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JE NE VOUS PARDONNERAI PAS : « Comment osons-nous pousser des caddies et abandonner nos morts ? »

JE NE VOUS PARDONNERAI PAS

« Comment osons-nous pousser des caddies et abandonner nos morts ? »

« Ainsi que l’ennemi par livres a séduit Le peuple dévoyé qui faussement le suit, Il faut, en disputant, par livres lui répondre, Par livres l’assaillir, par livres le confondre. » — Pierre de Ronsard, Élégie à des Autels (1560)

paru dans lundimatin#238, le 13 avril 2020

Julie a perdu sa mère en quelques jours. Après avoir contracté les premiers symptômes du Covid-19, Danielle a été hospitalisée, et à partir de ce moment, dans une violence inouïe et habillée de droit, son corps ne lui appartenait plus.

Julie a pris la voiture pour aller voir sa mère, être auprès d’elle dans ce moment décisif. Mais le médecin lui a dit qu’elle ne pourrait pas la voir, qu’elle pourrait seulement voir son corps avant qu’elle ne soit mise sans aucune toilette ni soin dans un sac mortuaire. Elle a donc attendu dans la chambre anonyme d’un hôtel de bord de route. Elle a regardé la télé, confinée dans son deuil impossible à faire. Elle est descendue commander un repas, un verre de vin. Elle a attendu pendant que sa mère attendait elle aussi sur son lit d’hôpital. Et puis elle a reçu un coup de fil. Elle était morte. Elle pouvait venir voir le corps. Ça lui a été présenté comme une fleur, un privilège. Elle est donc allée voir sa mère, le corps de sa mère encore tiède. Elle a dû mettre des gants, un masque. Elle a pu lui dire au revoir, commencer à réaliser ce que notre monde voulait lui voler : aimer sa mère.

Elle est retournée dans sa chambre d’hôtel, toujours anonyme. Elle a commencé à faire les démarches pour les obsèques : carte d’identité, livret de famille, choix du cercueil, de l’urne. Elle a appelé plusieurs pompes funèbres. Elle les a presque toutes appelées. Elles ont toutes répondu cette même réponse inaudible, impossible, inhumaine. Vous ne pourrez pas revoir le corps de votre mère, vous ne pourrez pas suivre le cercueil au funérarium, vous ne pourrez pas assister à la crémation, vous ne pourrez pas célébrer les obsèques. Vous pourrez venir chercher l’urne dans deux semaines.

Il n’est plus question ici de contagiosité. Il n’est plus question ici de coronavirus. On peut pousser son caddy au supermarché, mais on ne peut pas accompagner le cercueil de sa mère. On peut prendre sa voiture pour aller travailler, on peut planter des pommes de terre, on peut réparer des voitures, on peut transporter des marchandises, on peut livrer des colis, on peut faire le plein d’essence, on peut prendre l’autoroute, le train, où même l’avion. On peut quitter Paris, faire une location saisonnière, mais on ne peut pas dire adieu à sa mère, on ne peut pas assister à sa crémation, on ne peut pas dire lui dire un dernier poème, devant quelques proches réunis. Ça n’a rien à voir avec le coronavirus. Ça vient de nous, de notre inhumanité naissante.

Nous sommes dépossédés de nos défunts. L’État et son heuristique de la peur semble avoir conquis le monopole radical de la mort. Et je n’entends aucune voix, aucune rage, aucune fureur monter de la rue. Et je n’entends aucune plainte. J’ai passé le moment d’émerveillement face au retour de la nature. L’homme ne s’est pas retiré du monde, il s’est retiré de lui-même, il a retranché son humanité. Ne pas enterrer ses morts, c’est enterrer sa vie même.

Julie rentre demain. Elle ira chercher l’urne dans deux semaines. Elle ira chercher son deuil, et elle organisera les obsèques quand l’État lui en donnera le droit. Un corps représente encore une valeur marchande : cercueil, urne, funérarium, prestation des pompes funèbres. Le deuil, les larmes, le rituel, la chaleur humaine, le cœur, l’âme, les déchirements, les déchirures, les cicatrices, les colères, les rages, ça ne rapporte rien, ça ne mérite aucune case dans aucune attestation dérogatoire de déplacement. Mais c’est votre cœur que vous avez déplacé ! C’est votre cœur que vous avez oublié de cocher.

Julie ira faire les courses, elle ira sortir les poubelles, elle ira faire le plein, elle ira peut-être aider aux champs. Son deuil, elle s’en occupera plus tard. Quand elle n’aura plus le temps de s’en occuper. Quand on aura tous oublié, quand on voudra tous oublier. Elle lira un poème, peut-être au funérarium où sa mère a été incinérée. Peut-être qu’on y verra que du feu, qu’on fera comme si sa mère venait de mourir, comme si on avait pu lui dire au revoir, comme si on avait pu l’accompagner, lui tenir la main, la serrer, embrasser son front, comme si on avait entendu son dernier souffle, comme si on avait pu faire son deuil. Mais sera-t-on capable de faire comme si ? Comment osons-nous pousser des caddies et abandonner nos morts ? Comment osons-nous laisser les gens crever seuls ? Comment osons-nous regarder ailleurs ? Qui a l’autorité de nous dire comment accompagner nos défunts ? Qui a l’autorité de nous interdire un geste, un deuil, un murmure ?

Je ne vous pardonnerai pas de laisser crever les morts. Je ne vous pardonnerai pas d’avoir blessé ma compagne. Je ne vous pardonnerai pas votre inhumanité habillée d’urgence sanitaire. Vous voulez que j’écoute les oiseaux, que je regarde les rorquals dans les calanques, vous voulez que je visionne des séries, que je lise des livres. Vous voulez que je médite sur le sens de l’existence. La voilà ma méditation métaphysique : vous êtes des chiens aveugles qui piétinez nos âmes sur l’asphalte du progrès. Vous êtes les fantômes d’un monde mortifère détruisant nos songes. Vous avez presque le monopole radical de la mort, je ne vous laisserai pas celui de la vie.

Mathieu Yon

https://lundi.am/Je-ne-vous-pardonnerai-pas?fbclid=IwAR2jxbxvTai3OJ5TKxSGUJxx2JtJ3AnHHeTPoCvL84efc-yTrH6nHDflTJM

EN BANDE SON :

3 réponses »

  1. Je ne pardonnerai pas plus : j’ai vécu ce que Julie a vécu, en plus moche.
    Décédé le 1er Avril (drôle de poisson), après avoir refusé de se nourrir pendant des semaines : depuis le 8 Mars, visites interdites, pas de communications téléphoniques -encore aurait-il fallu mettre le portable en charge, encore aurait-il fallu ne pas le conditionner en mode « avion » parce que les appels de sa famille auraient pu gêner son voisin de chambre (mode que j’avais précédemment modifié à plusieurs reprises)-.
    Les 2 fois où j’ai pu avoir mon parent au téléphone, en 3 semaines, ça a été pour m’entendre dire « quand est-ce que tu viens ? tu m’as abandonné ici, les vieux on les jette ».
    Il était entré à l’Hôpital en fin Janvier parce que les vieux os d’un homme de 83 ans le faisaient souffrir ; il a été contaminé par ses soignants ; il était trop vieux : ça ne valait pas la peine de le soigner ; et je ne l’ai plus jamais revu, ni vivant, ni mort ; je n’ai eu droit qu’à un film montrant un cercueil et une plaque à son nom.
    On achève bien les vieux aussi : je ne pardonnerai jamais, ni à ceux qui ont organisé tout ça, ni à ces soignants qui s’en sont fait complices en pratiquant des assassinats thérapeutiques, sans l’accord de la famille, sans même en parler à la famille ; comme aux époques les plus noires de notre histoire, il se sont fait juges et bourreaux.
    Il lui ont volé sa fin de vie, ils lui ont volé sa vie en le contaminant, ils ont volé toute possibilité de deuil aux membres de sa famille.
    Il y a également ce que l’on apprend au hasard d’un interlocuteur dit « soignant » ou d’un « communiqué » de l’Hôpital :
    – son voisin de chambre a été également contaminé par des soignants qui assuraient les soins tout en étant malades (!) ; bien plus jeune il a été envoyé en réa mais aucun test n’a été fait sur mon parent : on a attendu qu’il soit mourant, juste pour confirmer le Covid19 ;
    – « Sept personnes sont décédées d’une infection au coronavirus à l’hôpital x…x , depuis le début de la crise sanitaire. La moyenne d’âge des personnes décédées est de 86 ans. »
    « extrait d’un communiqué » à la Presse régionale.
    Faites le calcul : quel pouvait donc être l’âge de chacun des 7 patients décédés ?
    La synthèse de cette gabegie est faite par un article de Presse Spécialisée ; attardez-vous sur le 2e paragraphe : tout l’hôpital français est à cette image.
    https://francais.medscape.com/voirarticle/3605855
    Qui pourra pardonner ?
    A nos politiques d’avoir pris des décisions insensées ? A nos soignants de s’être pris pour Dieu et d’avoir décidé qui avait le droit de mourir et de vivre ?
    En tant qu’ouvriers de la santé, ils ont oeuvré au-delà de leurs capacités ; en tant que corps médical ils ont failli à leur devoir.

  2. « On achève bien les vieux aussi : je ne pardonnerai jamais, ni à ceux qui ont organisé tout ça, ni à ces soignants qui s’en sont fait complices en pratiquant des assassinats thérapeutiques, sans l’accord de la famille, sans même en parler à la famille ; comme aux époques les plus noires de notre histoire, il se sont fait juges et bourreaux. »
    QUI LES JUGERA CEUX LA ET CONDAMNERA?

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