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Ces Italiens sont étranges : Pensent-ils vraiment que l’Italie est un État souverain ?

Par Ugo Bardi – Le 28 mai 2018 – Source CassandraLegacy

Voici en vidéo, l’histoire politique de l’Europe au cours des 5 derniers siècles. Notez comment les états-nations se sont cristallisés sous leur forme actuelle surtout au cours du 19ème siècle. Ces entités se sont révélées extrêmement résistantes et ont survécu à deux grandes guerres mondiales et à toutes sortes de catastrophes. Les États-nations sont beaucoup moins importants aujourd’hui à l’ère de l’empire globalisé, mais ils sont toujours vivants. Les événements récents en Italie, la tentative de créer un gouvernement national plus indépendant s’est heurtée aux impératifs politiques internationaux. Cela fait partie d’une tendance générale qui peut conduire à la désagrégation de la zone euro et, peut-être, à un effondrement de Sénèque pour les économies européennes les plus faibles, y compris l’italienne.

Certaines choses sont devenues claires en Italie ces derniers jours. La première est que l’Italie n’est pas un véritable « État souverain ». Cela est devenu évident lorsque le président Mattarella a refusé d’accepter un gouvernement qui comprenait des personnes qui avaient pris des positions critiques contre l’Union européenne et contre l’euro. C’était le résultat prévisible de la situation : à partir de 1943, l’Italie a été occupée par les troupes de l’Empire américain victorieux. Seul un certain degré de fiction a été maintenu pour faire croire que l’Italie était en mesure, en principe, de prendre des décisions indépendantes en matière d’économie et de politique étrangère.

En pratique, chaque fois que des officiers italiens ont essayé de prendre de telles décisions indépendantes, ils ont découvert que c’était un choix peu judicieux, même pour leur propre survie physique. Dans le passé, il y a eu plusieurs cas instructifs, à commencer par Enrico Mattei, président de la Société nationale italienne du pétrole (ENI). Il a poursuivi une politique d’indépendance pour le système énergétique italien et il est mort dans un mystérieux accident d’avion (en fait pas tellement) en 1962.

L’histoire, comme d’habitude, rime avec elle-même et, récemment, les vainqueurs des dernières élections italiennes, les dirigeants des partis M5s et de la Ligue du Nord (maintenant simplement la Ligue), ont essayé de former un gouvernement avec un programme de réformes, une tentative de gagner un plus grand degré d’indépendance vis-à-vis de l’Union européenne en matière financière. Le programme n’incluait rien d’équivalent au « Brexit » britannique, mais c’était clairement un pas dans cette direction.

Cela n’a pas fonctionné, et ce résultat aurait dû être évident dès le début. Les règles du jeu impérial ne sont pas basées sur la démocratie : les pays vaincus et occupés ne peuvent pas voter pour leur indépendance (ce qui est arrivé à la Catalogne aussi). Essayez un peu cet exercice : imaginez qu’après la défaite de la reine Boadicée, les Celtes d’Angleterre aient voté pour un gouvernement national poursuivant une politique d’indépendance vis-à-vis de Rome. Vous avez compris, je pense.

Ce qui est peut-être le plus surprenant, c’est comment beaucoup d’Italiens ont réagi aux événements. Ils ont pris la décision de M. Mattarella comme une insulte à la souveraineté de l’Italie. Autrement dit, ils semblent croire qu’il existe un État souverain italien, malgré les troupes américaines occupant l’Italie avec plus de 10 000 hommes dans, au moins, une centaine de bases militaires (toutes vos bases appartiennent aux États-Unis). Et l’occupation militaire n’est qu’un élément marginal d’une occupation politique et financière beaucoup plus profonde.

Pourtant, dans un certain sens, les Italiens ont raison. En politique, les croyances sont souvent plus fortes que la réalité, la politique crée sa propre réalité. Et donc, si les Italiens croient vraiment que l’Italie est un pays indépendant, alors finalement, elle pourrait le devenir. C’est ce qui s’est passé en 1861, lorsque l’Italie a été créée en tant qu’État indépendant pour la première fois dans l’histoire.

Maintenant, il y a des événements qui mettent en évidence les tendances à long terme. La bagarre autour du nouveau gouvernement en Italie est l’un de ces événements. Il montre que l’Empire mondial est toujours fort, mais aussi en déclin évident, car il a pu être contesté – mais sans succès [pour l’instant, NdT] – par les partis vainqueurs des récentes élections italiennes. Les empires sont des choses fragiles dans le sens où ils ont besoin de beaucoup d’énergie pour continuer à avancer et ils ont tendance à avoir une courte durée de vie par rapport aux entités plus résilientes que nous appelons les « nations ». En d’autres termes, les empires sont soumis au genre d’effondrement rapide que j’appelle « l’effondrement de Sénèque ».

L’empire global/américain ne fait pas exception. C’est le produit de la puissance des combustibles fossiles et il ne subsistera que tant que les combustibles fossiles seront bon marché et abondants. Cela ne peut pas et ne durera pas éternellement, bien qu’il soit actuellement impossible de dire combien de temps il reste. Rome était considérée comme éternelle à l’époque de l’Empire romain, mais ce n’était pas le cas. Il en va de même pour Washington D.C. (et pour Bruxelles, qui tombera probablement avant).

Ainsi, à un moment donné, l’Italie peut redevenir un État indépendant, comme c’était le cas de 1861 à 1943. La plupart des Italiens, en ce moment, semblent penser que ce serait une bonne idée. Mais est-ce le cas ? Pensez-y : après le départ des légions romaines de Grande-Bretagne, les Britanniques étaient-ils plus riches ? Ou plus heureux d’être gouvernés par des chefs tribaux ? Discutable, c’est le moins que l’on puisse dire.

Les personnes qui proposent que l’Italie quitte la zone euro semblent penser que tous les problèmes de l’économie italienne sont financiers et politiques. Ils ne comprennent pas les problèmes structurels d’une économie qui dépend presque à 100% de l’importation de produits minéraux, et des combustibles fossiles en particulier. Quitter la zone euro ou faire des changements cosmétiques dans le système financier ne fera rien pour remédier à cette dépendance. Et, s’il est vrai que les États-nations sont plus résilients que les empires, ils peuvent eux aussi subir un effondrement de Sénèque s’ils n’ont pas l’énergie nécessaire pour que leur économie fonctionne. Ainsi, le futur est obscur, comme toujours, mais une chose reste claire: « La fortune est de croissance lente, mais la voie de la ruine est rapide » (Lucius Annaeus Seneca, 4 BC-65 AD)

L’Italie, qui est tout entière une base militaire américaine, peut-elle se payer le luxe d’un gouvernement antisystème? Peut-être, si les intérêts de l’Alliance sont préservés et si les fameux 2% du budget alloués à la Défense sont maintenus. Mais alors, que restera-t-il des ambitions frondeuses de la coalition gagnante? Ne s’agirait-il que d’une Commedia dell’Arte?

Le dimanche 4 mars 2018, les eurosceptiques faisaient le plein des voix en Italie. Dans ce scrutin à un tour, le mouvement «5 étoiles» devenait le premier parti du pays avec 32,6% des voix. Pour mémoire, un an plus tôt en France, Macron n’avait obtenu que 24% des voix au premier tour.

Chronologie d’une ascension, ou l’intenable déni de démocratie

S’associant à la coalition menée par la Ligue (ex-Ligue du Nord) totalisant 37% des voix, le mouvement pouvait entamer les tractations pour former un gouvernement. Elles furent longues et difficiles. Elles aboutirent tout de même, comme on le sait, le 27 mai. Mais le Président de la République Sergio Mattarella mit son véto. Motif: le professeur Paolo Savona, proposé au poste de ministre de l’économie, était soupçonné de vouloir faire sortir l’Italie de la zone Euro, alors même que l’intéressé s’était fendu de plusieurs communiqués assurant du contraire.

Giuseppe Conte, le premier ministre désigné de la coalition et novice en politique, démissionnait, tandis que Sergio Mattarella nommait dans la foulée un ancien fiscaliste en chef du FMI pour composer un gouvernement «technique». On partait donc pour de nouvelles élections possibles dès l’été voire l’automne, que le président suggéra même de ne tenir qu’au début 2019. On criait avec raison au déni de démocratie, au coup d’État et, en exagérant un peu, à la haute trahison. La coalition, disposant d’une majorité de près de 70% au parlement, menaça même d’engager une procédure de destitution du président présenté comme un agent des banques et de Berlin.

Histoire d’enfoncer le clou, Bruno Lemaire, ministre français à veste réversible, expliquait déjà aux Italiens que si leur vote souverain était certes respectable, les impératifs européens le surpassaient quoi qu’il arrive. En d’autres termes, un vote n’est pour lui que l’expression d’une opinion mais non d’une décision opposable à Bruxelles. On retiendra. Et comme si cela ne suffisait pas, le commissaire européen au budget Günther Oettinger ajouta que la réaction négative des marchés au résultat du vote italien devait absolument se comprendre «comme un signal pour ne pas faire entrer des populistes de droite ou de gauche au gouvernement».

Bref, on était bien parti pour un coup de sang populaire. Mais voilà que le président Mattarella lui préféra un coup de théâtre. Le jeudi 31 mai, il acceptait finalement d’avaliser le même gouvernement présenté par la coalition gagnante après que Paolo Savona eut accepté de se voir reléguer au dicastère des Affaires européennes, un poste qu’il occupa déjà sous le gouvernement Berlusconi de 2005. On le remplaçait à l’économie par le professeur Giuseppe Tria, moins offensif sur l’Euro, tandis que le très européen Enzo Moavero Milanesi était maintenu aux Affaires étrangères.

Un président à l’ombre du Gladio

Mais était-ce bien là le véritable enjeu?

Le président d’un système parlementaire, censé rester en dehors des arbitrages politiques, aura certainement outrepassé ses droits en refusant un ministre pour des motifs qui sont justement politiques. Est-ce à dire qu’il ne dispose d’aucune prérogative politique? Ce serait faux de le croire. Il est un domaine où l’article 87 de la constitution italienne lui confère un pouvoir politique direct, c’est celui des Forces armées. Il en est le chef et préside en outre le Conseil suprême de défense. Et le président Mattarella n’est pas un nouveau venu dans cette arène. Premier vice-président du Conseil (du 21 octobre 1998 au 22 décembre 1999), officieusement chargé des questions de renseignement, c’est lui qui mena les négociations, conjointement avec le ministre de la défense de l’époque, Carlo Scognamiglio, visant à installer en Italie une chaîne de montage du F–35 produit par l’avionneur américain Lockheed Martin. Un choix qui continue de peser lourdement sur les finances italiennes puisqu’on évalue l’investissement local à environ 14 milliards de dollars pour la fabrication d’un total de 30 F–35B italiens et 60 F–35A italiens, ainsi que 29 F–35A pour la Royal Netherlands Air Force. Un avion coûteux et de surcroît peu fiable.

Ce qui nous intéresse ici, c’est que grâce à cette expérience aéronautique, Mattarella a pu construire une relation très solide avec les États-Unis.

Les bases US-OTAN en Italie

Il fut d’ailleurs aussi ministre de la Défense en titre (du 22 décembre 1999 au 11 juin 2001) dans les gouvernements D’Alema et Amato. Au cours de son mandat, il transforma les carabinieri en une force paramilitaire autonome et fit abolir le service militaire. Or, on sait que le passage aux armées professionnelles, qui devint le nouveau standard européen, fut le préalable indispensable à la projection de troupes en terres étrangères. Il préparait en fait l’Italie à intégrer les nouvelles missions de l’OTAN, déguisées en opérations de maintien de la paix, notamment en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo et dans l’ex-République yougoslave de Macédoine, opérations dont il fut un ardent promoteur. Il se retrouva d’ailleurs à devoir rendre des comptes en justice sur la mort de soldats italiens contaminés par l’uranium appauvri des bombes sales américaines lâchées sur l’ex-Yougoslavie. Oui, les États-Unis ont bien fait la guerre à l’Europe qui ne leur plaît pas, et Sergio Mattarella en sait donc quelque chose. C’est sans doute pour cela qu’il mentit effrontément à la cour d’appel de Rome déclarant que les soldats étaient prévenus et protégés, ce qui s’est avéré totalement faux.

Le Sicilien Mattarella est en réalité un fidèle et zélé serviteur de l’OTAN, qui peut toujours compter sur lui. Pourtant, il aurait bien pu lui en vouloir après l’élimination de son frère aîné Piersanti Mattarella, président de la région Sicile, criblé de balles à Palerme le 6 janvier 1980.

Récemment, le procureur général de Palerme,Roberto Scarpinato, expliquait publiquement que l’assassinat de ce disciple d’Aldo Moro, éliminé lui-même deux ans plus tôt sur ordre des Américains, impliquait les mêmes commanditaires, liés au réseau Gladio. A l’avant-garde de la lutte contre la mafia, Piersanti se déclarait favorable à une alliance politique avec les communistes, lesquels s’opposaient notamment au déploiement des Euromissiles américains sur la base encore américaine de Comiso, en Sicile. Leur chef local, Pio La Torre, fut lui aussi assassiné en 1982.

Aldo Moro et Piersanti Mattarella

Lorsqu’il se murmure que Sergio doit son destin politique au fait d’avoir accepté la mort de son frère sans avoir posé de questions, cela mérite en effet réflexion. Et que l’OTAN voie d’un très mauvais œil l’arrivée d’authentiques eurosceptiques au gouvernement italien, cela n’a rien de surprenant. Même si certains doutent que les concernés en soient vraiment et considèrent que «5 étoiles» pourrait servir de tête de pont aux réseaux Soros[1].

Le budget militaire comme baromètre

En premier lieu, l’OTAN veut le maintien et l’entretien des 113 bases et autres champs de tir et dépôts d’armes incluant entre 60 et 90 têtes nucléaires B–61, que l’alliance et les États-Unis en propre se partagent sur la Péninsule.

En fait, l’Italie en soi est une immense base militaire américaine, les méga-installations d’Aviano, de Naples, de Bari ou de Sigonella n’étant que les parties émergées de l’iceberg.

Ensuite l’Italie s’est engagée à respecter le quota de 2% de dépenses militaires dans son budget, voulu par l’OTAN depuis le sommet d’Irlande en 2014 et martelé par Donald Trump. Le chef du Pentagone James Mattis est d’ailleurs venu le rappeler en personne à Mme Roberta Panetti, ministre de la défense italienne, à Rome. C’était le 12 février 2018. Une visite qui certes n’a pas fait la une des grands médias, mais en pleine campagne électorale, le symbole était fort. D’autant que la précédente législature avait déposé un projet de loi visant à augmenter les pouvoirs du chef d’État-major italien et l’interopérabilité sur fond de croissance budgétaire garantie aux armées, et qu’il fallait s’assurer de son maintien à l’ordre du jour.

Idem pour les visites répétées en Italie de Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN. Il ne faudrait tout de même pas oublier que l’Italie dirige aussi en 2018 la «Spearhead Force», c’est-à-dire le fer de lance de la force de réaction rapide de l’OTAN.

On rappelle enfin avec insistance dans les cénacles militaires qu’il ne faudrait pas non plus que les eurosceptiques se trompent de camp s’agissant de la Russie.

Elisabetta Trenta en uniformePhoto prise par: FINUL Liban

Tout cela pèsera sur les épaules d’Elisabetta Trenta, la nouvelle ministre de la Défense. Cette spécialiste du renseignement et officier de réserve cumule les diplômes et les formations militaires. Elle a été notamment formée dans les écoles de l’OTAN aux opérations post-conflits, c’est-à-dire essentiellement à des opérations psychologiques («Psyops») destinées à faire croire que l’on va «reconstruire». Polyglotte, elle parle cependant le russe et se débrouille en arabe. Si on garde à l’esprit que le chef des armées reste le fidèle Sergio Mattarella, c’est en surveillant de près les options du ministère de la Défense, notamment quant à la poursuite du programme F35 et à la hausse du budget militaire en direction des 2%, que l’on saura si la dramatisation du véto sur Paolo Savona n’était qu’un écran de fumée destiné à poursuivre le military business as usual, ou non.

NOTE

  1. Voir notamment l’intérêt que lui porte Jamie Bartlett, le patron de Demos, une filiale de recherche d’Open Society.

OK++++++++++++++++++++

EN BANDE SON : 

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