COVID-19

Michel HOUELLEBECQ et le Nouveau Monde ? Le même en un peu pire !

Un nouveau monde ? Le même en un peu pire !

Le 4 Mai 2020

« UN LIVRE DOIT ÊTRE LA HACHE QUI BRISE LA MER GELÉE EN NOUS »

« Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes.

En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. »

Franz Kafka – Lettre à Oscar Pollak (1904)

Il faut bien l’avouer : la plupart des mails échangés ces dernières semaines avaient pour premier objectif de vérifier que l’interlo­cuteur n’était pas mort, ni en passe de l’être. Mais, cette vérification faite, on essayait quand même de dire des choses intéressantes, ce qui n’était pas facile, parce que cette épidémie réussissait la prouesse d’être à la fois angoissante et ennuyeuse. Un virus banal, apparenté de manière peu prestigieuse à d’obscurs virus grippaux, aux conditions de survie mal connues, aux caractéristiques floues, tantôt bénin tantôt mortel, même pas sexuellement transmis­sible : en somme, un virus sans qualités. Cette épidémie avait beau faire quelques milliers de morts tous les jours dans le monde, elle n’en produisait pas moins la curieuse impression d’être un non-événement. D’ailleurs, mes estimables confrères (certains, quand même, sont estima­bles) n’en parlaient pas tellement, ils préféraient aborder la question du confinement ; et j’aimerais ici ajouter ma contribution à certaines de leurs observations.

Frédéric Beigbeder (de Guéthary, Pyrénées-Atlantiques). Un écrivain de toute façon ça ne voit pas grand monde, ça vit en ermite avec ses livres, le confinement ne change pas grand-chose. Tout à fait d’accord, Frédéric, question vie sociale ça ne change à peu près rien. Seulement, il y a un point que tu oublies de considérer (sans doute parce que, vivant à la campagne, tu es moins victime de l’interdit) : un écrivain, ça a besoin de marcher.

Ce confinement me paraît l’occasion idéale de trancher une vieille querelle Flaubert-Nietzsche. Quelque part (j’ai oublié où), Flaubert affirme qu’on ne pense et n’écrit bien qu’assis. Protesta­tions et moqueries de Nietzsche (j’ai également oublié où), qui va jusqu’à le traiter de nihiliste (ça se passe donc à l’époque où il avait déjà commencé à employer le mot à tort et à travers) : lui-même a conçu tous ses ouvrages en marchant, tout ce qui n’est pas conçu dans la marche est nul, d’ailleurs il a toujours été un danseur dionysiaque, etc. Peu suspect de sympathie exagérée pour Nietzsche, je dois cependant recon­naître qu’en l’occurrence, c’est plutôt lui qui a raison. Essayer d’écrire si l’on n’a pas la possi­bilité, dans la journée, de se livrer à plusieurs heures de marche à un rythme soutenu, est fortement à déconseiller : la tension nerveuse accumulée ne parvient pas à se dissou­dre, les pensées et les images continuent de tourner douloureuse­ment dans la pauvre tête de l’auteur, qui devient rapidement irritable, voire fou.

La seule chose qui compte vraiment est le rythme mécanique, machinal de la marche, qui n’a pas pour première raison d’être de faire apparaître des idées neuves (encore que cela puisse, dans un second temps, se produire), mais de calmer les conflits induits par le choc des idées nées à la table de travail (et c’est là que Flaubert n’a pas absolument tort) ; quand il nous parle de ses conceptions élaborées sur les pentes rocheuses de l’arrière-pays niçois, dans les prairies de l’Engadine etc., Nietzsche divague un peu : sauf lorsqu’on écrit un guide touristique, les paysages traversés ont moins d’importance que le paysage intérieur.

Catherine Millet (normalement plutôt parisienne, mais se trouvant par chance à Estagel, Pyrénées-Orientales, au moment où l’ordre d’immobilisation est tombé). La situation présen­te lui fait fâcheusement penser à la partie « anticipation » d’un de mes livres, La possi­bilité d’une île.

Alors là je me suis dit que c’était bien, quand même, d’avoir des lecteurs. Parce que je n’avais pas pensé à faire le rapprochement, alors que c’est tout à fait limpide. D’ailleurs, si j’y repense, c’est exacte­ment ce que j’avais en tête à l’époque, concernant l’extinction de l’humanité. Rien d’un film à grand spectacle. Quelque chose d’assez morne. Des indi­vidus vivant isolés dans leurs cellules, sans contact physique avec leurs sembla­bles, juste quelques échanges par ordina­teur, allant décroissant.

Emmanuel Carrère (Paris-Royan ; il semble avoir trouvé un motif valable pour se dépla­cer). Des livres intéressants naîtront-ils, inspirés par cette période ? Il se le demande.

Je me le demande aussi. Je me suis vraiment posé la question, mais au fond je ne crois pas. Sur la peste on a eu beaucoup de choses, au fil des siècles, la peste a beaucoup intéressé les écrivains. Là, j’ai des doutes. Déjà, je ne crois pas une demi-seconde aux déclarations du genre « rien ne sera plus jamais comme avant ». Au contraire, tout restera exactement pareil. Le déroulement de cette épidé­mie est même remarquablement normal. L’Occident n’est pas pour l’éternité, de droit divin, la zone la plus riche et la plus développée du monde ; c’est fini, tout ça, depuis quelque temps déjà, ça n’a rien d’un scoop. Si on examine, même, dans le détail, la France s’en sort un peu mieux que l’Espagne et que l’Italie, mais moins bien que l’Allemagne ; là non plus, ça n’a rien d’une grosse surprise.

Le coronavirus, au contraire, devrait avoir pour principal résultat d’accélérer certai­nes muta­tions en cours. Depuis pas mal d’années, l’ensemble des évolutions technologiques, qu’elles soient mineures (la vidéo à la demande, le paiement sans contact) ou majeures (le télétravail, les achats par Internet, les réseaux sociaux) ont eu pour principale conséquence (pour principal objectif ?) de dimi­nuer les contacts matériels, et surtout humains. L’épidémie de coronavirus offre une magni­fique raison d’être à cette tendance lourde : une certaine obsolescence qui semble frapper les relations humaines. Ce qui me fait penser à une comparaison lumineuse que j’ai relevée dans un texte anti-PMA rédigé par un groupe d’activistes appelés « Les chim­panzés du futur » (j’ai découvert ces gens sur Internet ; je n’ai jamais dit qu’Internet n’avait que des inconvénients). Donc, je les cite : « D’ici peu, faire des enfants soi-même, gratuitement et au hasard, semblera aussi incongru que de faire de l’auto-stop sans plateforme web. » Le covoiturage, la colocation, on a les utopies qu’on mérite, enfin passons.

Il serait tout aussi faux d’affirmer que nous avons redécouvert le tragique, la mort, la finitude, etc. La tendance depuis plus d’un demi-siècle maintenant, bien décrite par Philippe Ariès, aura été de dissimuler la mort, autant que possible ; eh bien, jamais la mort n’aura été aussi discrète qu’en ces dernières semaines. Les gens meurent seuls dans leurs chambres d’hôpital ou d’EHPAD, on les enterre aussitôt (ou on les inci­nère ? l’incinéra­tion est davantage dans l’esprit du temps), sans convier person­ne, en secret. Morts sans qu’on en ait le moindre témoignage, les victimes se résument à une unité dans la statistique des morts quoti­diennes, et l’angoisse qui se répand dans la population à mesure que le total augmente a quelque chose d’étrangement abstrait.

Un autre chiffre aura pris beaucoup d’importance en ces semaines, celui de l’âge des malades. Jusqu’à quand convient-il de les réanimer et de les soigner ? 70, 75, 80 ans ? Cela dépend, apparem­ment, de la région du monde où l’on vit ; mais jamais en tout cas on n’avait exprimé avec une aussi tranquille impudeur le fait que la vie de tous n’a pas la même valeur ; qu’à partir d’un certain âge (70, 75, 80 ans ?), c’est un peu comme si l’on était déjà mort.

Toutes ces tendances, je l’ai dit, existaient déjà avant le coronavirus ; elles n’ont fait que se manifes­ter avec une évidence nouvelle. Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire.

Michel HOUELLEBECQ

« Une bibliothèque est un hôpital pour l’esprit. » – Phrase inscrite, dit-on, sur l’ancienne bibliothèque d’Alexandrie.

  EN BANDE SON : 

8 réponses »

  1. Un peu plus pire:me semble léger ..a un « détail » prés nous avions droit, dans le camp encore aéré de sortir et de rentrer sans autorisation ce ne sera plus le cas et le contrôle devient celui d’un camp de concentration ……droit de sortie droit de voyager tout cela va disparaître ou être contrôlé (‘modele chinois)

  2. La France fait mieux que l’Espagne ..pas sûr 1nouveau cas aujourd’hui à Madrid !!!
    Ce sera pire après?Pas sûr, mes enfants ,ingénieurs ,se lèvent tous les jours très tôt pour aider les lignes de production.
    Pas sûr, dans le petit village catalan où j’ai la chance de finir ma vie ,beaucoup de chaleur humaine , de générosité.
    Un peu d’optimisme , Mr Houellebecque, et surtout continuez encore très longtemps enchanter nos vies

  3. Aujourd’hui lors d’un déplacement exceptionnel et impérativement nécessaire avec mon Ausweiss daté et signé :
    Contrôle de la Gendarmerie au rond point en sortie d’Autoroute, contrôle effectif de la présence de L’Ausweiss signé et en règle à Bord du véhicule, ce contrôle est organisé sur 2 files d’attentes parallèles, TOUT le Rond point est bouclé façon « Check Point » :
    Moyens déployés : (5 voitures de la gendarmerie + 2 motos) soit un vingtaine de gendarmes,
    tous armés revolver à la ceinture + L’un d’entre eux avec 1 long fusil mitrailleur d’assaut à l’horizontale sur le ventre en stand-by avec la main juste dessus au cas où…
    + 1 gendarmette version « Très motivée », à savoir : Revolver Réel au poing « en Live » le doigt sur la gachette, ses yeux fixant intensément mon regard tel des poignards, après que j’eu simplement regardé, surpris, son Colt durant 2 secondes…
    Je remet mon masque immédiatement….
    Une impression de mal à l’aise vient soudain, c’est trop fort pour un « contrôle ordinaire » de simples citoyens…
    Puis c’est à mon tour : contrôle par le gendarme de (mon Ausweiss rempli + ma CNI pour vérification) à poser sous le pare brise pour éviter tout contact direct par le gendarme,
    puis le gendarme me questionne sur le fond réel du motif de mon déplacement coché sur l’Ausweiss… Puis OK c’est bon il accepte de me laisser passer …
    Quelques minutes plus tard sur le parking du magasin : sentiment d’une pression lourde, continue et pesante, inquiétude sourde : Ces personnages portent l’uniforme des « gendarmes classiques » que l’on connait tous, mais cette fois ils se comportent « En Soldats » au service du Pouvoir d’État ….
    Je finis par me demander si notre pays ne bascule discrètement pas vers un Système de type « URSS »… A moins que nos dirigeants aient envie de faire peur à la population…
    Donc, Non Mr HOUELLEBECQ, je maintiens :
     » Plus RIEN désormais ne sera comme avant », ça va changer au quotidien, et nous n’avons pas encore tout vu de ce que « nos Maitres » nous réservent….

    • Tout a fait d’accord. Même dans les coins les plus reculés ils se sont comportés comme des fumiers. dans ma rue ( plus un chemin qu’une rue)c’est une mémé de 76 ans qui en claudiquant allait rejoindre à 150 m( cent cinquante metres) le hangar de son fils pour aller voir ses vaches . Un équipage de trois dont encore une fraiche gendarmette ne connaissant rien au monde rural.
      Pendant ce temps à Ales un truand tué par balles à droit a un enterrement religieux à la mosquée sous les yeux de la gendarmerie qui ne dit mot….
      ça va forcément bien finir…….
      Je trouve Houellebeck tres optimiste pour le coup.

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