REBLOG

L’Article du Jour : La mort leur va si bien (Marc Obregon)

La mort leur va si bien

Les hommes meurent, c’est ce qu’ils font de mieux. Dans leurs mouroirs et sur leurs lits d’escarres les vieilles exhalent un dernier souffle de biscotte broyée en étreignant un missel de souvenirs effacés. Dans son habitacle chauffé à blanc par le soleil des chantiers, le grutier lâche un râle incrédule avant d’être foudroyé par un AVC. Le nouveau-né s’étouffe dans son vomi en plein été, dans une maison de vacances où zonzonnent les criquets et loin du regard d’une mère frivole qui se suicidera plus tard. Le jeune motard aux accélérations intempestives rate une sortie de départementale à hauteur de Briançon et s’encastre dans un pylône EDF : il ne restera de lui qu’un vague cube de chair ensanglantée, parcouru de frémissements post-mortem et hoquetant sur le bitume des esquilles d’os. Il venait d’avoir 18 ans, dira le Dauphiné Libéré. Au service oncologie de Saint Hilaire, une gamine de 16 ans voit enfin la lumière au bout du tunnel après une agonie de deux ans. La leucémie l’avait transformée en éponge cyanosée bombardée rituellement par les rayonnements impies de la chimiothérapie. A Ciudad Juarez, où les banlieues résidentielles ont plus qu’ailleurs un parfum de charnier, un gamin vient de prendre une balle perdue alors qu’il jouait au foot. Son cerveau dispersé sur un mur en torchis laissera une trace indélébile. Les narcos n’ont évidemment pas entendu son hoquet de surprise juste avant qu’il ne s’écroule face contre sol, imprimant la marque de son visage dans une terre meuble qui boira bientôt son sang. En Alaska, au large de la baie de Norton Sound, sur ces eaux glaciales où le jour n’existe pas, un pêcheur amérindien de 15 ans est passé par-dessus-bord pendant un coup de tabac. On retrouvera son cadavre deux jours plus tard, à demi dévoré par les crabes géants qui font le délice des gourmets et dont la pêche a coûté la vie de 40 marins en dix ans. Aux Philippines, dans la banlieue miteuse de Manille, deux gamines viennent d’être rossées à mort pour le compte d’une entreprise florissante d’exécution sommaire et de viol d’enfants en direct sur le Dark Web. Elles seront enterrés semi-vivantes et mourront quelques heures plus tard après une éternité de stupeur et de souffrance.
Est-ce que tout cela est injuste ? Sans doute au regard des hommes, au regard des sociétés réticulaires, au regard des caméras qui se repassent généreusement la patate chaude du voyeurisme, qui tissent entre elles une ignoble toile d’affect et de sentimentalisme malsain. Car voilà subitement, que parmi toutes ces morts injustes, que parmi tous ces destins effacés d’un coup par la chiquenaude d’un Dieu mauvais déguisé en Hasard, l’attention planétaire se fixe sur un seul, le temps d’une « séquence médiatique » tout à fait gerbante et tout à fait incompréhensible. Ce dimanche matin, jusque dans les paroisses de province, on nous réclamait de « prier pour le Maroc », parce qu’un enfant y avait subitement trouvé la mort dans un puits. Pourquoi lui ? Pourquoi lui et pas les gosses de Manille qui sont violés à coups de tournevis devant des caméras Blackmagic ? Pourquoi lui et pas cette gamine emportée par un cancer après deux ans de souffrance à observer son corps se ratatiner comme un effet spéciale de Ray Harryhausen ? C’était comme si subitement, pour s’amender de toutes ses possessions et de toutes ses malfaçons, le doigts hideux du Démiurge, cette engeance dégénérée née d’un macérat de regards bistres, d’enregistrements vidéo et d’algorithmes mesquins, avait subitement choisi un martyr parmi les autres, le martyr des martyrs, pour épuiser la mort tout autour, pour transformer le chagrin des vivants en pâmoison générale, en célébration médiatique monstrueuse. Et tous les présidents d’y aller de leur coup de téléphone, enterrant la mort dans une valise diplomatique. Maquillant le chagrin en pleurnicherie de reptilien, spéculant sur la douleur des familles, transformée en névrose mondiale. Le pauvre gosse agonisant au fond de son puits n’en demandait probablement pas tant. Mort une fois, son cadavre encore chaud a été polytrucidé, tué et retué par la condescendance salope des puissants, par les emportements mongoliens de cette communauté planétaire, connectée à ses propres sphincters émotionnels, et constamment faisant reluire son ego dégoûtant à coups de simulation compassionnelle. De quoi nous écœurer de la mort. De quoi nous dissuader d’être chrétiens et de ressentir du chagrin pour les autres. De quoi faire de nous des monstres.

Marc Obregon (L’incorrect)

Le cinéma c’est l’art de bien faire les choses défendues au commun des mortels. »

Emmanuel Cocke

EN BANDE SON :

Catégories :REBLOG

Tagué:

1 réponse »

Laisser un commentaire