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Daniel Stelter «Thomas Piketty a ignoré la vraie cause des inégalités: l’augmentation des dettes depuis 30 ans»

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Daniel Stelter «Thomas Piketty a ignoré la vraie cause des inégalités: l’augmentation des dettes depuis 30 ans»

L’auteur de «Les dettes au XXIe siècle» analyse les thèses de l’économiste français et explique pourquoi il se limite aux symptômes des inégalités. L’essayiste berlinois propose une remise de dette pour sortir de la crise en Europe

Thomas Piketty a réussi avec Le capital au XXIe siècle à battre tous les records de tirage avec un essai d’économie depuis que son ouvrage a été traduit en anglais. Pratiquement tous les économistes ont commenté ses statistiques et ses recommandations. Daniel Stelter apporte une contribution originale au débat sur les inégalités. Nous l’avons rencontré cette semaine, à l’occasion de la sortie de son livre intitulé Les dettes au XXIe siècle (Editions Frankfurter Allgemeine Buch). Une réplique à Thomas Piketty.

Daniel Stelter: Je n’ai pas l’ambition d’atteindre un tirage de 300 000 exemplaires comme Thomas Piketty. Ma motivation consiste à analyser son livre parce qu’il influencera la politique économique européenne durant de longues années. Mon but est de montrer que Thomas Piketty a ignoré un facteur crucial, le rôle de la dette.

– Sa principale contribution au débat porte sur le traitement d’une montagne de statistiques sur l’évolution des fortunes. Mes doutes émergent à la lecture de son analyse des données et se poursuivent avec ses prévisions, lesquelles se contentent de prolonger les courbes du passé. J’aurais préféré qu’il élabore différents scénarios.

Ensuite, son modèle qui voudrait que la croissance des fortunes dépasse celle de l’économie n’est pas correct sur le long terme. Il ne se vérifie que sur un laps de temps extrêmement court. Il conclut à une croissance des inégalités, mais en se limitant aux données avant impôts et transferts sociaux. Ces derniers réduisent pourtant les inégalités.

Enfin, Thomas Piketty est d’avis que le rôle de la dette est neutre dans l’évolution des inégalités. Il prend en compte la fortune nette, c’est-à-dire la fortune totale réduite de la dette. A mon goût, il n’observe qu’un symptôme et ignore la vraie cause des inégalités: l’augmentation des dettes au cours des 30 dernières années.

– Je ne suis pas opposé aux dettes. Par définition, la dette n’est qu’une renonciation à la consommation future. Mais je critique l’excès de dettes et surtout l’abondance de dettes à des fins improductives. La dette est un instrument utile.

– C’est effectivement le cas dans les principaux pays industrialisés. Nous observons deux phénomènes. Les inégalités de richesses dans le monde ont diminué entre les pays alors qu’elles ont augmenté au sein des pays. L’ascension de la classe moyenne en Asie s’est réalisée au détriment de la main-d’œuvre non qualifiée aux Etats-Unis. Pendant ce temps, les mieux qualifiés ont profité de la globalisation, notamment dans le domaine financier. Les personnes qui ont accès à l’argent bon marché et aux marchés financiers ont pu s’endetter pour accroître leur fortune. En Europe, les inégalités au sein des pays ont été combattues par les politiques de redistribution et l’augmentation de la taille de l’Etat social.

– Thomas Piketty l’explique par un rendement du capital supérieur à celui de la croissance économique. Mais le phénomène ne peut être que temporaire. Sinon, la part des bénéfices augmenterait tellement qu’elle dépasserait 100% du PIB, ce qui n’est pas envisageable. Il ajoute que les plus fortunés obtiennent un rendement supplémentaire en raison de leurs compétences de gestion.

Mon analyse est différente. Les inégalités de fortune proviennent de la politique de l’argent bon marché orchestrée par les banques centrales et de l’augmentation des dettes. Nous avons vécu la chute du mur de Berlin et l’ouverture de la Chine au capitalisme. Ces événements considérables ont provoqué des pressions à la baisse des salaires dans les pays occidentaux. Les pays occidentaux auraient dû investir dans la formation afin d’accroître la productivité. Mais ils ont privilégié la croissance à crédit. Les dettes se sont envolées pour soutenir la hausse des revenus. En Europe, pour lutter contre les pressions salariales, les autorités politiques ont réagi par une hausse des transferts sociaux et de la dette publique.

Le crédit bon marché renforce les inégalités de fortune. Je le montrerai en prenant l’exemple d’une action dont le rendement annuel est de 10% par an. Vous la payez 100 francs et recevez 10 francs chaque année. Vous pouvez aussi vous adresser à votre banque afin de lui demander un crédit de 50 francs, lequel sera accepté si vous payez un intérêt de 5%. Vous payez donc 2,50 francs d’intérêt et vous gardez le reste. Votre rendement total n’est donc plus de 10% mais grimpe à 15%. C’est le crédit qui nourrit la croissance de la fortune.

– Les banques centrales ont rendu le coût de l’argent meilleur marché. Les financiers en ont largement profité. Pour ma part, je constate d’abord une hausse des dettes supérieure à celle des fortunes. L’incitation à s’endetter a conduit à un boom financier. Après le krach de 2008, la réponse adoptée par les banques centrales a consisté à rendre l’argent encore meilleur marché et à offrir des taux encore plus bas. La Réserve fédérale américaine (Fed) a voulu créer un «effet de richesse» pour stimuler la demande. Elle a généré une hausse des bourses qui a profité aux riches.

– La solution aux inégalités passe, selon Thomas Piketty, par une redistribution des riches vers l’Etat et par des impôts confiscatoires. Il ne considère que la dette publique et délaisse la dette privée. Il ignore aussi le rôle des dettes implicites, c’est-à-dire les promesses de financement liées au vieillissement démographique. A mon avis, seule une remise de la dette peut résoudre le problème. Il faut décider qui va payer. Le prélèvement d’un impôt unique sur la fortune pourrait être attractif aux yeux des politiciens.

– La crise de la zone euro n’a pas été résolue. L’économie et la compétitivité stagnent. Le principal risque consiste à poursuivre les politiques actuelles, car elles mènent à la prise du pouvoir par les partis d’extrême droite. La zone euro n’y survivrait pas. Il en résulterait un chaos généralisé et une nouvelle crise. Les politiques mettent la tête sous le sable et laissent Mario Draghi gérer le problème. Il ne peut qu’injecter une dose de morphine supplémentaire, mais il ne peut pas résoudre la crise de la dette.

– L’éventualité d’un rachat de l’essentiel des dettes par les banques centrales, puis de leur amortissement, a été évoquée mais personne n’a pu appréhender ses effets. Cela pourrait se traduire par une perte de confiance envers les banques centrales et le système monétaire risquerait de s’écrouler.

Par contre, je trouve très intéressante l’initiative «pour la monnaie pleine» qui vient d’être lancée en Suisse. Il est remarquable que l’on débatte en public de ce sujet. Cela ne serait jamais possible en Allemagne.

Cette initiative prévoit que seule la banque centrale pourrait créer de la monnaie et non plus les banques privées. Cela se traduirait par une réduction des cycles conjoncturels et l’absence de bulles spéculatives. J’ajoute que le passage du système actuel à celui de la monnaie pleine permettrait un bénéfice unique et considérable pour la banque centrale, ainsi que l’a révélé une étude du FMI. Ce gain serait suffisant pour payer la dette de l’Etat. En tant que politicien, cela me paraîtrait digne d’intérêt.

– Je ne l’espère pas, mais aucun des problèmes qui nous ont conduits à la crise n’a été résolu. Les dettes augmentent plus vite que les revenus. Si vous pensez qu’il n’y aura pas de nouvelle crise, vous croyez en la toute-puissance des banques centrales. Personnellement, je n’y crois pas. Je crains que les marchés et le grand public perdent leur confiance en la capacité des banques centrales de nous sauver.

La fin du processus ne peut être que très désagréable. Depuis 2008, la hausse de la dette par rapport au PIB atteint 30 à 80% selon les pays. Il faut toutefois porter un jugement différent selon les pays et la situation des ménages, des entreprises et de l’Etat.

– Non, nous devons gérer une maison qui croule sous les dettes. Ce n’est possible qu’avec l’octroi de nouvelles dettes et un coût de l’argent bon marché. Si les banques centrales relevaient les taux d’intérêt, la maison s’écroulerait définitivement.

Les Américains pourraient envisager une hausse des taux d’intérêt en 2015. Mais ils verront que cela conduirait à une nouvelle récession en Europe. La dette publique de la Chine est également inquiétante et atteint, entre-temps, des dimensions «européennes». La dette des Etats-Unis n’est pas très confortable non plus.

– Effectivement, l’envol des dettes crée une illusion de richesse. Soit on restructure la dette en une fois, soit en plusieurs années à travers le phénomène de répression financière, par lequel le capital est réduit par l’inflation et l’impôt. Mais ce dernier phénomène n’annule pas la dette.
Les Etats-Unis ont connu une répression financière dans les années 1950 et 60. La croissance réelle était forte grâce au boom démographique et à la hausse de la productivité. L’inflation était élevée et la réglementation des marchés financiers très forte. Celui qui achetait des obligations d’Etat réalisait forcément une perte. Les dettes ont été rapidement réduites. Aujourd’hui, nous n’enregistrons ni croissance, ni inflation et l’Etat continue de s’endetter. Les dettes augmentent toujours. La déflation aggrave la situation.

PAR PROPOS RECUEILLIS PAR EMMANUEL GARESSUS ZURICH/Le Temps  20/9/2014

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/c442b17c-4009-11e4-a188-24a047c27404/Thomas_Piketty_a_ignor%C3%A9_la_vraie_cause_des_in%C3%A9galit%C3%A9s_laugmentation_des_dettes_depuis_30ans

Daniel Stelter, qui a étudié à l’Université de Saint-Gall et réside à Berlin, a fait carrière auprès du Boston Consulting Group de 1990 à 2013 pour devenir senior partner et membre du comité de direction. Depuis 2007, il conseillait les entreprises internationales et s’était spécialisé dans le financement et la stratégie.

Il est le fondateur du forum stratégique Beyond the Obvious, lequel tient à apporter des réponses aux défis économiques. C’est un essayiste réputé. Il est l’auteur de Accelerating out of the Great Recession (2010), qui obtint le GetAbstract International Book Award, de Die Billionen-Schuldenbombe (2013) et en mai de Die Krise… ist vorbei… macht Pause… kommt erst richtig.

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