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Royaume Uni: Bristol, misère et coupes sociales

Royaume Uni: Bristol, misère et coupes sociales

Le gouvernement britannique promet de nouvelles coupes budgétaires dans les prestations sociales. Dans la banlieue de Bristol, les plus démunis peinent à survivre avec des pensions réduites. Un quart-monde anglais plonge en enfer. Reportage

Bristol n’est pas une ville minière du nord, touchée par les grèves et la désindustrialisation, mais un port qui fut prospère au milieu de l’Angleterre. Pourtant, malgré une apparente opulence, des poches de misère minent sa périphérie. Elle est divisée en deux, le centre et les quartiers résidentiels d’un côté, parmi les plus riches du pays, et le quart-monde en banlieue.

Une émission de télé-réalité diffusée chaque lundi depuis début janvier sur une chaîne privée fait scandale au Royaume-Uni en racontant le quotidien des plus démunis, dans une rue de Birmingham, rebaptisée pour l’occasion Benefits Street, la rue des allocs. La réalité dépeinte est saisissante: une frange du pays, indigente, exclue, vit en marge de la société. Le show nourrit désormais une polémique: pour les uns, le système social a dérapé et ne sert qu’à encourager la paresse et les vices; pour les autres, au contraire, il faudrait augmenter les aides pour sortir les plus vulnérables de la précarité.

Alors que le gouvernement annonce de nouvelles coupes dans les aides sociales, 18 milliards de francs d’économies supplémentaires pour les deux années à venir, les abus dépeints dans Benefits Street – une jeune femme qui perçoit indûment des allocations, un chômeur qui ne veut pas retrouver du travail ou un voleur au revenu minimum qui se rengorge de ses larcins – servent de justification aux réductions budgétaires. Le gouvernement promet de cibler ceux qui escroquent le système et a réduit l’accès aux prestations.

Dans la périphérie de Bristol, Hartcliffe est l’équivalent de Benefits Street, le quartier le plus défavorisé de la ville et l’un des plus pauvres du royaume, où la plupart vivent des rentes sociales. La misère y est blanche: 96% des habitants sont de souche anglaise, contrairement au reste de la ville plus métissé. Les coupes budgétaires engagées depuis 2010 y ont déjà changé la vie. Mais avec l’entrée en vigueur progressive des restrictions et les futures économies, le tableau pourrait s’aggraver.

Une fille traîne avec un chien et une canette à la main; seringues écrasées et mégots jonchent un coin du parking. Au pied de tours blafardes, balayées par la pluie, incessante depuis fin décembre, un nouveau centre commercial a poussé en 2009 pour remplacer les anciennes arcades dont les échoppes étaient à l’abandon. Il s’y trouve une pharmacie, deux supermarchés dont l’un ne vend que des surgelés, un pub, le dernier, la maison de quartier, les services sociaux et un salon de jeu, qui fait le plein.

Pour David Brice, travailleur social à Hartcliffe, où il a grandi, il ne faut pas s’en tenir à la première impression, à la vue des bâtiments et des espaces verts, la situation est pire que l’on pense et la misère dissimulée par la honte: «Un drame se joue ici, sans éclats et dans l’indifférence, c’est insupportable.» Selon l’indice de pauvreté du gouvernement britannique, qui tient compte de multiples facteurs, pour dresser une carte de la pauvreté dans le pays, certaines zones de Hartcliffe, notamment autour du centre commercial, se classent parmi les 100 micro­régions les plus miséreuses sur les 32 482 que compte au total l’Angleterre. L’espérance de vie y est inférieure de dix ans à la moyenne nationale.

Abbie est venue chercher ses allocations, elle a 29 ans, des cicatrices sur le visage, des mains bleuies par le froid et les ecchymoses. Elle s’excuse presque: «Je suis toute bouffie, c’est à cause de la boisson.» Ses rentes ont été coupées, car selon les nouvelles normes, l’addiction ne constitue pas un motif d’incapacité de travail, elle doit donc pointer au chômage: «J’aimerais travailler mais qui voudrait de moi, des années en prison, la drogue. J’ai appris mon métier de cuisinière derrière les barreaux, je cuisinais pour les 300 détenues, ça ne fait pas un CV.» Abbie s’est sortie de la drogue, elle ne vole plus, dit-elle, «en revanche, je bois. Je n’ai rien d’autre à faire.»

«L’exclusion ne concerne pas que les toxicos et les délinquants. Les familles, les personnes âgées et même ceux qui travaillent n’arrivent plus à joindre les deux bouts», explique Heather Wiliams, médiatrice sociale. Depuis dix-huit mois, pour répondre à l’urgence, un centre de distribution de nourriture a ouvert. «Des parents viennent ici, presque en cachette, et après quelques questions, il apparaît que pour permettre à leurs enfants de manger à leur faim, ils sautent la plupart des repas. Cela va même jusqu’à de sévères problèmes de malnutrition», décrit Tracey Philipps, la responsable du programme. Pour la semaine de Noël seulement, le centre a distribué plus de 1500 repas: «Il y a eu un petit creux au début de l’année, je me suis mise à espérer mais cela a repris de plus belle.»

Pour bénéficier des repas gratuits, les requérants doivent faire la preuve de leur détresse. Un questionnaire leur est donné qui détermine la nature de leurs besoins et la période sur laquelle ils recevront l’aide alimentaire, au maximum six semaines.

Une jeune femme d’une trentaine d’années essaie en vain de consoler sa fille qui hurle. La bénévole chargée de remplir le questionnaire lui pose délicatement des questions sensibles sur le nombre de repas quotidiens: «Ma fille mange bien, elle ne manque de rien.» «Et vous?» «Ça dépend des jours.» «Avez-vous perdu du poids?» «Non, non, je flotte juste un peu dans mes vêtements.» Elle vit des allocations, mais cela ne lui suffit pas pour vivre car elle est endettée. Beaucoup de nécessiteux empruntent de l’argent pour finir le mois. Ils se tournent vers des usuriers sans scrupule, dont les taux d’intérêt varient entre 20 et 200%. Un prêt d’une centaine de livres peut rapidement se transformer en un trou de mille. «Il y a un conseiller à l’étage qui aide à gérer l’endettement. Voulez-vous prendre rendez-vous?» La jeune femme acquiesce: «Je crois que j’en ai besoin.»

Un couple attend son tour, intimidé. L’homme, un bonnet vissé jusqu’aux sourcils, baisse la tête. Aucun des deux n’a d’emploi, explique Justin le mari. «Ma femme est sous médicaments invalidants. Le certificat médical l’atteste, mais les services sociaux ont décidé il y a un mois de la priver d’une partie de sa rente sous prétexte qu’elle pourrait travailler.» Ils ont fait recours, mais en attendant qu’une décision soit prise ils vivent de presque rien, explique Justin: «Je touche une indemnité pour m’occuper de mon fils de 13 ans qui souffre d’un syndrome d’Asperger et ne peut être laissé sans surveillance, mais elle a été bloquée en même temps que la rente de ma femme.» En attendant, Justin, Michaela et leurs six enfants vivent de 1400 francs par mois, sur lesquels ils doivent payer 600 de loyer et 300 de taxes diverses.

Leur maison à 500 mètres du centre commercial ressemble à toutes les maisons du quartier, chiche, avec un jardinet à l’abandon et quelques jouets cassés qui n’en finissent pas de rouiller. Les rideaux restent nuit et jour tirés sur l’extrême misère de leur taudis. Cinq des enfants se partagent les trois chambrettes du haut, le couple dort avec le dernier-né sur le sofa du living-room. Boîtes vides et emballages s’entassent sous une ampoule borgne et un attrape-mouche. L’écran géant de la télé donne un peu de couleurs aux murs nus. Michaela est bipolaire et ses médicaments la diminuent: «En temps normal, nos allocations nous permettent de manger au moins pendant les trois premières semaines du mois, la dernière est plus difficile.»

La famille s’est brouillée avec les voisins, explique Justin: «Des disputes d’enfants ont éclaté à cause des problèmes psychologiques de notre fils, cela a dégénéré en querelles de voisinage. Notre maison a été caillassée, mais où aller?» Hartcliffe n’est qu’à une douzaine de kilomètres du centre-ville, mais souffre d’isolement. Beaucoup d’habitants ne peuvent quitter le quartier à cause du prix des transports publics, 6 francs pour l’aller-retour vers la ville. «La barrière est aussi psychologique, un monde sépare les démunis qui vivent ici au ralenti et les habitants des quartiers prospères», explique Heather Williams. Et le fossé entre les bénéficiaires de l’aide sociale et le reste du pays ne cesse de s’approfondir.

Sur le perron de sa maisonnette d’une rue cossue à la lisière de la misère d’Hartcliffe, madame Peterson se plaint de ses voisins: «C’est pire que dans Benefits Street, ce système encourage les abus. La culture du travail a disparu. Les filles font des enfants pour obtenir un logement gratuit. Grâce aux allocations, les drogués et les vauriens se coulent la vie douce.» Elle en veut au gouvernement de ne pas se montrer plus ferme.

David Brice réfute ces accusations, pour lui le gouvernement a décidé de faire payer les plus défavorisés. Il a grandi dans le quartier, des années heureuses d’abord, puis a vécu la galère, un plongeon dans la drogue et l’alcool qui lui a presque coûté la vie. Depuis trois ans, il est sobre, grâce à une ONG locale, Hawkspring, qui l’a sorti de l’addiction et lui a même offert un poste de travail, 16 heures par semaine. Il a fait son calcul, il gagne moins en travaillant qu’en restant à la maison, 10 francs de moins par semaine. Il vit, lorsque son logement est payé, avec 94 francs par semaine: «Le gouvernement prétend qu’en travaillant on gagne plus, ce n’est pas vrai.»

Derek Pickup, élu local au Conseil municipal de Bristol, indépendant après des années au sein du Parti travailliste, ne votera pas le prochain budget, en février: «Je ne critique pas le maire, car il n’y peut rien. Son budget sera amputé de 90 millions de livres [environ 135 millions de francs], il est forcé de couper dans les programmes sociaux.»

Les coupes précédentes ont eu raison de la piscine communale de Hartcliffe. «Avec les nouvelles restrictions, l’ONG Hawkspring pourrait perdre sa subvention», ajoute l’élu. Du même coup, David Brice se retrouverait au chômage. «Avec l’amenuisement des prestations sociales, les plus défavorisés se tournent vers les associations et les municipalités. Mais ces dernières sans budget doivent abandonner projets et associations. La pression est insupportable», analyse Derek Pickup.

En janvier, George Osborne, ministre des Finances, a annoncé une croissance pour 2013 revue à la hausse, 1,9% au lieu des 1,4% escomptés. Mais Derek Pickup se montre circonspect: «Les créations d’emplois ne concerneront que les travailleurs qualifiés, pas ceux d’Hartcliffe.»

Devant le supermarché, il a arrêté de pleuvoir. Justin et Michaela rêvent de retourner à la mer, sur les quais de Weston-super-Mare, à 35 kilomètres, pour que leurs enfants puissent jouer sur la plage. Abbie a perdu ses allocations d’une semaine en jouant au bandit manchot, alors elle passe le temps assise sur l’escalier du parking: «J’aurais dû faire les commissions, mais je me sentais en veine.»

Par Boris Mabillard Bristol  Le Temps 08/2/2014

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/df876a64-903b-11e3-aca3-ee89ec75d04c/Bristol_mis�re_et_coupes_sociales


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