Comment la collectivité tire parti des erreurs par Nassim Nicholas Taleb
Dans «Antifragile» (Les Belles Lettres), Nassim Nicholas Taleb développe la notion d’antifragilité, un néologisme qu’il crée pour l’occasion. Selon lui, le modèle dominant de prise de décision, et de stratégie en général, est basé sur la prédiction. Or la stratégie prédictive nous rend fragiles, car si la prédiction ne se réalise pas, la stratégie ne fonctionne pas et le coût peut être très important. L’auteur apporte un éclairage sur la question fondamentale de la prise de décision en environnement incertain.

Dans un système donné, le sacrifice de certains éléments – des éléments fragiles, s’entend, ou des personnes – est souvent nécessaire au bien-être d’autres éléments ou de l’ensemble. La fragilité d’une entreprise qui démarre est nécessaire à l’antifragilité de l’économie, et c’est d’ailleurs ce qui fait fonctionner, entre autres choses, l’entreprenariat: la fragilité des entrepreneurs individuels et leur taux d’échec nécessairement élevé.
L’antifragilité devient dès lors un peu plus complexe – et plus intéressante – en présence de strates et de hiérarchies. Un organisme naturel n’est pas constitué d’un unique élément définitif; il est composé de sous-éléments et peut être lui-même le sous-élément d’un collectif plus vaste. Il est possible que ces sous-éléments luttent les uns contre les autres. Prenons un autre exemple dans le monde des affaires. Les restaurants sont fragiles; ils se font concurrence, mais l’ensemble des restaurants d’un même quartier est antifragile pour cette raison même. Si les restaurants avaient été individuellement robustes, et dès lors immortels, l’activité globale aurait été soit stagnante, soit faible, et elle n’aurait rien fourni de mieux que de la nourriture de cafétéria, et dans le style de l’ex-URSS par-dessus le marché. En outre, elle aurait été gâtée par des pénuries du système, et, de temps à autre, par une crise générale et un renflouement de la part du gouvernement. Toute cette qualité, cette stabilité et cette fiabilité sont dues à la fragilité du restaurant en tant que tel.
C’est pourquoi il est peut-être indispensable que certaines parties intrinsèques d’un système se doivent d’être fragiles afin de rendre le système antifragile en contrepartie. À moins que l’organisme ne soit lui-même fragile, mais l’information encodée dans les gènes qui le reproduisent sera alors antifragile. Cette question n’est pas dérisoire puisqu’elle préside à la logique de l’évolution. Cela s’applique aussi bien aux entrepreneurs qu’aux chercheurs scientifiques individuels. Qui plus est, nous avons parlé de « sacrifice « quelques paragraphes plus haut. Malheureusement, les bénéfices des erreurs sont souvent accordés aux autres, au collectif, comme si les individus étaient conçus pour faire des erreurs pour le bien général et non le leur. Hélas, nous avons tendance à examiner les fautes sans tenir compte de cette stratification et de ce transfert de fragilité.
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(…) Les notions de mithridatisation et d’hormèse relèvent de la proto-antifragilité, qu’il s’agisse de concepts préliminaires: ces notions sont même un peu naïves, et nous allons devoir les affiner, et même les transcender, pour considérer un système complexe dans son ensemble. L’hormèse est une métaphore; l’antifragilité est un phénomène.
Primo, la mithridatisation et l’hormèse ne sont que des formes très faibles d’antifragilité, qui tirent un profit limité de la volatilité, des accidents ou des préjudices, avec un certain revirement de l’effet protecteur ou favorable au-delà d’un certain dosage. L’hormèse n’apprécie le désordre qu’en petite quantité, ou plutôt, elle nécessite une petite quantité de désordre. La mithridatisation et l’hormèse sont intéressantes dans la mesure surtout où il est nuisible de s’en priver, ce que l’on ne saisit pas intuitivement: notre esprit ne peut aisément comprendre les réactions compliquées (nous pensons linéairement, et ces réactions qui dépendent d’un dosage sont non linéaires). Nos esprits linéaires n’aiment pas les nuances et réduisent l’information à l’opposition binaire: «nuisible» ou «salutaire».
Secundo, et c’est leur principale faiblesse, elles considèrent l’organisme de l’extérieur et l’envisagent comme un ensemble, un unique élément, alors que la réalité peut être un peu plus nuancée.
Il existe une variété différente et plus forte d’antifragilité, en rapport avec l’évolution et qui dépasse l’hormèse: elle diffère en fait complètement de l’hormèse, c’en est même le contraire. On peut la décrire comme l’hormèse – le fait de se fortifier à la faveur du mal – si on la considère de l’extérieur, mais non de l’intérieur. Cette autre variété d’antifragilité est évolutionniste et elle opère au niveau informationnel: les gènes sont des informations. À la différence de ce qui advient avec l’hormèse, l’élément ne se fortifie pas en réaction à la contrainte; il meurt. Mais il effectue un transfert de profits; d’autres éléments survivent, et ceux qui survivent ont des attributs qui améliorent l’ensemble des éléments, avant de conduire à des modifications auxquelles on attribue communément le terme vague d’» évolution « dans les manuels et dans la rubrique scientifique du New York Times le mardi. L’antifragilité qui nous intéresse ici est donc moins celle des organismes – faible en soi – que celle de leur code génétique, qui peut leur survivre. Le code se soucie peu du bien-être de l’élément en tant que tel: au contraire, puisqu’il détruit bien des choses qui l’entourent. Robert Trivers a identifié la présence d’une rivalité entre gène et organisme dans son idée de « gène égoïste «. De fait, l’aspect le plus intéressant de l’évolution est qu’elle ne fonctionne qu’à cause de son antifragilité: elle raffole des contraintes, du hasard, de l’incertitude et du désordre: alors que les organismes individuels sont relativement fragiles, la génétique profite des chocs pour accroître ses aptitudes.
Nous constatons dès lors la présence d’une tension entre la nature et les organismes individuels.
Tout ce qui, dans la nature, est vivant et biologique a une durée de vie limitée et finit par mourir; même Mathusalem a vécu moins de mille ans. Mais les êtres meurent d’ordinaire après s’être reproduits à travers leur progéniture, dont le code génétique est, d’une manière ou d’une autre, différent de celui de leurs parents, l’information génétique ayant été modifiée. L’information génétique de Mathusalem existe encore à Damas, à Jérusalem et, bien sûr, à Brooklyn. La nature ne trouve pas ses créatures très utiles une fois que leurs capacités de reproduction sont épuisées (à l’exception peut-être des cas particuliers où les animaux vivent en groupes, comme les êtres humains et les éléphants, qui ont besoin de l’assistance des grands-mères pour préparer leur progéniture à prendre la relève). La nature préfère que le jeu continue de se jouer au niveau informationnel, celui du code génétique. Il faut donc que les organismes meurent pour que la nature soit antifragile: la nature est opportuniste, impitoyable et égoïste. Imaginez, à titre d’expérience intellectuelle, le cas d’un organisme immortel, un être conçu sans date d’expiration. (…) Quand un événement aléatoire se produit, il est déjà trop tard pour réagir, de sorte que l’organisme en question devrait être préparé à résister au choc ou dire adieu à la vie. Nous avons vu que nos corps réagissent un peu au-delà des contraintes auxquelles ils sont soumis, mais cela est loin d’être suffisant; ils ne sont toujours pas capables de prévoir l’avenir. S’ils peuvent se préparer à la prochaine guerre, ils ne peuvent la gagner à l’avance. L’adaptation post-événementielle, si rapide soit-elle, sera toujours légèrement en retard.
Pour satisfaire aux conditions de l’immortalité, les organismes doivent prédire parfaitement le futur: la quasi-perfection ne suffit pas. Mais en laissant les organismes se développer les uns après les autres, le temps d’une vie, avec des modifications d’une génération à l’autre, la nature n’a pas besoin de prévoir les conditions futures au-delà de l’idée extrêmement vague du cours que doivent prendre les choses. En fait, une vague direction n’est pas même nécessaire. Chaque événement aléatoire apportera avec lui son antidote sous la forme d’une variation écologique. C’est comme si la nature se métamorphosait à chaque étape et modifiait sa stratégie à chaque instant. Envisagez cela au point de vue économique ou politique. Si la nature dirigeait l’économie, elle ne renflouerait pas sans cesse ses sujets pour les faire vivre éternellement. Et elle ne posséderait pas non plus d’administrations permanentes, ni de centres de prévision qui essaient d’être plus malins que le futur: elle ne laisserait pas les rois de l’arnaque du bureau de la gestion et du budget des États-Unis commettre de telles erreurs d’arrogance épistémique.
Si l’on envisage l’histoire comme un système complexe semblable à la nature, ce système, comme la nature, ne laissera pas un seul empire dominer la planète à jamais, même si toutes les superpuissances, des Babyloniens aux Égyptiens, des Perses aux Romains, jusqu’à l’Amérique moderne, ont cru à la permanence de leur domination et sont même parvenues à former des historiens pour établir des théories à cet effet. Les systèmes sujets au hasard – et à l’imprévisibilité – élaborent un mécanisme qui dépasse la robustesse pour se réinventer opportunément à chaque génération, avec un renouvellement continuel de population et d’espèces.
Gestion du Cygne Noir 101: la nature (et les systèmes semblables à la nature) apprécie la diversité entre les organismes plutôt que la diversité au sein d’un organisme immortel, à moins que l’on ne tienne la nature elle-même pour l’organisme immortel, comme dans la philosophie panthéiste de Spinoza ou celle des religions asiatiques, ou dans le stoïcisme de Chrysippe ou d’Épictète. Si vous rencontrez un historien des civilisations, essayez de le lui expliquer.
Voyons à présent comment l’évolution tire profit du hasard et de la volatilité (à une certaine dose, bien sûr). Plus il y a de bruit et de perturbations dans le système, jusqu’à un certain point, c’est-à-dire exception faite de ces chocs extrêmes qui conduisent à l’extinction d’une espèce, plus l’effet de la reproduction du plus fort et celui des mutations aléatoires jouent un rôle dans la définition des vertus de la génération suivante. Mettons qu’un organisme engendre dix descendants. Si l’environnement est parfaitement stable, chacun d’eux sera capable de se reproduire à son tour. Mais s’il est instable, et que cinq de ces descendants se voient écartés (parce qu’étant plus faibles en moyenne que les survivants), ceux que l’évolution considère (tout bien considéré) comme les meilleurs se reproduiront, fortifiant le gène par la même occasion. De même, si les descendants sont exposés à la variabilité, à cause d’une mutation aléatoire intermittente et spontanée, une espèce de faute d’impression dans le code génétique, les meilleurs devraient se reproduire et fortifier du même coup l’espèce. L’évolution profite du hasard par deux voies différentes: les mutations et l’environnement, le hasard agissant de la même façon dans les deux cas, en modifiant certains des traits des générations qui survivent.
Même lorsqu’une espèce entière s’éteint à la suite d’un cataclysme, ce n’est pas grave, cela fait partie du jeu. L’évolution est toujours à l’œuvre puisque les espèces qui survivent sont plus fortes et prennent la relève des dinosaures disparus: l’évolution n’est pas une question d’espèces; elle est au service de la nature tout entière. Remarquons toutefois que l’évolution n’apprécie le hasard que dans une certaine limite. Si un désastre anéantit entièrement la vie sur la planète, le plus fort ne survivra pas. De même, si les mutations aléatoires se produisent à une trop grande échelle, le bénéfice en aptitudes ne tiendra peut-être pas et pourra même s’inverser à la faveur d’une nouvelle mutation: je ne cesserai de le répéter, la nature est antifragile jusqu’à un certain point, mais ce point est très élevé: elle peut encaisser de très nombreux chocs. Qu’une catastrophe nucléaire fasse disparaître l’essentiel de la vie sur la terre, mais pas toute la vie, une espèce de rat ou de bactérie surgira comme par miracle, du fond de l’océan peut-être, et l’histoire recommencera, sans nous – et sans les membres du Bureau de la gestion et du budget des États-Unis, bien entendu.
Source Agefi Suisse vendredi, 02.08.2013
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