Constructivisme

Paul Virilio et la prison de la mondialisation

Paul Virilio et la prison de la mondialisation

Par NICOLAS BONNAL Le 1er octobre 2019

Jamais nous n’avons tant eu l’impression que notre planète, comme dit Hamlet (ou plus exactement Rosencrantz) est devenue une prison, prison dotée d’une foule de geôles, de limites, de flics de la pensée.

Un des plus brillants penseurs de notre époque aura été l’urbaniste et théologien Paul Virilio qui dans un langage particulièrement inspiré a expliqué cet anéantissement de l’espace par la dromocratie (la dictature de la vitesse). René Guénon parlait déjà d’Abel, de Caïn, du temps dévoré par l’espace ; mais nous en sommes venus à l’espace dévoré à son tour.

Dans un passionnant entretien avec Jean-Luc Evard, Virilio nous éclaire :

« Ce qui est en cause dans le progrès, c’est une accélération sans décélération, c’est-à-dire une hubris, une démesure. »

On relira Eschyle sur ce point (car on oublie que pour Eschyle le fou dans Prométhée n’est pas le titan enchaîné, mais le néo-dieu usurpateur Zeus). Et on continue sur notre incarcération du monde :

« À côté de la pollution des substances (dont traite l’écologie « verte »), il y a une pollution des distances : le progrès réduit à rien l’étendue du monde. Il y a là une perte insupportable, qui sera bien plus rapide que la pollution des substances. Et qui aura des conséquences autrement plus drastiques que celles relevées par Foucault à la suite du grand enfermement — la réalisation du grand enfermement, de l’incarcération du monde, dans un monde réduit par l’accélération des transports et des transmissions. Pour moi, l’écologie grise remet en cause la grandeur nature. »

Et Virilio d’indiquer :

« Projetons-nous en imagination deux générations devant nous : vivre sur terre sera insupportable, de par le phénomène d’incarcération dans un espace réduit à rien.

Quant à la « fin » (de la géographie, ou de l’histoire), il s’y agit de la finitude — non d’un terminal. »

Virilio nous met en garde contre la farce scientifique (l’expression est de moi), qui, bâtie sur le mensonge éhonté de la conquête spatiale, nous fait miroiter d’autres mondes :

« Face à ces phénomènes d’incarcération, d’enfermement, on est en train de chercher un outre-monde (des terra-formations, par géo-ingénierie). Les astrophysiciens sont déjà en train de nous préparer une autre Terre promise. En Europe, il y a déjà des gens qui vivent enfermés dans des containers pour expérimenter les voyages vers Mars. La vie en exil aux limites de l’extrême. Toutes ces choses-là sont des signes pathologiques de l’exil à venir, ou de l’exode. Derrière l’écologie et la préservation de l’environnement, pour beaucoup de scientifiques, c’est déjà fichu. On est déjà en train d’anticiper une outre-Terre. »

Lisez et relisez les lignes de Guénon sur cette capacité hallucinatoire du monde moderne. Puis pensez à ces jeunes du métro ou du train, logés dans six mètres carrés, et qui passent leur temps sur les centimètres carrés des écrans lumineux de leur smartphone…

Ledit monde moderne s’est bâti sur les grandes découvertes et les colonies. Virilio observe que le virtuel repose sur les mêmes préceptes et illusions :

« Autre exemple de cette recolonisation, de cette quête d’une terre promise, ce sont les cyber-continents, l’espace virtuel. Le sixième continent est une colonie virtuelle.

On nous dit que les gens s’y amusent, que c’est pour leur bien, pour la communication. En réalité, l’aventure coloniale recommence. Aussi bien chez ceux qui recherchent d’autres planètes que chez ceux qui peuplent l’outre-monde du sixième (cyber) continent qui vient supplanter — je dis bien : supplanter — les cinq autres, ceux de la géologie et de la géographie. L’idée de la colonie est très importante. »

C’est que la colonie nous enferme :

« Pour l’instant, la globalisation est un phénomène d’endo-colonisation. Et le colonisateur, c’est la vitesse, engendrée par le progrès de la technique (transports, transmissions, etc.). C’est le pouvoir de la vitesse, qui nous enferme, nous conditionne. C’est en ce sens que c’est une musicologie, un envoûtement. »

Roland Barthes remarque du reste dans ses Mythologies si peu lues que les héros soi-disant aventuriers de Jules verne aiment vivre enfermés dans des machines ou des décors de théâtre.

Virilio rappelle qu’enfant il vécut mal la guerre entre les occupants et les alliés :

« Les Allemands dans la rue et les amis qui nous bombardaient. Eh bien j’ai de nouveau le sentiment d’être occupé. La mondialisation nous occupe, elle nous enferme. D’où mon intérêt pour le Mur de l’Atlantique (sur lequel j’ai travaillé dix ans). La clôture. La forclusion du monde. »

Il rappelle l’illusion de la mobilité qui est une mobilité formelle et factice (aéroports, queues, embouteillages, salles d’attentes, avions, trains, bagnoles) :

« Qui sont les sédentaires ? Ceux qui ne quittent jamais leur siège d’avion, d’automobile, ceux qui sont partout chez eux, grâce au téléphone portable. Qui sont les nomades ? Ceux qui ne sont nulle part chez eux sauf sur les trottoirs, sous les tentes des sans-abri. C’est pourquoi je dis : « Ne me parlez pas de la périphérie. »

Oui, le nomade au sens actuel n’est pas le milliardaire d’Attali qui s’y connait en bible comme Bocuse en Panzani. Le nomade c’est le pauvre hère sous une tente.

Et basculons. Le procès du transport moderne devient le procès des camps d’extermination :

« On va là vers une révolution de l’emport, pas du transport, de l’emport, je veux dire : la quantité déplacée. Il y a là quelque chose qui a été vécu dans la déportation et l’extermination nazie. Il ne faut jamais oublier — et là je suis d’accord avec R. Hillberg — que la déportation est plus importante que l’extermination. C’est la déportation qui a mené à l’extermination. Le mouvement de déplacement de population a été l’origine de l’extermination. »

Et de conclure sur cette question épineuse (jusqu’où peut-on incriminer notre usage de la technique ?)  :

« Là encore, quand on met l’accent sur les camps et que par ailleurs on demande à la Deutsche Bahn de faire son mea culpa, on a raison. Sur la photo la plus connue du camp d’Auschwitz, on voit les rails et le portail. Il faut la regarder en sens inverse : les rails sont plus importants, sans les rails, il n’y aurait pas eu Auschwitz. »

Une belle réponse de chrétien, inspiré par notre Thérèse de Lisieux, serait la pauvreté :

« Je me sens franciscain : la pauvreté, « Dame Pauvreté », cela nous ramène à la théologie de la pauvreté. À la théologie de la vitesse.

À la théologie de la pauvreté de la vitesse. Quelle est la pauvreté de la décélération par rapport à la richesse de l’accélération ? C’est une des grandes questions de l’humilité chrétienne. Thérèse : « L’humilité c’est la vérité. ». Phrase théologique, bien sûr, mais aussi scientifique (et que les scientifiques n’ont pas comprise). »

On peut toujours rêver chrétiennement, surtout avec un Vatican comme ça. Mais on sait que « le destin du spectacle n’est pas de finir en despotisme éclairé (Debord). »

Virilio établit une définition importante sur les charlatans (Debord toujours) postmodernes que sont devenus les savants et autres experts en réchauffements, soucoupes, nanotechnologies, racismes :

« Jean-Luc Evard. Quelle différence fais-tu entre scientifiques et technoscientifiques ?

Paul Virilio. Comme disait un scientifique récemment : « Nous appliquons au monde que nous ne connaissons pas la physique que nous connaissons. » Là, de fait, on est devant l’illusionnisme scientifique. »

Et puis vient la cerise sur le gâteau. Le système nous fait peur, le système nous enferme, le système nous dissuade. C’est la fin des grandes évasions de nos jeunesses. Virilio rappelle la mésaventure du cinéaste Eric Rohmer…

« Je considère qu’après la dissuasion militaire (Est-Ouest), qui a duré une quarantaine d’années, nous sommes entrés, avec la mondialisation, dans l’ère d’une dissuasion civile, c’est-à-dire globale. D’où les interdits si nombreux qui se multiplient aujourd’hui (exemples : un des acteurs de La Cage aux folles déclarant qu’aujourd’hui on ne pourrait plus tourner ce film ; ou mon ami Éric Rohmer à qui son film, L’Astrée, a valu un procès, un président de conseil régional l’attaquant pour avoir déclaré que L’Astrée — le film — n’a pu être tourné sur les lieux du récit engloutis par l’urbanisation, tu te rends compte ?). Donc je suis très sensible au fait que nous sommes des Dissuadés. »

Sources

  • William Shakespeare – Hamlet
  • Entretien Virilio-Evard
  • Guy Debord – Commentaires
  • René Guénon – Règne de la quantité, XXI et XXIII
  • Eschyle –Prométhée
  • Roland Barthes – Mythologies
  • Nicolas Bonnal – Les grands écrivains et la conspiration

EN BANDE SON :

 

5 réponses »

  1. Je vous envoie à l’écoute du discours de Zemmour pour « la convention de la droite »… https://www.youtube.com/watch?time_continue=57&v=69jOdtJ2DXg

    Très très intéressante, je pense que cela préfigure un futur et proche point de retournement psycho-sensible dans la politique identitaire française et plus incisivement concernant la place de l’immigration musulmane. C(est un appel à des réponses fermes et guerrières dans le genre de « l’opération ronce » et d’une lutte qui devrait être extrêmement violente. Quand vous écouterez cela relisez attentivement mon article sur les perspectives de guerre civile en France dites vous que Marion M. Lepen pourrait être la future tète de gondole pour les élections futures… La Marine étant encore trop douce pour la mission nécessitant une poigne de fer. (Attali avait vu Marion comme future présidente!…. Le choix d’une certaine oligarchie?)
    Je vous renvoie à 2 articles écrits qui ont trait à cette perspective de guerre civile:

    (https://leblogalupus.com/2016/01/18/diviser-opposer-imposer-lart-de-la-guerre-au-service-de-loligarchie-par-master-t/) mais aussi: https://leblogalupus.com/2016/09/09/mouvement-liberte-guerre-civile-le-cadeau-de-loligarchie-par-master-t/.

  2. Sujet à réflexion…

    Les réseaux ont ouvert de nouvelles dimensions, c’est indéniable. Il y a des outils (neutres par nature) et ce que nous en faisons.

    Il y a la nature humaine avec nos innombrables travers et autres qualités. La technique et les sciences ne changent rien le fond de notre condition humaine.

    C’est la naissance d’une sorte de conscience collective, ou plutôt d’une inconscience collective, tant elle nous parait indomptable. Mais c’est toujours notre conscience individuel qui la nourrit face à un univers infini, sans oublier cette inspiration transcendante qui nous dépasse.

    Cette évolution nous oblige une indispensable adaptation qui semble surhumaine. Comme la naissance du langage qui a permis le développement humain, les réseaux modifient mais en accélérés et en profondeur cette évolution.

    La vitesse, c’est aussi la diminution des distances physiques et métaphysiques. L’infiniment grand rejoint l’infiniment petit. Il faut donc garder les pieds sur terre et avoir la tête dans les étoiles, faire le grand écart et sauter à pieds joints, être tout et rien…dans un flux, dans ce mouvement, notre corps physique, cette merveilleuse machine, est capable d’absorber ces vitesses, à condition de ménager sa monture et d’être raisonnable, donc responsable, oui.

    Mais ces outils sont absolument indispensables pour affronter notre devenir, la colonisation de notre planète n’est plus du même ressort. L’aventure n’a déjà plus les mêmes couleurs, les mêmes horizons, les mêmes conquêtes, les même dépassements… Nous sommes rentrées dans une nouvelle dimension. Une prison sans murs, est-ce une prison ? Un accès à la connaissance, est-ce une prison ? De vous lire est-ce une prison? La jouissance est avant tout cérébrale et nous sommes tributaires de notre environnement et conditions physiques. Rien de nouveau,…

    C’est la gestion de notre vieux monde qui n’est plus adapté à cette évolution, mais elle se fait d’une manière ou d’une autre. C’est le prix de notre survie. C’est parce qu’il y a des accidents que nous nous améliorons, que nous cherchons afin de les éviter, n’inversons pas les rôles. L’accident est nécessaire à la création, c’est une source de découvertes. Nous sommes probablement un accident et nous apprenons à nous maîtriser, tant bien que mal, pour le meilleur afin d’éviter le pire, si possible.

    • Je vous remercie pour vos efforts d’argumentation et de clarté….Je me suis arrêté quant à moi sur un point de détail mais qui pour moi n’en est pas un.

      Vous dites : « Comme la naissance du langage qui a permis le développement humain, les réseaux modifient mais en accélérés et en profondeur cette évolution. » La part d’essentialisme qui est en moi tique toujours sur le fait que la doxa habituelle veuille toujours faire du langage le centre du développement. Pour avoir fait des études poussées en communication je me suis rendu compte en fin de cursus que le langage était devenu au fil du temps un instrument de domination et de propagande et qu’il devenait plus intéressant de développer des voix plus intuitives échappant en grande partie aux volontés intrusifs. Les faits par la suite n’ont fait que confirmer ce qui nétait au départ qu’un sentiment.

      • « le langage était devenu au fil du temps un instrument de domination et de propagande et qu’il devenait plus intéressant de développer des voix plus intuitives échappant en grande partie aux volontés intrusifs. Les faits par la suite n’ont fait que confirmer ce qui n’était au départ qu’un sentiment. »
        Pour l’instrument, c’est ce qu’on en fait, comme toujours, la domination faisant parti d’une défense, d’un processus naturelle. Mais les langages (maternel, mathématiques, musique, langue des signes, informatiques…) structurent nos pensées, rationalisent notre conscience et s’enrichit par nos échanges.
        L’intuition me semble issue du sixième sens, de l’écriture, de réflexions, d’inconsciences ayant besoin une confrontation au réel, sous peine de nous induire en erreur. Elle se nourrit de nos expériences, et reste individuelle, la transmission de pensées étant difficile de s’y fier. Mais c’est un guide, un atout indispensable qui façonne nos personnalités. L’intuition est une petite musique extraordinaire, le langage des créateurs.
        Tout cela pour dire que j’ai bien lu votre réponse…

  3. Merci de ce texte. Et de nous intéresser vraiment à Paul Virilio pourtant connu chez les architectes.
    N’ayant pas les moyens de commenter à la hauteur souhaitable ou souhaitée (cher Lupus),
    j’ai juste envie de souligner :

    – à quel point le camp est lui aussi un lieu de transit, final ou pas (le modèle serait donc continu, une fois enclenché, jusqu’à ce que mort arrive – ou soit organisée dans le cas historique qui est pris en exemple… – mais encore, puisque l’idée d’éternité ronge certains maintenant plus que jamais),

    – et que le terme de déportation a pris une envergure plus forte que le verbe déporter n’en contient lui-même, du moins dans une pensée géométrique de l’espace (notamment dans la phase de conception), ceci au bénéfice de la réflexion de Virilio (le mot de déportation tel qu’actuellement compris, histoire oblige, est d’une grande violence : autoritarisme, saut spatial et non décalage, individus anonymisés voire quantifiés en masse). En tête : déportation, transport, et transplantation.

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