime. Certaines lois ont récemment été réécrites pour répondre à ces revendications. Ce sont là très clairement des entorses à l’État de droit (ou, ou pour être plus clair encore, un pas en direction du totalitarisme: un de plus).

Dans un entretien au Figaro paru en début d’année, l’avocat de Polanski, Me Hervé Temime, disait à propos de son client: «J’affirme qu’aucun homme au monde ne fait l’objet d’un mandat d’arrêt quarante ans après les faits dans une situation comparable» [4]. Mais justement Polanski en fait l’objet! Or, on vient de le dire, une nouvelle plainte vient d’être déposée contre lui: cette fois-ci non plus quarante ans, mais bien quarante-cinq ans après les faits. A une autre époque, on aurait dit que les faits étaient prescrits. Mais ce n’est plus si sûr aujourd’hui. Tout cela est devenu très flou. La police suisse, en tout cas, a enregistré la plainte.

Ce qui incite à la réflexion. En France, la justice vient de réactiver une très ancienne affaire, l’affaire Grégory: affaire remontant, elle, à 32 ans en arrière. A l’époque, l’enquête n’avait débouché sur rien. Et donc, aujourd’hui, on la relance. Un certain nombre de personnes ont été placées en garde à vue. On les cuisine sur leur emploi du temps en ces années-là: que faisiez-vous tel jour, à telle heure, à tel endroit ? Et le lendemain ? 32 ans après les faits. Tout cela semble absurde, et d’une certaine manière l’est: c’est absurde. On pense au Procès de Kafka. Et en même temps non, car tout cela est répercuté dans les médias. Et donc les gens se disent: l’État a le bras long, il fait ce qu’il lui plaît. C’est évidemment ça, le message. L’État peut tout se permettre, il n’y a plus aucune limite. Voudrait-on intimider les gens, pour ne pas dire les terroriser, on ne s’y prendrait pas autrement.

NOTES
  1. Dans Regards sur le monde actuel (1931).
  2. Le Monde, 21 septembre 2013, p. 9.
  3. Antipresse 95.
  4. Le Figaro, 3 février 2017, p. 28.

EN BANDE SON : 

2 réponses »

  1. Ce sont plus les motivations de l’État que la non-prescription qui posent un problème à mon avis. De toute façon il n’y a pas à ma connaissance de prescription en droit américain.
    En France où la prescription est assez courte on assiste à une dérive vers le droit américain pour les crimes sexuels (on peut se demander pourquoi ceux là ?) et l’utilisation d’artifices pour prolonger le délai de prescription comme de faire un acte bidon juste avant la fin du délai.

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