Art de la guerre monétaire et économique

Laibach : « Le capitalisme fait tout pour maintenir les peuples dans l’oubli, dans l’ignorance et la folie » (Avec Note du LUPUS)

Note du LUPUS

C’est à l’occasion de leur première venue en France en 1986 que j’ai pu rencontrer le groupe slovène Laibach. C’était bien entendu, avant la chute du mur de berlin et bien avant la guerre qui devait aboutir dix ans après à la partition ethnique de la Yougoslavie de Tito. Mais déjà en 1986 au travers d’une musique quasi martiale on pouvait ressentir toutes les inquiétudes de Laibach quant à l’avenir de l’Europe en générale et de la Slovénie en particulier. Inquiétudes et anxiété qu’ils tentaient de conjurer au travers d’une quête effrénée pour recouvrer une identité européenne indépendante du monde anglophone.      A l’occasion de ce concert mémorable de 1986 sur lequel je réalisais à l’époque un film vidéo j’avais pu déjà mesurer le caractère puissant et avant gardiste de Laibach, quel plaisir donc de les retrouver 35 ans après pour un album musical illustrant  l’œuvre  fulgurante « Ainsi parlait Zarathoustra » de Nietzsche…

Laibach : « Le capitalisme fait tout pour maintenir les peuples dans l’oubli, dans l’ignorance et la folie »

  

Le mythique groupe slovène Laibach sera en tournée européenne en février et mars avec un album d’une grande force « The Sound of Music », faisant suite à une performance en Corée du Nord en 2015. L’opus est sortie en novembre 2018 chez Mute. Laibach a accordé une interview en exclusivité à Nous Sommes Partout à l’occasion de sa tournée en Europe. Le groupe jouera le 25 mars à Paris, au Trabendo.


Rédaction NSP
PAR CLOTAIRE DE LA RUE

Depuis 1983, vous avez impressionné votre public avec l’Occupied Europe Tour et la dénonciation du totalitarisme, notamment du totalitarisme communiste. Puis vous avez dénoncé le totalitarisme de l’OTAN en 1994, totalitarisme particulièrement actif en ex-Yougoslavie. Selon vous, quel est le nouveau totalitarisme à dénoncer aujourd’hui ?

Laibach : Le totalitarisme de la démocratie et de la liberté.

D’après les médias aux ordres de la communauté internationale, le totalitarisme absolu serait celui de la Corée du Nord. Votre dernier album, d’une grande force, est le fruit de votre travail dans ce pays. Comment ce régime vous a-t-il proposé de vous exprimer et quelle fascination exerce-t-il sur vous ?

L : La Corée du Nord n’est qu’une illusion du totalitarisme absolu; des pays comme la Chine et les Etats-Unis, la Corée du Sud et Singapour, l’Arabie Saoudite et les Emirats seraient ce qui se rapproche le plus du totalitarisme, si nous utilisons des termes politiques, mais le reste du monde est aussi totalitaire. La Corée du Nord ne nous a rien demandé de particulier à propos du programme de notre concert si ce n’est que leur comité de censure nous a demandé plus tard de ne pas interpréter certaines chansons qu’il pensait gênantes, mais il n’y a pas eu de pression particulière sur notre show et notre travail.

Vous avez fait des reprises de la célèbre Mélodie du Bonheur dans votre album Sound of music. Selon vous, le Bonheur est-il encore possible en Europe? Sommes-nous “moins” sous la domination du capitalisme depuis 1983 ?
L : Nous sommes évidemment aujourd’hui totalement sous la domination capitaliste et bien plus qu’en 1983 et les européens ont de nombreuses raisons d’être sombres alors que d’après le Rapport 2018 sur le Bonheur en Europe, les gens seraient de plus en plus heureux. La Finlande est même censée être le pays le plus heureux du monde, ce qui est assez difficile à croire puisque le désespoir est une des caractéristiques principales des Finnois par définition. Réunir le bonheur et l’intelligence est difficile aussi difficile que d’être à la fois heureux et en bonne santé. Mais pour être heureux, il est nécessaire de savoir tirer un trait sur le passé. Or le capitalisme fait tout actuellement pour maintenir les peuples dans l’oubli, dans l’ignorance et la folie.


Vos premiers fans se souviennent du collectif Neue Slowenische Kunst et de son passeport virtuel. Vous avez aussi créé la communauté politique Spectre. Qu’est-ce qui les différencie?

L : Neue Slowenische Kunst est different du NSK en tant qu’état; ce sont deux notions et idées différentes. Neue Slowenische Kunst (NSK) a été créé en 1984 et a perduré jusqu’en 1994, quand l’état NSK a été créé pour réunir les groupes NSK. En tant que principal créateur des deux projets, nous continuons de promouvoir le concept d’état NSK mais malheureusement, il n’a pas donné toute sa mesure et est plutôt resté à l’état d’utopie. Donc nous avons décidé de créer un parti (Spectre), certainement pas pour remplacer l’état NSK mais pour développer la possibilité d’un mouvement international sur le net dont les membres partagent activement l’esprit critique en culture, politique et faits de société, localement et sur le plan international, sous l’oeil omniscient de Laibach. A la différence de l’état NSK qui était une expérience démocratique, Spectre est un concept intégralement totalitaire. En principe, il devrait fonctionner indépendamment de l’état NSK mais les deux peuvent interagir et le parti peut devenir le coeur même du nouvel état.

Ainsi parlait Zarathustra…que représente Nietzsche pour vous?

L : D’abord, nous ne sommes pas nietzschéens, nous nous considérons plutôt comme Duchampiens (relatif à l’œuvre du peintre surréaliste français Marcel Duchamp (1887-1968), ndlr). Mais Nieztsche a eu une influence énorme sur la philosophie moderne européenne et sans lui, nous aurions probablement pris une autre direction. Il a évidemment beaucoup influencé l’histoire politique de l’Europe et avec les concepts de “post-vérité”  (situation dans laquelle l’émotion et l’opinion priment sur la véracité des faits) et de “fausse-vérité”(ce que les gens pensent être vrai mais qui ne l’est pas), nous avons , sans aucun doute, atteint l’ère nietzschéenne; son perspectivisme ( philosophie défendant l’idée que la réalité se compose des perspectives que nous avons sur ellendlr) nous offre un moyen de comprendre ce phénomène. Tout cela nous donne d’excellentes raisons de discuter et d’interpréter ses idées. A la lumière des fondements de l’existentialisme, de la politique dominante et de l’idéologie sociale de notre époque, fondée sur une certaine morale qui sert les intérêts de la classe dirigeante, complètement polluée par le nihilisme, tous les thèmes et concepts nietzschéens nous semblent importants et pertinents pour comprendre notre époque. Nietzsche a anticipé notre époque et son climat politique.
De son lointain XIXème siècle, il a prévenu que les états européens allaient sombrer dans l’esprit de clocher et l’hystérie collective. Il soutenait l’idée d’une grande Europe unifiée et défendait une politique transnationale qui dépasserait les petits nationalismes et dans laquelle l’art et la culture pourraient circuler librement. Pour Nietzsche, la culture est une part du développement humain et tout ce qui est statique et immobile est mortel culturellement. Toute nostalgie et tout regard en arrière est dangereux parce que cela bloque toute possibilité de progrès. Il espérait aussi l’émergence d’une élite trans-européenne qui pouvait conduire la culture et une révolution politique. Au lieu de cela, et c’est aussi ce qui arrive à notre époque, il a été témoin de la montée des séparatismes, du nationalisme, du tribalisme et du nihilisme. Entre autres choses, Nietzsche a aussi prévu ce qu’il nommait : “les guerres pour déterminer l’avenir de l’humanité”, qui se sont déroulées dans l’ombre de Dieu. Et pour lui, la mort de Dieu remet en cause la question du devenir de l’humanité. Sur un autre plan, Nietzsche nous offre la possibilité de comprendre les concepts de “post-vérité” et de “fausse-vérité”. Quand Nietzsche dit “qu’il n’y a pas de faits”, il veut dire que la vérité absolue n’existe pas et que tout ce que nous pouvons affirmer sur la réalité dans laquelle nous vivons, c’est que tout fait est sujet à interprétation. N’importe quelle interprétation prévalant à un moment donné est un instrument du pouvoir et n’est pas la vérité. La plupart des idées de Nietzsche dans son livre Zarathustra et dans ses autres oeuvres sont toujours d’actualité et peuvent servir à aider les gens à comprendre la politique actuelle et les faits de société.

Qu’attendez-vous de votre nouvelle tournée en Europe en 2019? Votre dernier album The sound of music, pourrait être qualifié d’album de la maturité, une expression particulièrement stupide; pourrions-nous le qualifier d’album de la renaissance au sens runique d’un nouveau réveil? Life is Life?
L : Nous n’attendons rien mais nous espérons tout. The Sound of Music est un album concept créé pour la situation très particulière de la Corée du Nord. Mais quand nous l’avons fait, nous nous sommes rendus compte que son contenu était beaucoup plus riche et universel que nous l’avions cru et pouvait aussi être pertinent dans le climat politique et culturel actuel en Europe ou en Amérique, comme en Corée du Nord et dans le reste du monde.

https://www.noussommespartout.fr/laibach-le-capitalisme-fait-tout-pour-maintenir-les-peuples-dans-loubli-dans-lignorance-et-la-folie/une/?fbclid=IwAR2Pk2L9zhNFP6p6qFrIKVSHpMCv2eqBnQMNo2UrXakRZdgaYg-wH4C0XCo

Crédit : © Jørund F. Pedersen
A l’occasion de la sortie de The Sound of music (Mute), et en complément du dossier qui leur est consacré dans le dernier Incorrect, nous vous proposons, en accès libre, une interview panoramique et corrosive du groupe le plus fascinant des trente dernières années : Laibach. Exclusif !

Votre carrière s’étend sur plus de trente ans et a débuté quand votre pays était encore sous influence soviétique. Le monde est-il plus libre aujourd’hui?

Si vous parlez de la Yougoslavie comme de notre pays, il n’a jamais vraiment été sous influence soviétique. Tito s’est séparé de façon significative de Staline en 1948, et la Yougoslavie a fait son petit bonhomme de chemin en devenant le meneur des pays non-alignés. Le monde d’aujourd’hui est mondialisé de façon formelle, mais semble beaucoup plus « localisé » que jamais, car les pays et les communautés se séparent et se ferment par peur du reste du monde.

La liberté semble donc une idée dépassée, et elle est interprétée différemment dans différents systèmes et différentes sociétés. Mais l’idée dominante de la liberté promue de nos jours est, en fait, la liberté de l’esclavage.

Crédit : Laibach .org

Votre démarche a des allures situationnistes. Vous sentez-vous des affinités avec Guy Debord ?

Nous nous voyons comme les machinistes de l’âme humaine, mais dans la lignée de Marcel Duchamp.

La montée des populismes en Europe de l’Est représente-t-elle un phénomène qui vous inquiète ?

Pas vraiment, la plupart des avènements populistes en Europe de l’Est sont une réaction directe au désenchantement vis-à-vis de la réalité culturelle, politique et économique de l’Europe Occidentale.

On vous a longtemps diabolisés mais vous jouez maintenant à la Tate Modern (le prestigieux musée d’art contemporain de Londres) et êtes reconnus par l’intelligentsia…

Imaginez le temps qu’a mis l’intelligentsia pour reconnaître Laibach : il doit y avoir quelque chose de profondément inintelligent chez eux. Et il doit y avoir quelque chose qui cloche chez Laibach, si nous sommes tout à coup reconnus. Le problème de l’art, aujourd’hui, n’est pas la censure. Le problème de l’art est l’art lui-même. La quête de la beauté et de la liberté ne devrait pas être une excuse pour créer de l’art pour le plaisir de l’art. Et même si l’art n’est en fait plus pertinent depuis longtemps, l’art est toujours là, il se bat pour des miettes à la table des riches.

Votre précédent album était une mise en musique de certains poèmes d’Ainsi parlait Zarathoustra. Laibach est-il un projet nietzschéen ?

En principe, nous pouvons être tout ce que les gens veulent que nous soyons, mais nous pouvons aussi en partie être proches de Nietzsche. L’influence de Nietzsche sur la philosophie continentale moderne est énorme, et sans ses œuvres, elle serait sûrement allée dans une autre direction. Il a eu de manière évidente une influence très importante sur l’histoire de l’Europe et, avec la « post-vérité » et  la « fausse-vérité », l’ère de Nietzsche est arrivée. Son perspectivisme nous offre un moyen de comprendre ce phénomène.

Crédit : Laibach.org

Tout ceci est une bonne raison pour discuter et interpréter ses idées. Mais c’est en fait par hasard que nous nous sommes plongés dans Nietzsche. Nous étions invités par le metteur en scène slovène Matjaž Berger pour créer de la musique sur une pièce adaptée d’Ainsi parlait Zarathoustra, jouée par la troupe du théâtre Anton Podbevšek, à Novo Mesto, en Slovénie. Il tire son nom d’un poète d’avant-garde slovène des années 20, et ses poèmes sont caractérisés par des sujets lyriques et titanesques.

Son seul recueil de poème s’appelle L’Homme avec des bombes, et il représenta aussi une forte influence pour notre projet, outre le livre de Nietzsche. Pour ce qui est de l’album, nous avons recomposé et modifié des fragments de la bande-son théâtrale, en douze pistes.

Laibach ressemble à une hydre à mille têtes : chacun de vos albums repose sur un concept différent. Aimez-vous embrouiller vos fans ?

Laibach est une entité assez grosse pour la contradiction et les paradoxes, mais notre première intention n’est pas d’embrouiller notre public. Nous pouvons étendre leur horizon et leurs vues, mais le plaisir que nous y prenons n’a rien à voir avec cela.

Vous avez joué dans Sarajevo assiégée, en 1995, et à cette occasion, vous avez distribué des passeports du NSK (l’État virtuel fondé par le collectif artistique auquel Laibach appartient) à des civils pour qu’ils puissent quitter la ville. Que pouvez-vous nous dire de cet épisode ?

C’était pendant l’hiver 1995, juste avant la fin de la guerre, pendant l’un des nombreux cessez-le-feu, quand les habitants de Sarajevo, prisonniers de l’incompétence européenne à arrêter la guerre en Europe centrale, attendaient le résultat de la dernière conférence pour la paix organisée par les États-Unis à Dayton. Des tirs se produisaient occasionnellement, donc la loi martiale était en application.

Nous avons voyagé jusqu’à Sarajevo, qui était assiégé, avec des casques bleus des Nations Unies, dans diverses zones militaires, et nous avons joué deux concerts dans le Théâtre National, ce qui n’était pas facile du tout. Nous avions amené beaucoup d’équipement, et à cause du manque d’électricité, nous avons dû jouer avec des générateurs.

Crédit : © Jørund F. Pedersen

Ces deux concerts ont été, en fait, les plus importants événements culturels à Sarajevo durant la guerre. Nous avons joué le premier concert la veille du traité de paix de Dayton, et les gens étaient encore très tendus, parce qu’ils ne savaient pas comment allaient s’achever les négociations. Le lendemain, nous avons fait un nouveau concert, pendant que les négociations touchaient à leur fin et mettaient finalement un terme à la guerre, et, de façon factuelle, mettaient un terme à l’occupation de Sarajevo, donc l’émotion était à son comble.

Mais vu que les habitants de Sarajevo n’avaient pas encore de passeports du nouvel état Bosniaque et qu’ils ne pouvaient plus utiliser leurs vieux passeports yougoslaves, nous leurs avons donné des passeports diplomatiques du NSK, environ trois cent soixante d’entre eux, et certains ont pu finalement quitter les ruines de cette ville déchirée par la guerre.

Laibach s’inscrit-il dans la lignée du « Gesamtkunstwerk », l’œuvre d’art totale ?

Si « Gesamtkunstwerk » signifie la synthèse universelle et totale de toute forme d’expression, alors c’est probablement une description adéquate de ce que nous faisons.

Depuis que vous avez joué en Corée du Nord, les relations de ce pays avec la communauté internationale semblent s’être réchauffées. On a même pu y voir l’acteur français Gérard Depardieu, qui y a tourné un film. Pensez-vous avoir contribué à ce réchauffement ?

Nous espérons que non, mais ce qu’il faut savoir est que la Corée du Nord a très envie de s’ouvrir au monde. Mais selon ses propres conditions. La question étant : le monde les laissera-t-il faire ?

Retrouvez par ici le site de Laibach

Laibach est-il un groupe de musique ou une entreprise conceptuelle ?

Quand nous partons en tournée, nous sommes complètement un groupe. Quand nous créons un album, une exposition ou des événements spéciaux, comme le concert à Pyongyang, nous pensons de façon conceptuelle.

Pourquoi avoir choisi de ressortir maintenant votre tout premier album ? Pouvons-nous nous attendre à de nouvelles rééditions ?

C’est en partie à cause de la demande du public – l’album était introuvable depuis longtemps – et en partie parce que nous voulions voir comment le Laibach des années 1980 sonnait aujourd’hui. Nous avons en effet plus de raretés et de rééditions prévues durant les cinq prochaines années, et nous espérons en sortir au moins une partie durant les dix prochaines années.

https://lincorrect.org/exclusif-laibach-nous-nous-voyons-comme-les-machinistes-de-lame-humaine/

EN BANDE SON : 

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