Entretien. Sylvain Tesson est géographe, journaliste et écrivain. Il est notamment l’auteur de Sur les chemins noirs (Gallimard, 2016) ; Un été avec Homère (France Inter-Ed. des Equateurs, 2018), et a obtenu en 2011 le prix Médicis essai pour Dans les forêts de Sibérie (Gallimard). Il partage sa vie entre les expéditions au long cours, l’écriture et la réalisation de documentaires d’aventure. Une expérience qui le conduit à alerter ses contemporains sur la dégradation de la Terre et la « starbuckisation du monde ».

Dans quelle mesure est-on passé de « l’usage du monde », tel que l’écrivain et voyageur Nicolas Bouvier pouvait en faire l’expérience, à l’usure du monde que vous observez ?

« C’est une révolte ? », demandait Louis XVI. « Non Sire, une révolution ! » Pour le monde, ce n’est pas une usure, c’est une dégradation. Les rapports scientifiques se succèdent, formels : les espèces animales disparaissent, les sols s’érodent, les eaux s’acidifient. Parallèlement, les langues s’éteignent, les villes s’étendent, similaires. Dégradation d’un côté. Uniformisation de l’autre. « Le divers décroît », s’inquiétait l’écrivain Victor Segalen il y a 100 ans. La seule statistique qui prospère, c’est la démographie humaine. Notre espèce a pris le contrôle de la Terre, il y a 70 millions d’années.

La mondialisation historique a sa chronologie : industrialisation, massification, accélération, hypertrophie. S’ajoute un phénomène qui est l’effet des précédents : uniformisation des modes de pensée, des comportements, des formes urbaines, des paysages et des moyens de communication. Internet a constitué la parousie de ce mouvement globalisant. Il manquait une machine capable de réaliser la conformation absolue de l’homme à un modèle unique, rêve universaliste. Nous y sommes. Le digital est le doigt d’honneur de la technologie à la variété des cultures humaines. L’usure du monde, c’est cela : indifférenciation, fin du chatoiement, effacement de la mosaïque, règne de l’Unique, reproduction du même. Appelons cela la starbuckisation du monde.

Ce que chantait Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde (Droz, 1963), c’était le contraire. La route de Bouvier offre ses présents : on se met au volant d’une voiture, sur un cheval, on part à la rencontre de ce qui n’est pas soi-même. Dans le monde de Bouvier, on rentre dans un paysage, on découvre des hommes, on respire un autre air, on ne soupçonnait rien. Le voyage, c’est l’expérience de l’autre, contraire de moi. L’autre véritable vous heurte, vous emporte ou vous indigne, mais au moins n’est-il pas votre reflet !

Mêmes commerces, mêmes trottinettes, même signalétique, même discours infantilisant des autorités, mêmes crèmes glacées. Cette monotonie assure l’écosystème de la consommation

Comment arpente-t-on des territoires abîmés ? Dans quel état parcourt-on une planète saccagée ? Et quel usage fait-on d’un monde usé ?

On ne les « arpente » pas. Le mot ne convient pas. « Arpenter » fait référence à la lenteur. Ainsi qu’à la mesure d’un monde limité, borné. L’arpenteur antique mesurait le monde pour dessiner la frontière. Même les dieux savaient qu’il faut contenir le monde. Il y a une stèle grecque du Ve siècle av. J.-C. qui représente Athéna méditant devant une borne.p

Un territoire uniformisé (la marina d’une île grecque, une banlieue de Turquie, ou le centre de Barcelone) n’autorise ni la lenteur ni la joie. Ces non-lieux « ouverts sur le monde » offrent un visage rassurant parce que reproductible, reconnaissable : mêmes commerces, mêmes trottinettes, même signalétique, même discours infantilisant des autorités (la langue de la Mairie de Paris), mêmes crèmes glacées. Cette monotonie assure l’écosystème de la consommation. L’expression de mon époque n’est pas « j’arpente » mais « j’essaierai de passer ». C’est ce que répondent les amis que vous invitez à dîner. Voilà notre usage du monde aujourd’hui : essayer de passer.

J’ai visité les ruines de Troie en présence d’archéologues turcs. La première chose qu’a trouvée Heinrich Schliemann en creusant le site dans les années 1870, c’était un rempart. L’homme mycénien vivait dans un âge d’arpenteur. Il tenait à se délimiter, se protéger, se séparer, se distinguer, se maintenir dans sa spécificité, et transmettre sa singularité. Il élevait des murs (percés de portes et de poternes, bien entendu, pour sortir et accueillir). Ce souci de la séparation (le philosophe Vladimir Jankélévitch appelle « séclusion » ce processus de conservation de l’organe par sa membrane séparatrice) n’était pas assimilable au rejet de l’autre mais indique une considération de soi. Le soin que l’on porte à se précautionner de l’autre indique l’intérêt que l’on porte à la conservation des différences.

La singularité des cultures est menacée par le globalisme. Pour qu’il y ait un Devisement du monde (le titre du récit de Marco Polo, 1298), il faut qu’il y ait une division de ce monde. « Il y avait la diversité des étoiles dans les boues de la terre », disait le poète Louis Aragon de la France (La Diane française, 1944). C’est une belle phrase : elle célèbre la diversité, mais souligne qu’il y a la réalité. C’est peut-être une très bonne nouvelle pour le commerce que l’humanité sorte de la séclusion et s’emploie à constituer un ensemble indifférencié. Mais on a le droit de se poser la question.

Est-ce le « monde qui se retire » ou bien l’humanité qui abandonne la terre ? Et en quoi cette dégradation est-elle également un « enlaidissement du monde » ?

La laideur, c’est quand tout se ressemble. Le neurologue Lionel Naccache décrit l’épilepsie cérébrale dans un livre très audacieux L’Homme réseau-nable (Odile Jacob, 2015). L’épilepsie est la soudaine diffusion dans le cerveau d’une impulsion univoque, pauvre en information et reproduite par la totalité du système neuronal. Le cerveau disjoncte, c’est la convulsion.

Naccache fait un parallèle avec nos sociétés modernes. « L’un des facteurs de cette course vers la possible épilepsie du monde pourrait provenir d’une tendance de nos sociétés à se développer en produisant des versions dupliquées d’elle-même. » La mise sous tension de l’humanité par les ordinateurs produira peut-être la convulsion générale. Songez ! Huit milliards d’individus, comme les neurones d’un cerveau sont connectés et s’échangent des informations de plus en plus banales, servies par une langue monotone, formatées par des tendances identiques. Paf !

Le cachot d’aujourd’hui s’appelle « les écrans ». Ils sont pires que les murs de la cellule. Ils s’élèvent partout. On ne les voit plus, on ne peut les abattre

Pourtant, on y trouve encore des chemins de traverse – notamment en empruntant en France les « chemins noirs » – et nombre de contemporains semblent soucieux de préserver leurs contrées de l’emprise technique, du désastre écologique et du développement économique effréné. Certains résistent même à des projets « d’aménagement du territoire », tunnels et lignes TGV, autoroutes, aéroports, centres commerciaux ou d’enfouissement des déchets, parcs à thème… N’êtes-vous pas également l’observateur de cette grandissante volonté de préserver la vie ?

Oui, on assiste à de louables efforts pour préserver la vie. Comme chez Thomas Mann : le mourant lutte dans son transat (La Mort à Venise, 1912). Ce sursaut de l’agonisant s’accompagne d’un goût pour commémorer ce qui n’est plus, pour empailler ce qui se meurt. Est-ce notre destin ? Vivre devant le défilé de majorettes, dans un cabinet de curiosités ? Après les âges d’or, du bronze, du fer, il semble que nous entrons dans l’âge des musées. La fièvre des anniversaires est notre réponse au vide.

Cependant, je ne désespère pas ni ne « m’amertume ». Il y a des échappées possibles, à la portée de tous, il suffit d’avoir de l’imagination. On peut aller se promener dans les bois, vivre avec les ours comme le photographe Vincent Munier. On peut explorer les abysses comme le photographe naturaliste Laurent Ballesta. On peut grimper en solo les parois, comme Alex Honnold. On peut descendre le Danube à vélo comme Emmanuel Ruben, on peut créer des revues comme la bande de jeunes garçons de Raskar Kapac. Bref, on peut continuer à aimer boire et chanter, selon le bon principe viennois.

Pour cela, il faut chercher ses traverses, ses propres forêts, prendre la fuite, pousser la porte « entrée interdite ». Phénomène inédit dans l’histoire de l’homme : vivre mieux aujourd’hui consiste à échapper aux développements du progrès ! C’est ce que Samuel Adrian nomme « le syndrome Tom Sawyer » dans son récit de voyage (Editions des Equateurs, 240 pages, 19 euros).

Il faut préalablement nouer les draps pour s’échapper du cachot. Le cachot d’aujourd’hui s’appelle « les écrans ». Ils sont pires que les murs de la cellule. Ils s’élèvent partout. On ne les voit plus, on ne peut les abattre.

En quoi la dégradation du présent est-elle selon vous indissociable de l’oubli du passé et des chimères de l’avenir ? En quoi est-elle solidaire de la rhétorique des promesses politiques, des illusions religieuses et de la démiurgie technoscientifique ?

Il y a dans l’utopie politique, le messianisme religieux et le fétichisme technologique un ressort commun. Ces trois instances appellent à un monde meilleur plutôt qu’à la conservation de ce qui nous est donné en partage. Révolution pour les uns, Vie éternelle pour les autres, Innovations pour les troisièmes. C’est la même promesse différemment formulée que la vie se joue demain. Je crois le contraire. L’homme aime espérer, cela l’affranchit d’agir.

La promesse technologique est devenue une religion. Elle a son Vatican (la Silicon Valley), ses prêtres, ses objets de culte, sa petite pomme. Elle a son eschatologie. Le message est simple : ne vous inquiétez pas, le monde peut flamber, les innovations arrangeront tout. Certains hommes contestent ces fausses prophéties. Ils ne veulent pas être augmentés, ils renouent avec l’ordre, la tempérance, la simplicité. Le journaliste Fabrice Nicolino a lancé l’appel : « Nous voulons des coquelicots ». En d’autres termes, rendez-nous les moineaux de Paris avant de connecter les trottinettes.

Je crois à un usage du monde selon le principe de l’école buissonnière. Faire un pas de côté n’est pas la même chose que faire demi-tour

Où échouerait Ulysse aujourd’hui ?

L’Odyssée est l’histoire de la remise en ordre. Ulysse est un conservateur. Il rentre chez lui pour retrouver sa femme, récupérer son trône, cultiver à nouveau sa terre. Jankélévitch disait qu’il était « casanier par vocation et aventurier malgré lui ». C’était une manière pas très amicale de dire qu’il préférait l’enracinement aux sirènes de la nouveauté. Aujourd’hui, Ulysse serait peut-être un de ces malheureux immigrés chassés sur la mer. Il ferait ce que font certains réprouvés que j’ai rencontrés à Mossoul, à Alep, à Kaboul : il errerait, viendrait chercher secours en Europe puis rentrerait pour rebâtir sa vie et retrouver ses royaumes.

Et ne doit-on pas se méfier de l’idée – tout aussi illusoire que celle d’un avenir totalement numérisé – d’un retour au monde d’avant ?

Oui, le « c’était mieux avant » est aussi faible que le « vivement demain ». Je raisonne en géographe : je préfère imaginer un monde d’à côté plutôt que le monde d’hier. A côté de quoi ? A côté de la route qui mènerait du berceau au supermarché, puis du supermarché à l’Ehpad. Je crois à un usage du monde selon le principe de l’école buissonnière. Faire un pas de côté n’est pas la même chose que faire demi-tour : marcher, lire, grimper aux arbres, apprendre l’astronomie, que sais-je encore ? Dans quelques jours, je pars bivouaquer sur une montagne conquise par le premier alpiniste français en 1492 (le mont Aiguille). C’est la modernité !

« Songez à la chance inouïe de la génération qui disposerait de la fin du monde. C’est aussi merveilleux que d’assister au début, écrivait Jean Baudrillard dans ses “Cool Memories III, 1991-1995” (Galilée, 1995). Comment ne pas désirer cela de toutes ses forces ? Comment ne pas y contribuer par ses faibles moyens ? Etre là au début eût été fantastique. Mais nous sommes arrivés trop tard. Il ne nous reste que la fin. » Qu’est-ce vivre avec la fin du monde ? Et n’y-a-t-il pas une ivresse dans la sensation de vivre la fin des temps ?

Sûrement pas. Je ne trouve pas du tout enivrante la fin du monde. Le désordre et le délitement ne produisent rien de juste. Je revendique le droit au chagrin, au désespoir, au désaccord parfait, pas à la violence. Ces rêves de destruction créatrice sont les pétitions de principe de philosophes en déficit de sensation. Je ne crois pas « à l’ivresse dans la sensation de vivre la fin des temps ». C’est ce snobisme (plus « Verdurin » que « cool, ») qui entraîne certains penseurs à appeler la révolution et l’insoumission jusqu’au jour où la révolution est là, sous leur volet. Que font-ils alors ? Ils les ferment.

https://miscellanees01.wordpress.com/2019/08/29/tesson-progres/

La littérature aide-t-elle à ­décrypter l’actualité?

Elle m’y aide. Tout poème me semble une prémonition. Hugo : « De tout ce qui fut nous, presque rien n’est vivant… Que peu de temps suffit pour changer toutes choses »[Les Rayons et les Ombres, 1840]. Comment décrire mieux notre début de XXIe siècle? L’actualité reproduit ce qui a déjà été écrit par les artistes. Les livres disent la même chose que les journaux, avant eux. Je me suis plongé dans L’Iliade pour préparer une émission sur Homère. Il y a deux mille huit cents ans, Homère décrivait les chiennes de la guerre. Quand elles sont lâchées, elles prennent une force autonome. Plus rien ne les arrête! C’est la nature des troubles qui secouent le Mali, la Syrie, l’Irak.

Pourquoi n’êtes-vous pas un homme de gauche?

Par paresse. Se lever le matin en sachant qu’on est garant du bien, dépositaire de la morale, attentif au progrès doit être une charge magnifique et terrible. Se savoir engagé dans la lutte de l’humanité pour sa perfectibilité! Au saut du lit! Devant un croissant au beurre! Je n’ai pas les armes intellectuelles ni la résistance physique pour cela. J’ai une immense admiration pour les vertueux. Leur courage, leur combat (et la considération de soi-même qu’il faut pour se savoir dans le camp des justes). Moi, je circule égoïstement, j’observe, j’herborise, je flâne avec un filet à papillons. Je rêve d’absolu, mais je ne trouve que des choses.

Je cherche l’universel mais le monde est brisé, séparé, jonché de tessons. Je voudrais bien aimer l’Autre, mais je ne connais qu’une palette de gens sans ressemblances. Certains : des salauds. D’autres : merveilleux. En outre, je ne crois pas que la masse des colibris peut changer les choses. Quand croît le péril, le salut ne vient pas du peuple, mais d’un grand homme ou d’un petit nombre d’individus très valables. « Never was so much owed by so many to so few », a dit Churchill en 1940. Quelques pilotes (et des discours magnifiques) ont permis à l’Angleterre de survivre. César avait dit la même chose autrement (il ne savait pas l’anglais) : « Humanum paucis vivit genus » (« le genre humain vit grâce à quelques hommes »). Sur une plage, je n’attends rien de la marée. Je préfère ramasser des coquillages. Est-ce que faire des collections d’insectes est une activité de droite?

EN BANDE SON :