Americanism

Christopher Lasch “Le monde fantasmatique de la consommation”

Christopher Lasch “Le monde fantasmatique de la consommation”

« La médiocrité se lève à l’horizon d’une race mourante comme son dernier grand idéal […]. » — Francis Parker Yockey, Imperium (1948)

L’esclavage n’est « économiquement rien d’autre qu’une forme de contrat de travail obligatoire […]. L’employé libre vit souvent dans une dépendance beaucoup plus dure et jouit d’un moindre respect […]. » — Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident (1918-1922)

En 1984, Christopher Lasch écrivait un livre destiné à faire date : The Minimal Self. Dans cet ouvrage visionnaire, le sociologue et historien américain décrivait de quelle façon le monde contemporain de la consommation aboutit à une culture du fantasme, où le sens du réel s’effondre au profit d’un rapport biaisé à la vie et à soi-même. Ce texte d’une très grande profondeur mérite d’être redécouvert aujourd’hui, à l’heure où un simple clic suffit pour commander en ligne n’importe quel produit.


Au lieu de penser la consommation comme l’antithèse du travail, comme si les deux activités mobilisaient des caractéristiques mentales et émotionnelles complètement différentes, nous devrions les appréhender réciproquement comme les deux faces d’un même processus. Les mécanismes sociaux qui sous-tendent tout système de production et de consommation de masse contribuent à décourager l’initiative et la confiance en soi, à promouvoir la dépendance, la passivité et un état d’esprit de spectateur, à la fois dans le cadre du travail et dans celui des loisirs. Le consumérisme n’est que le pendant de la dégradation du travail – c’est-à-dire du fait que l’enthousiasme et le goût du bel ouvrage disparaissent du processus de production.

La prison managériale, et les syndicats comme geôliers.

Aux Etats-Unis, la culture de la consommation a commencé à émerger dans les années 1920 ; toutefois, elle a seulement pu se développer après que la constitution de vastes conglomérats financiers eut transformé l’industrie et institutionnalisé ainsi la division du travail caractéristique de la société industrielle moderne : à savoir la division entre le travail cérébral et le travail manuel, entre la conception et l’exécution de la production.

En agitant la bannière du management scientifique, les capitalistes ont discrédité les connaissances techniques autrefois mobilisées par les travailleurs, les ont reformulées sous une forme scientifique et ont chargé une nouvelle élite managériale de leur contrôle. Les managers n’ont pas étendu leur pouvoir aux dépens de celui des industriels, comme on le dit si souvent, mais aux dépens de celui des travailleurs.

Quant au triomphe final du syndicalisme ouvrier, il n’a pas enrayé le moins du monde ce modèle de contrôle managérial. Autour des années 1930, même les syndicats les plus militants s’étaient rangés à l’idée d’une division du travail entre la planification et l’exécution des tâches. En fait, le succès du mouvement syndical était lui-même conditionné par une retraite stratégique sur la question du contrôle des travailleurs. Le syndicalisme, plus encore, a contribué à stabiliser et rationaliser le marché du travail, et à discipliner la main-d’œuvre. Il n’a pas remis en cause la logique qui habilite le secteur managérial à exercer son contrôle sur la technologie de production, sur le rythme de travail et sur la délocalisation des usines (même quand ces décisions affectent des communautés tout entières), laissant pour seule prérogative au travailleur d’exécuter les ordres.

Le développement du consumérisme.

Ayant organisé la production de masse sur la base d’une nouvelle division du travail, poussée à son plus haut point d’achèvement dans la chaîne d’assemblage, les leaders de l’industrie américaine se sont tournés vers l’établissement d’un marché de masse.

Pour stimuler la demande de consommation, et pour favoriser le recrutement de la force de travail, la situation requérait toute une série de changements culturels. Il fallait encourager la population à ne plus pourvoir par elle-même à ses aspirations et faire en sorte que chacun soit resocialisé en tant que consommateur. L’industrialisme, dans sa nature profonde, tend à dissuader les individus de produire chez eux ce dont ils ont besoin, pour les rendre dépendants du marché ; mais un grand effort de rééducation, amorcé dans les années 1920, a dû être entrepris avant que les Américains n’acceptent d’adopter un mode de vie basé sur la consommation.

Comme l’a montré Emma Rothschild dans son étude sur l’industrie automobile, les innovations d’Alfred Sloan en matière de marketing – l’évolution annuelle des modèles, l’amélioration constante du produit, les efforts pour l’associer à un certain statut social, la promotion délibérée d’un appétit frénétique de changement – ont constitué la contrepartie nécessaire des innovations de Henry Ford en matière de production.

L’industrie moderne a fini par reposer entièrement sur la double fondation du fordisme et du sloanisme. Les deux concourraient à décourager l’esprit d’initiative et l’indépendance de pensée, et à pousser l’individu à se méfier de son propre jugement, même pour ce qui concerne ses goûts. Nos propres préférences spontanées, nous disait-on, risquaient d’être en retard sur la mode en cours ; elles aussi demandaient à être périodiquement améliorées.

Une société du paraître.

Les effets psychologiques du consumérisme ne peuvent être correctement cernés que si l’on comprend à quel point la consommation est au fond le prolongement de la routinisation du travail industriel. A force de s’astreindre à une pénible autoévaluation, de se soumettre au jugement des experts et de douter de leurs propres capacités à émettre des décisions intelligentes, que ce soit comme producteurs ou comme consommateurs, les individus en viennent à se percevoir d’une façon réductrice, eux et le monde qui les entoure. Cette situation encourage une nouvelle forme de conscience de soi, qui n’a rien à voir avec l’introspection véritable.

Que ce soit comme travailleur ou comme consommateur, l’individu apprend non seulement à se mesurer aux autres, mais aussi à se voir à travers leurs yeux. Il apprend que l’image de lui-même qu’il projette compte davantage que les compétences et l’expérience accumulées. Puisqu’il est jugé par ses collègues et ses supérieurs au travail, et par les étrangers dans la rue, en fonction de ses possessions, de son style vestimentaire et de sa « personnalité » – et non pas, comme au XIXe siècle, en fonction de sa force de caractère –, il adopte un point de vue théâtral sur sa propre « performance », dans le travail et au dehors.

Bien sûr, une incompétence patente continue à peser lourd contre lui sur les chantiers, de la même façon que ses actions concrètes en tant qu’ami ou que voisin pèsent souvent davantage que son aptitude à faire bonne impression. Mais les conditions d’interaction sociale de la vie de tous les jours, dans des sociétés basées sur la production et la consommation de masse, confèrent une importance sans précédent aux impressions et aux images superficielles, au point que le soi devient presque indissociable de sa surface.

Les contours de la psyché et la stabilité de l’identité personnelle deviennent problématiques, dans de telles sociétés, comme on peut facilement le voir avec la prolifération des commentaires psychiatriques et sociologiques dans ce domaine. Quand les personnes se plaignent de manquer d’authenticité ou se rebellent contre le fait de devoir « jouer un rôle », elles attestent de la pression qui les pousse à se voir elles-mêmes à travers les yeux d’étrangers et à modeler leur soi comme un produit offert à la consommation sur un marché dérégulé.

La déréalisation du monde.

La production de biens de consommations et le consumérisme n’altèrent pas seulement la perception de notre soi, mais aussi celle du monde autour de nous. Ces phénomènes créent un monde de miroirs, d’images sans substance, d’illusions de plus en plus difficiles à distinguer de la réalité. L’effet de miroir fait du sujet un objet ; dans le même temps, il fait du monde des objets une extension ou une projection du soi. On a tort de définir la culture de la consommation comme une culture dominée par les choses. Ce n’est pas tant que le consommateur vit entouré de choses ; il est plutôt cerné par les fantasmes. Il vit dans un monde qui n’a pas d’existence objective ou indépendante, et qui semble n’exister que pour combler ou contrecarrer ses désirs.

Cette désubstantialisation du monde extérieur naît de l’essence elle-même de la production des biens de consommation, et non d’une quelconque faille dans le caractère des individus, de quelque excès d’avidité ou de « matérialisme ». Les biens de consommation sont produits en vue d’un usage immédiat. Leur valeur ne réside pas dans leur utilité ou dans leur permanence, mais dans leur valeur d’échange. Ils s’usent même s’ils ne sont pas utilisés, puisqu’ils sont conçus pour être rendus caducs par des produits « nouvelle version », de nouvelles modes et des innovations technologiques.

Par conséquent, l’« état actuel de l’art » dans le domaine des enregistreurs de cassette, des tourne-disques et des appareillages stéréophoniques rend les modèles antérieurs sans intérêt (si ce n’est comme pièces d’antiquité), même s’ils continuent de remplir les tâches pour lesquelles ils ont été conçus, de la même façon que la moindre évolution dans les modes féminines impose un changement complet de garde-robe. Les articles produits pour l’usage, à l’inverse, sans considération de leur valeur marchande, ne sont bons à jeter que quand ils sont littéralement usagés.

« C’est cette faculté de durer, a un jour observé Hanna Arendt, qui donne aux choses de ce monde leur relative indépendance à l’égard des hommes qui les ont produits et les utilisent, qui leur donne leur “objectivité”, grâce à laquelle ils peuvent résister, tenir et subsister, au moins pour un temps, face aux besoins et aux aspirations voraces de leurs producteurs et utilisateurs vivants. De ce point de vue, les choses du monde ont pour fonction de stabiliser la vie humaine, et leur objectivité réside dans le fait que […] les hommes, malgré leur nature toujours changeante, parviennent à rétablir la mêmeté de leur soi, c’est-à-dire leur identité, en préservant la relation qu’ils entretiennent sur la durée avec une même chaise ou une même table. »

L’identité fluide.

La transformation du sens du mot « identité » met en lumière le lien entre la transformation de la perception du soi et la transformation de la perception du monde extérieur. Comme presque toujours dans le langage ordinaire, le terme d’identité conserve encore sa connotation ancienne de mêmeté et de continuité : selon la formule de l’Oxford English Dictionary, « la mêmeté [the sameness] d’une personne ou d’une chose, en tout temps ou en toute circonstance, désigne le fait qu’une personne ou une chose soit elle-même et pas autre chose ; cette expression désigne encore l’individualité, la personnalité. »

Dans les années 1950, le terme en est pourtant venu à être utilisé par des psychiatres et des sociologues pour désigner un soi fluide, protéiforme et problématique, « hérité et maintenu socialement », d’après les mots de Peter L. Berger, et défini soit par les rôles sociaux qu’un individu assume, par le « groupe de référence » auquel il appartient ou, à l’inverse, par le fait de donner délibérément une certaine image ou une certaine « présentation de soi », selon l’expression d’Erwin Goffman.

La signification psychosociale de l’identité, qui est passée elle-même dans l’usage commun, affaiblit ou élimine tout à fait l’association entre l’identité et la « continuité de la personnalité ». Elle exclut également l’hypothèse selon laquelle l’identité serait essentiellement définie par les actions d’une personne et l’enregistrement public de ce qu’elle a fait au cours de son existence. Dans sa nouvelle acception, le terme prend acte du déclin du vieux sens de « vie » en tant qu’« histoire d’une vie » ou que « récit » – c’est-à-dire d’une façon de concevoir l’identité qui s’appuyait sur la croyance en un monde public durable, rassurant dans sa solidité, et voué à encadrer la vie individuelle, à porter un certain jugement sur elle.

Notons que l’ancienne acception de l’« identité » s’appliquait à la fois aux personnes et aux choses. Dans la société moderne, les deux ont perdu leur solidité, leur caractère défini et leur continuité. L’identité n’est pas devenue incertaine et problématique parce que les personnes n’occupent plus une place sociale fixe – une telle explication relève d’ailleurs du lieu commun et cautionne inconsidérément l’assimilation moderne de l’identité et du rôle social –, mais parce qu’elles n’habitent plus un monde vraiment indépendant d’elles-mêmes.

La disparition du monde commun.

Maintenant que le monde public ou commun n’est plus qu’une ombre, on peut voir plus clairement qu’auparavant combien nous avons besoin de lui. Pendant longtemps, ce besoin a été noyé dans l’euphorie initiale qui a accompagné la découverte de la vie intérieure pleinement développée, une vie enfin libérée des yeux fouineurs des voisins, des rumeurs du village, de la présence inquisitrice des anciens, de tout ce qui était étroit, étouffant, caustique et conventionnel.

Mais il est maintenant possible de voir que l’effondrement de notre vie commune a également appauvri la vie privée. Cet effondrement a libéré l’imagination des contraintes extérieures, mais l’a également exposée plus directement qu’auparavant à la tyrannie des compulsions intérieures et des angoisses. L’imaginaire cesse d’être libérateur quand il s’affranchit des freins imposés par l’expérience pratique du monde. Au lieu de cela, il laisse place à des hallucinations. Et le progrès du savoir scientifique, dont on aurait pu s’attendre à ce qu’il décourage la projection de nos espoirs et de nos craintes intérieures sur le monde qui nous entoure, laisse ces hallucinations en l’état.

La science n’est pas parvenue à remplacer les anciennes traditions métaphysiques et à leur substituer une explication cohérente du monde et de la place de l’homme en son sein. La science n’est pas en mesure de dire – et, à son meilleur, ne prétend pas dire – comment vivre ou comment organiser une bonne société. Elle n’offre pas davantage de frein à une imagination sans limite et privée du sens de la finitude qu’aurait dû lui inculquer l’expérience pratique du monde. Elle ne recrée pas un monde public. En fait, elle amplifie le sentiment prédominant de déréalisation en donnant aux hommes le pouvoir de réaliser les ambitions les plus folles de l’imaginaire. En exhibant la vision de possibilités technologiques illimitées – voyage dans l’espace, ingénierie biologique, destruction de masse –, elle enlève le dernier obstacle au « wishfull thinking ». Elle met la réalité en conformité avec nos rêves, ou plutôt nos cauchemars.

Une culture organisée autour de la consommation de masse encourage le narcissisme – qui désigne la tendance à voir le monde comme un miroir, et plus précisément comme une projection des peurs et des désirs intimes d’une personne – non pas parce qu’elle rend possessif et capricieux, mais parce qu’elle rend faible et dépendant. Elle mine la confiance que les individus ont en leur capacité à comprendre et modeler le monde, et à pourvoir à leurs propres besoins. Le consommateur a le sentiment qu’il vit dans un monde qui défie la compréhension et le contrôle pratiques, un monde de bureaucratie géante, « saturé d’informations » et constitué de systèmes technologiques complexes et réticulaires susceptibles de s’effondrer subitement, comme lors de la coupure d’électricité géante qui a plongé le Nord-Est des Etats-Unis dans l’obscurité en 1965 ou lors de la fuite de radiations de Three Mile Island en 1979.

La consommation nous rend dépendants.

La dépendance complète du consommateur à l’égard de ces systèmes de survie suprêmement sophistiqués et complexes, et plus généralement la dépendance à l’égard de tous les biens et services procurés par le monde extérieur, recrée en partie le sentiment d’abandon tel qu’on l’éprouve dans l’enfance.

Si la culture bourgeoise du XIXe siècle a renforcé les modèles de comportement anaux – l’accumulation d’argent et de réserves, le contrôle des fonctions corporelles, le contrôle des affects –, la culture de la consommation de masse du XXe siècle a recréé les modèles de comportement oraux, enracinés dans un stade encore antérieur du développement émotionnel correspondant au moment où l’enfant est complètement dépendant du sein de la mère.

Le consommateur expérimente son environnement comme une sorte d’extension du sein, alternativement protecteur et frustrant. Il éprouve une certaine difficulté à percevoir le monde autrement qu’à travers ses fantasmes.

En partie parce que la propagande publicitaire nous vend les biens de consommation d’une manière particulièrement séduisante comme la réalisation de nos aspirations, mais aussi parce que la production de ces biens, dans sa nature elle-même, remplace le monde des objets durables par des produits prêts-à-l’emploi conçus pour une obsolescence immédiate, le consommateur trouve dans le monde un reflet de ses désirs et de ses craintes. Globalement, il appréhende de surcroît son environnement à travers des images et des symboles sans substance qui semblent moins se référer à une réalité palpable, solide et durable qu’à sa vie psychique intérieure, elle-même moins appréhendée comme une conscience de soi constante que comme une somme de reflets entrevus dans le miroir de ce qui l’entoure.

Christopher Lasch

https://linactuelle.fr/index.php/2019/11/25/consommation-christopher-lasch/

« Le féminisme n’a aucun fondement théorique. […] La lutte des sexes n’a de sens que par la lutte des classes. » — Michel Clouscard, Le Capitalisme de la séduction (1981)

EN BANDE SON :

6 réponses »

  1. Voilà une excellente lecture du matin, déjà stimulé par l’article précédent.
    Je note entre autres choses, d’autant que la conception de bâtiments y est de plus en plus exposée, et que témoignent les malheurs esthétiques d’enduits sous les pluies (au plus facile, car les façades auto-nettoyantes à coup de nano-molécules, doivent interroger: « L’imaginaire cesse d’être libérateur quand il s’affranchit des freins imposés par l’expérience pratique du monde. »
    Lasch est à lire, on l’avait compris, on le comprend. Merci.
    Quant à la formule de Clouscard (féminisme), il peut y avoir quelque chose de la lutte des classes entre les sexes. Je n’irai pas plus loin. Formule archivée.

    • Nicolas le Diable se cache souvent dans les détails et il a suffit de bannir l’insecticide tueur de nos belles abeilles pour ramener la ruche à la vie…

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