Négoce Matières Premières: Les traders, accros au stress pétrolier
Très implanté dans la région lémanique, le négoce de pétrole est un métier aussi rémunérateur qu’éprouvant. La disponibilité doit être totale, les relations de travail sont parfois loin d’être sereines. Immersion dans un monde d’argent et de frénésie extrême

L’appel d’offres se termine. Le trader est dans l’avion, injoignable. Son bid, une offre d’achat d’une cargaison de pétrole gabonais, a été fixée et confiée à son assistant opérateur, avec les derniers indicateurs du marché – fret maritime, prix d’achat, assurances. Dernière vérification à l’écran par l’opérateur: de façon imprévue, le prix du fret explose sur le marché! Faut-il remettre en cause le calcul du trader et présenter une nouvelle offre? Ou risquer de perdre gros, si l’appel d’offres est gagné avec le maintien du bid? L’opérateur va devoir se décider avant la clôture de l’appel d’offres, au prix d’un stress extrême. Bienvenue dans le monde trépidant du négoce de pétrole!
Le secteur des matières premières – qui a connu une croissance fulgurante en Suisse, où il emploie quelque 10 000 personnes – est un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Ce mouvement perpétuel le différencie de la finance, notamment: «Au moins, Wall Street ferme le soir et le week-end, tandis que dans le pétrole, il faut être disponible et joignable en permanence, se lamente un cadre d’une grosse société de trading active à Genève. Je dois répondre au téléphone à 22h parce qu’un Nigérian m’appelle, interrompre des dîners pendant 10-15 minutes», pour régler un problème qui retarde une cargaison pétrolière à l’autre bout de la planète. «Il faut être très subalterne, ou tout en haut de l’échelle, pour s’accorder des temps morts.»
Personnage clé au centre du système, le trader est responsable du bon acheminement et de la livraison du produit. Posté devant ses écrans, connecté en permanence aux cours mondiaux, rivé à son téléphone, il jongle entre plusieurs fuseaux horaires. Tout peut arriver durant le moment critique du transport: attaque de pirates, marchandise déclarée hors spécifications, cas de force majeure ou cargaison en distress, c’est-à-dire sans acheteur intéressé, et dont le prix est mis sous pression par le marché. Sans compter le scénario catastrophe, maintes fois rencontré sur les céréales de l’ex-URSS: la disparition soudaine de la cargaison, en raison de faux certificats de vérification par exemple.
Le distress, c’est précisément le terme choisi par le professeur en psychologie du travail de l’EPFZ Ivars Udris pour désigner «le mauvais stress qui se manifeste par des états de tension physiologique, des sentiments de peur et des angoisses».
Ancien trader pétrolier devenu milliardaire après la vente de sa société Addax, Jean Claude Gandur doit une part de son succès à sa bonne résistance au stress. «Une bonne nuit de sommeil et c’est comme s’il ne s’était rien passé», se réjouit-il. Lorsqu’il a pris les commandes de sa propre entreprise, Addax, il a pu s’octroyer un luxe rare dans ce métier: le droit de ne pas être dérangé, sauf extrême urgence, du vendredi 21h au lundi 7h du matin.
Mais auparavant, il a longtemps subi ce qu’il appelle «la pression de l’opérationnel». «Entre le moment où vous prenez en charge un bateau jusqu’à celui où vous êtes payé, il y a une succession d’aléas. Et ça ne se passe jamais bien!» Il compare le trader au nabab qui s’achète un bateau de plaisance – il n’est heureux que le jour où il l’achète, et celui où il le revend.
Du document manquant au manutentionnaire maladroit qui, dans un port africain, pollue une cargaison d’essence avec du fioul, le suivi d’une cargaison est un parcours du combattant qui met les nerfs à rude épreuve. «Ca chauffe vite, tu commences à pricer sans savoir si les mecs vont vraiment t’«honorer» et si on va t’ouvrir une lettre de crédit», relate un ancien trader devenu responsable de division dans l’antenne genevoise d’un groupe pétrolier.
Si les choses se passent mal, le trader aura tendance à déverser son énervement sur les «petites mains» qui l’entourent: opérateur si un document manque, responsables des finances si une lettre de crédit tarde, téléphoniste si les appels sont passés trop lentement. Même si cela n’arrive pas tous les jours, le trader qui fracasse son clavier de rage ou insulte ses collègues parce qu’une transaction lui échappe est un classique du genre. Son stress rejaillit du haut en bas de l’échelle, en particulier sur l’opérateur, l’assistant en charge de la documentation de la cargaison (assurances, contrats, certificats de qualité, etc.), dont on attend aussi une disponibilité totale – répondre à ses e-mails à 4 heures du matin est une obligation si quelque chose arrive à la cargaison.
Y., ingénieur basé à Genève qui préfère conserver l’anonymat, gère de coûteux projets de construction de terminaux. «Le trader veut une flexibilité maximum de la capacité de stockage, explique-t-il. Il veut pouvoir profiter des opportunités du marché en important divers produits pétroliers, en les mélangeant et en les exportant sur des navires de toutes tailles.» Et c’est là que le bât blesse. «A son goût, le projet est toujours trop cher, trop long à réaliser et manque de flexibilité!» La flexibilité exigée par le trader peut entraîner des coûts exponentiels. «Ces arbitrages entre l’ingénieur et le trader sont moins déséquilibrés chez les majors pétrolières, dirigées par des ingénieurs, à la différence de chez mon employeur, où le commercial règne», explique ce spécialiste, qui avoue être mis sous pression constante.
La possibilité de pertes dues aux variations incontrôlables du marché ajoute à la tension générale. «Comment peux-tu dormir correctement quand tu perds 50 millions?» résume une assistante de traders américains basés à Genève. «Tu ne déconnectes jamais vraiment, tu veux savoir si ton book [le portefeuille de positions ouvertes sur le marché, ndlr] est en train de faire des pertes.» Un petit achat de brent oublié, un trader qui omet de se couvrir parce qu’il n’a pas été suffisamment «babysitté» par son opérateur, et ce sont facilement 100 000, 200 000 dollars qui partent en fumée.
Le trader est censé surmonter ce stress grâce à une très haute résistance à la pression. «Comme les managers clés de grosses sociétés, les traders possèdent cette compétence naturelle, ou hypercompétence, qui leur permet de transformer naturellement le stress en un facteur stimulant», décrit Valérie Sevestre-Deren, chef d’une entreprise de formations sur mesure.
Devant l’impossibilité des traders de dégager deux jours pour une formation, elle organise des déjeuners-ateliers et délivre ses conseils aux traders pour faire baisser la pression: respiration ventrale, massage AMMA (art traditionnel japonais d’acupression), nutrition saine. «Il s’agit avant tout de prévention. On les aide à repérer chez eux les signes témoins d’un niveau de stress élevé: nervosité, irritabilité, nuits agitées, perte de mémoire, maladie psychosomatique… Ces employés performants sont absorbés par leurs responsabilités et peuvent aisément passer à côté de ces manifestations», argumente-t-elle. L’experte en formation aime comparer le trader à une sorte de chevalier des temps modernes: «Il aime remporter plusieurs batailles. Il a une immense satisfaction à chaque victoire. Il a une forte capacité à se remettre rapidement en selle.»
La métaphore du combattant revient souvent, à tous les échelons du secteur: «Le matin, quand je vais au boulot, c’est comme si je partais à la guerre, quasiment», explique l’assistante des traders américains basés à Genève.
Le négoce de matières premières a longtemps été réputé pour sa culture machiste, individualiste et agressive, qui ne contribue pas vraiment à apaiser l’ambiance sur le lieu de travail. «Globalement, cette culture reste encore en place, estime un cadre pétrolier basé à Genève. Il n’y a pas de tradition de gestion du stress, c’est toujours à hurler dans tous les sens. Les gens protègent leur profit individuel et c’est le plus killer qui gagne. Il règne une mentalité, je ne dirais pas préhistorique, mais presque. Le degré zéro des relations humaines, en quelque sorte.»
Cette culture old boys vire parfois à la tyrannie sur le lieu de travail. Ainsi, dans une société italienne d’affrètement maritime basée à Lausanne, le propriétaire avait l’habitude d’écouter à distance les conversations de ses employés depuis Gênes, et d’intervenir grâce à un micro disposé dans la salle: un vrai Big Brother, houspillant ses troupes par des expressions abruptes – «Parle bien au client! T’aurais pas dû dire ça!»
Les voyages dans les pays producteurs ou chez les clients, incessants dans ces métiers à partir d’un certain niveau de responsabilités, peuvent être une échappatoire bienvenue aux pressions des salles de trading. Mais là non plus le stress n’est jamais loin. Chez Trafigura, géant des métaux et du pétrole basé à Genève, les employés doivent impérativement voyager de nuit ou le week-end, pour faire gagner du temps à l’entreprise – avec des réunions de travail souvent organisées le samedi matin.
«Il n’y a pas de recette miracle pour gagner de l’argent», résume Pierre Becard, aujourd’hui consultant en trading pétrolier auprès du groupe chinois Sinopec, basé à Genève. «Dans ce secteur, même si l’on part avec une page blanche, il faut rapidement avoir une fonction dans le marché. Le stress peut être stimulant. Tu es redevable de produire quelque chose.»
L’impact du facteur temps est aussi générateur de stress: «Ce n’est pas enseigné à l’école! C’est pourtant essentiel. Tout comme la maîtrise des chiffres. Il faut que les maths cliquent!» prévient Pierre Becard. «Il faut savoir prendre des décisions et en assumer les conséquences, car souvent on se trompe! A quel moment est-il possible de sortir de sa position, ou au contraire y rester?»
Au premier janvier, les compteurs sont remis à zéro: star une année pour ses bons résultats, un trader peut devenir un paria l’année suivante s’il enregistre des pertes. «Ce n’est pas un job dans lequel on fait carrière, conclut Pierre Becard. On est plutôt mercenaire. En conséquence, il vaut mieux avoir enregistré de beaux succès. Sinon que deviens-tu après 45 ans?»
Des états d’âme partagés par le responsable de division du groupe pétrolier: «En réalité, quinze ans le nez dans le guidon ne prédispose pas vraiment à élargir le champ de tes compétences. Que faire par la suite? Entrer dans une banque à Genève? Elle ne t’attend pas vraiment… C’est d’autant moins facile que tu ne retrouves pas les mêmes conditions financières», soupire ce dernier.
Rares sont ceux qui consacrent leur vie entière à ce métier, engloutissant en même temps leur vie privée. Pedro De Almeida fait partie de ces survivants. En 1979, jeune marié, il rejoint Philipp Brothers à Paris et forme équipe avec Jean Claude Gandur. Il a poursuivi ses activités pour son propre compte jusqu’à aujourd’hui.
«Dans le domaine du trading pétrolier, aucun jour ne se répète et c’est l’inconnu du lendemain qui vous procure l’adrénaline toujours associée au stress, dit-il. Etant moi-même stressé de nature, j’ai vécu assez bien avec et je pourrais difficilement m’en passer. Le trading de pétrole n’est pas un travail normal, c’est une addiction. Je n’ai donc pas géré le stress, j’ai vécu avec! Mais, indiscutablement, il y a eu des dégâts collatéraux au niveau de la vie de famille. Tout dans la vie a un prix, et dans le domaine professionnel que j’ai choisi, les compensations contrebalancent les sacrifices – peut-être!»
Par Elsa Floret, Sylvain Bessonet Pierre-Alexandre Sallier/ Le Temps 12/102013
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