Essentialisme

Alain Santacreu “La pensée hérétique face au totalitarisme des idées”

Alain Santacreu “La pensée hérétique face au totalitarisme des idées”

Le néo-libéralisme s’est imposé comme une pensée unique qui rejette toutes les dissidences dans le champ de l’hérésie. Peut-être nous faut-il dès lors devenir nous-mêmes des hérétiques si nous voulons reconquérir notre liberté. C’est le point de vue d’Alain Santacreu, qui vient de relancer la magnifique revueContrelittérature. Cette publication avait enchanté ses lecteurs entre 1999 et 2008 ; elle traite de philosophie, de spiritualité et de poésie, dans une veine extrêmement originale, et avec des plumes de très grande qualité.


Thibault Isabel : Vous avez placé le tout récent numéro de la revue Contrelittérature sous le signe des « hérésies », que vous envisagez comme une manière de défier tous les totalitarismes. Pourquoi avoir cherché à réhabiliter ce mot si sulfureux ? Pensez-vous que notre époque ait besoin d’être bousculée par des « hérétiques », et cela signifie-t-il qu’elle est le jouet d’une nouvelle vague de chasses aux sorcières ?

Alain Santacreu : Le grec heresis signifie « choix ». Tous les totalitarismes, religieux ou politiques, interdisent la liberté de choisir d’autres options que les dogmes qu’ils ont instaurés. L’hérésie est donc révélatrice du totalitarisme. Mais cela ne signifie pas qu’une société sans hérésie serait non totalitaire ; bien au contraire, l’impossibilité d’hérésie sociale serait la marque d’un totalitarisme absolu. L’hérésie est-elle encore possible à l’époque du capitalisme mondialisé ? Cette question est cruciale. L’économiste Christian Arnsperger a évoqué dans ses travaux la possibilité d’« hérésies sociales » qui refuseraient la dogmatique du capitalisme.

Dans le système néo-libéraliste, tout est permis, mais rien n’est possible. Si les mécanismes de récupération idéologique accréditent toutes les formes de permissivité, tout possible inassimilable est aussitôt rejeté comme hérétique. Ainsi, le rejet de la démocratie représentative et l’expérimentation de la démocratie directe seront perçus comme des actes inacceptables instantanément réprimés. Il s’agit donc d’inventer une praxis qui, plutôt que d’accepter ou de provoquer le combat frontal face à la violence répressive, mettrait en application un art révolutionnaire de l’esquive, un « imaginaire social » hétéronome, pour parler comme Cornélius Castoriadis, sur lequel la production de la subjectivité capitaliste n’aurait plus prise. On pense aux « zones autonomes temporaires » (TAZ) mises en avant par Hakim Bey.

Thibault Isabel : Est-il encore possible d’instaurer une société hérétique à l’ère du néo-libéralisme mondialisé ? Les poches de résistance peuvent-elles se faire entendre ?

Alain Santacreu : La domination que la Weltanschauung néo-libérale exerce sur nos mentalités n’est pas irrémédiable et des formes alternatives de résistance hérétique demeurent possibles. Le fondement religieux du libéralisme repose sur la loi sacrée du marché et le fait de considérer ce dieu du capitalisme mondial comme un principe mauvais fait de nous des hérétiques. Il semble primordial que puissent surgir des contre-marchés affirmant d’autres modes de valorisation hétérogène et dissensuelle. Du point de vue de la logique dogmatique, ne pas accepter le mode de vie de la « servitude volontaire », c’est nier volontairement la vérité transcendante du dogme : l’hérétique devra abjurer et se soumettre, sinon il sera physiquement exterminé ou socialement suicidé.

L’hérétique choisit de s’extraire d’un contexte social dogmatique pour inventer une vie hétéronome librement assumée. Toutefois, de même que les cathares ne rejetaient pas tous les postulats chrétiens, une communauté hérétique pourra admettre, dans une situation donnée, certains postulats de l’hégémonie capitaliste (par exemple l’acceptation de la monnaie comme numéraire) et, plutôt que l’autarcie, elle recherchera l’échange permanent avec d’autres communautés hétéronomes, selon un principe fédératif qui est le principe vital de toute hérésie sociale. L’Etat moderne est né avec l’invention de l’Inquisition et l’appareil juridico-policier postmoderne en a conservé la nature disciplinaire ultra-perfectionnée par les apports de la technoscience. De quelles latitudes d’autonomie pourraient encore jouir les potentielles hérésies sociales face aux contraintes économiques du capitalisme globalisé ? L’hégémonie économique du marché mondialisé correspond à l’hégémonie spirituelle de l’Eglise de Rome sur le monde médiéval.

Thibault Isabel : En quoi les vieilles hérésies du Moyen-Âge ont-elles des enseignements à nous apporter dans la lutte contemporaine contre le capitalisme techno-industriel ?

Alain Santacreu : Le catharisme médiéval qui, après s’être cristallisé durant les XIe et XIIe siècles au sein de la civilisation occitanienne, parvint à résister, jusqu’au XIVe siècle, dans un milieu devenu hostile et répressif, nous offre un modèle d’action possible face à un système dogma-disciplinaire. La résistance communautaire est ce qui permet d’identifier l’hérésie sociale à l’hérésie religieuse. L’ekklèsia cathare était intégrée à la vie du peuple. Les religieux cathares, qui ne se donnaient d’autres noms que « bons chrétiens », vivaient au milieu des villageois dans des maisons communautaires ouvertes à tous. Ce n’étaient pas de grandes abbayes placées hors du monde mais de petites habitations plongées dans la quotidienneté de la vie. Les religieux n’étaient pas reclus ni protégés par une clôture monastique. La fonction conviviale de ces maisons était essentielle.

En ces lieux se produisait ce qu’Ivan Illich appelle une « expansion de la convivialité », c’est-à-dire un renversement radical de l’expansion économique du profit. Il est remarquable que le catharisme, malgré son dualisme, n’ait pas pris le monde en otage, même s’il considérait que le monde était la création d’un Dieu mauvais. Il y a là une qualité du vivre-ensemble que l’on nomme en occitan convivència, dont les hérésies sociales contemporaines doivent s’inspirer. Cette notion renvoie à l’agapè, c’est-à-dire à l’amour désintéressé, à la solidarité gratuite à l’intérieur comme à l’extérieur de la collectivité.La convivència était, comme l’amour, une des valeurs cardinales de la culture occitane. Il n’est pas anodin d’observer que si le français adopta à la langue d’oc le mot « amour », il répugna à adopter celui de « convivence » qui s’offrait. C’est que la convivència, on la fit périr sous les épées de Simon de Montfort et sur les bûchers de l’Inquisition qui livra aux flammes les cathares.

La convivence ! Cette manière d’être au monde ouvre la perspective d’une dogmatique alternative non autoritaire et non disciplinaire, une éthique du dialogue qui évite de reproduire une autre forme de dogma-discipline. La qualité hérétique de la solidarité opère la déconnection avec les valeurs du capitalisme marchand. Les cathares du XIIIe siècle pensaient que le monde était du Diable ; les hérétiques d’aujourd’hui sont convaincus de la logique diabolique du capitalisme et ils sont prêts à sacrifier leur vie sur les bûchers de la pensée unique. Cependant, la liberté du choix n’implique pas que ce qui est choisi soit le meilleur, car c’est le pouvoir choisir qui importe. Il ne s’agit pas de combattre pour une hérésie particulière, mais pour le droit d’être hérétique.

https://linactuelle.fr/index.php/2019/06/25/heretique-totalitarisme-alain-santacreu/

EN BANDE SON :

1 réponse »

  1. Belle ouverture du champ d’un possible ..
    Mais que sont nos bûchers aujourd’hui …?
    Les cathares les ont montés pendant 200 ans …en chantant …!

Laisser un commentaire