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Comment échapper aux ravages du consensus….

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MARC DE SCITIVAUX, ÉCONOMISTE INDEPENDANT

«L’innovation technologique laisse les opérateurs orphelins d’outils adaptés à leurs besoins»

ON NE PEUT ESPÉRER QUE LES MÉDIAS SOIENT PLUS CLAIRVOYANTS. ILS VONT INTERROGER UN «SPÉCIALISTE» POUR COMMENTER CHAQUE STATISTIQUE, EN CHERCHANT À «METTRE DE LA CHAIR AUTOUR DEL’INFORMATION». LE MIEUX POUR EUX C’EST DE TROUVER UN QUIDAM QUI DÉCLARERA QUE «C’EST TRÈS GRAVE» OU QUE «C’EST UNE TRÈS BONNE SURPRISE »

« DANS LA LITANIE DES IDÉES REÇUES, TELLEMENT RÉPÉTÉES QU’ELLES EN DEVIENNENT DES «FAITS VRAIS», J’AJOUTERAI L’EURO À DEUX DOLLARS. L’IDÉE LA PLUS COMMUNÉMENT PARTAGÉE EST QUE LE DOLLAR NE PEUT QUE S’AFFAIBLIR PARCE QUE LES ÉTATS-UNIS SONT ENDETTÉS. OR, LE PASSÉ MONTRE EXACTEMENT LE CONTRAIRE »

Le marché se noie sous les expertises. Avant chaque publication de résultats d’entreprises ou de données économiques, les analystes, économistes et autre stratèges se doivent d’émettre une prévision. Leur rôle? Chiffrer l’incalculable. «Le nombre de maisons neuves a chuté de 17,3%», «Le bénéfice est en baisse de 74,8%».Peu importe si les «experts» détiennent les outils suffisants pour évaluer ces données. Leur employeur a l’obligation (morale) de se positionner sur l’échiquier. Mais, surtout, sans trop s’éloigner de la moyenne; les conséquences d’un avis contraire au consensus pourraient se révéler catastrophiques en termes d’image. D’où des prévisions qui se transforment en véritable course au conformisme et peinent à déceler tout renversement de tendance. Dans un ouvrage intitulé «Le père de famille, le trader et l’expert», l’économiste français Marc de Scitivaux explique comment échapper aux ravages du consensus. Extraits :

PLUS DE DETAILS EN SUIVANT :

Sur les marchés financiers, la matière première, c’est l’information. Sans information fiable, le fonctionnement des marchés financiers est sérieusement compromis. Or, cette crise est d’abord une crise de l’information pertinente associée à ce que j’appellerai les effets ravageurs d’une maladie qui a progressé discrètement au fil des années, la «maladie du consensus». Une affection pernicieuse qui me fait irrésistiblement songer au général marquis de Galliffet…

Lors de l’affaire Dreyfus, le général stupéfia son monde. Membre du haut état-major de l’armée (…), il allait déclarer haut et fort, en rupture totale avec son milieu et son environnement professionnel, qu’il était persuadé de l’innocence du capitaine Dreyfus. Interrogé sur les raisons qui avaient forgé sa conviction, il fit cette réponse magnifique: «Je n’ai jamais regardé le dossier, je ne connais pas le capitaine Dreyfus, mais je connais mes collègues du haut état-major. S’ils pensent tous qu’il est coupable, c’est qu’il doit être innocent».

Au cours de ces dernières années, ceux qui comme moi n’avaient pas de formation matheuse suffisante pour être tenté d’accorder foi sans trop se poser de questions aux modèles mathématiques hypersophistiqués mais surtout avaient en eux quelque chose du général marquis de Galliffet n’ont eu qu’à s’en féliciter! Car rarement période aura été aussi propice aux emballements moutonniers. Rarement il aura été aussi payant de refuser le consensus systématique, d’adopter une approche «contrarian » comme disent les investisseurs. Davantage que de rechercher les responsables et a fortiori les coupables, il est en effet sans doute beaucoup plus fécond d’essayer de comprendre comment et pourquoi l’immense majorité des acteurs de la planète finance s’est ralliée, dans un unanimisme pour le moins troublant, aux théories fumeuses qui ont proliféré ces dernières années sur toutes les places financières du monde. Et dieu sait qu’elles n’ont pas manqué.

D’abord, ces théories sont nées de prévisions économiques de plus en plus approximatives, souvent même carrément erronées. Car, il faut bien le constater, l’immense majorité des économistes n’a rien vu venir. Le décalage entre leurs prévisions de croissance et la réalité n’a cessé de se creuser au cours des deux dernières années. Exemple: l’exercice de prévision du PIB américain 2008, pourtant l’une des variables parmi les moins difficiles à prévoir, au moins dans sa tendance, par le Consensus Forecast (chaque mois, un panel de quelque 240 économistes du monde entier rend public ses prévisions sur les grandes variables économiques comme la croissance, l’inflation, les taux d’intérêt ou les taux de change…). En juillet 2007, le consensus voyait la croissance américaine progresser de +2,8 % en 2008. Treize mois plus tard, en août 2008, le consensus des experts anticipait encore +1,6 % en dépit de la crise qui s’était déclenchée une année plus tôt. Dans les faits, la croissance américaine s’effondrera au quatrième trimestre 2008 avec une contraction non anticipée de 6,2 % en rythme annualisé. Du jamais vu depuis la guerre. De même, en septembre 2008, le Consensus Forecast annonçait encore un chiffre de +1,5 % pour la croissance américaine en 2009, chiffre qu’il révisait en catastrophe deux mois plus tard en passant sa prévision 2009 à -0,6 % en novembre avant de le descendre à -2,8 % en mars 2009! L’exemple du CAC 40, l’indice boursier des grandes valeurs françaises, est tout aussi édifiant: en janvier 2008, certains stratèges boursiers le voyaient aller à 6 500 pour la fin de l’année, tandis qu’une seule maison l’imaginait s’«enfoncer» (sic) jusqu’à 4700 points! Nous n’aurons pas la cruauté de rappeler l’identité des pronostiqueurs, tout au plus le chiffre de clôture du CAC 40 au 31 décembre 2008: 3217,97 points exactement… On pourrait multiplier les exemples. Les «experts», dans leur immense majorité, sont devenus peu clairvoyants en période calme et souvent aveugles en période de crise. De même, l’analyse du comportement des marchés financiers oblige à conclure que ceux-ci – contrairement à ce que leur vocation pourrait laisser espérer – n’anticipent plus guère et seraient plutôt tentés de regarder l’avenir dans le rétroviseur. Ils ont attendu, par exemple, le début de 2008 pour se résigner à inscrire la tendance dans les cours alors que la crise financière avait démarré en août 2007 et que les prémices de celle-ci étaient visibles dès le début de 2007. Il y a certainement un faisceau d’explications à cette défaillance, plutôt récente par son ampleur. Mais il en est une qui semble essentielle: la mondialisation et l’innovation technologique ont rendu obsolètes les modèles conçus dans et pour un monde fermé, et de ce fait, laissent les opérateurs orphelins d’outils adaptés à leurs besoins. (…)

Si les prévisionnistes tant privés que publics illustrent parfaitement la phrase de Mark Twain «l’art de la prophétie est extrêmement difficile, surtout en ce qui concerne l’avenir», on ne peut espérer que les médias soient plus clairvoyants. Ce d’autant que la pression quotidienne oblige à commenter un flux de statistiques journalières dont la plus grande partie présente peu d’intérêt, surtout si elles ne sont pas mises en perspective. La machine fonctionne ainsi. Une statistique tombe, immédiatement l’agence qui la relate cherche à «mettre de la chair autour de l’information». Elle va interroger un «spécialiste» pour la commenter. Toute personne sérieuse se refusera à donner une opinion sur un chiffre tiré de son contexte ou alors l’entourera de tant de commentaires que l’interviewer qui a droit à deux lignes dans son communiqué en tronquera la plus grande part. Le mieux pour lui c’est de trouver un quidam qui déclarera que «c’est très grave» ou que «c’est une très bonne surprise ». Pour cela, il trouvera toujours le «ravi» de service en quête de son heure de gloire. Par exemple, celui qui aide à gérer 10 petits millions de dollars dans son lointain Kansas, mais qu’importe, il sera cité par Bloomberg ou autres Reuters. Il ne lui restera plus qu’à imprimer le communiqué avant de rentrer chez lui plein de fierté montrer à sa femme quel personnage important il est. Voilà pourquoi plusieurs fois par jour les grandes agences sortent des statistiques sans aucun intérêt commentées par des «experts» dont on n’entendra plus jamais parler. Le problème c’est que l’opérateur de marché, le trader, qui bien entendu n’a ni le temps ni la compétence pour juger de la pertinence du point de vue de John Smith qui considère que «c’est très grave» n’en va pas moins prendre les décisions qui s’imposent! Le marché bouge, ce qui valide la thèse qu’il s’agit d’une nouvelle importante… Le lendemain, une nouvelle tout aussi  dérisoire commentée par un certain Nick Turner (tout aussi inconnu) viendra jouer dans le sens inverse, etc.

Ainsi, par exemple, le 23 août 2005, dans un journal on ne peut plus sérieux, le Financial Times (le quotidien de la City), on pouvait lire que les taux longs américains avaient marqué un plus bas compte tenu de la chute «inattendue » du nombre de maisons vendues, mais deux jours plus tard, le 25 août, et toujours dans le Financial Times, on lirait que les taux étaient montés parce que les ventes de maison avaient atteint un plus haut! En creusant la question, on pouvait s’apercevoir que dans un cas cela concernait les maisons anciennes et dans l’autre les maisons neuves… Quelle conclusion un esprit de bon sens peut-il tirer de ces chiffres contradictoires? Aucune, bien entendu, et pourtant à cette occasion les marchés ont bougé deux fois.

Que dire des journaux qui reprennent sans sourciller, à la décimale près, les statistiques de la production industrielle chinoise du mois d’août publiées le 14 septembre par Pékin ce qui requiert pour le moins un appareil statistique hors pair quand on sait que les chiffres américains ne sortiront qu’à la mi-octobre et les chiffres français en novembre…

Ceci ne semble pas troubler les commentateurs qui vont (exemple vécu) sous le titre «Une croissance plus forte que prévu» commenter avec un sérieux imperturbable le fait que ce chiffre fait apparaître une croissance de 14.8 % alors que «les économistes attendaient 13.5 %». (…)

Dans la litanie des idées reçues, tellement répétées qu’elles en deviennent des «faits vrais», j’ajouterai l’euro à deux dollars… Cette «prédiction » qui court régulièrement les bureaux d’experts et les salles de marché depuis quelque temps déjà est d’ailleurs étroitement liée à l’analyse des déficits américains. Malheureusement, elle ne résiste ni aux faits ni aux chiffres.

D’abord, l’idée la plus communément partagée est que le dollar ne peut que s’affaiblir parce que les États-Unis sont endettés. Or, le passé montre exactement le contraire. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la corrélation entre les déficits publics et le niveau du dollar est exactement inverse de l’idée reçue: plus le déficit se creuse, plus le dollar monte; plus le déficit se réduit, plus il baisse. Il suffit pour s’en convaincre de regarder l’évolution du billet vert lorsque le déficit public américain a fortement ralenti entre 2003 et 2007, période au cours de laquelle il est passé de 440 à 170 milliards de dollars: sur la période le dollar n’a cessé de baisser. C’est depuis que les déficits se creusent qu’il est remonté… Cette erreur, très largement partagée, vient d’un raisonnement, juste à l’origine, mais devenu faux. Dans un monde où les flux commerciaux étaient supérieurs en montant aux flux financiers, si on avait un déficit commercial, il fallait emprunter pour le couvrir. Mais aujourd’hui où les flux financiers sont supérieurs aux flux commerciaux, l’oeuf et la poule ne fonctionnent plus dans le même ordre. C’est le déversement des flux de capitaux étrangers aux États-Unis qui entraîne un déficit commercial parce qu’il nourrit une croissance forte de la demande domestique. Quand tout va bien, les investisseurs viennent profiter de la croissance américaine; quand tout va mal, ils viennent y protéger leurs avoirs. Tout simplement parce que l’obligation du Trésor américain est l’actif financier préféré des investisseurs du monde entier et qu’aucun marché financier au monde n’offre un meilleur risk/reward ratio que le marché américain. Si un jour tel n’était plus le cas, les déséquilibres se résorberaient spontanément car moins de flux financiers signifierait moins de croissance donc moins de déficit extérieur. Bien sûr, mieux vaut que ces flux de capitaux servent à financer le développement d’Internet que la bulle immobilière, mais intrinsèquement ils ne posent pas de problème.

 

Economiste libéral et indépendant, Marc de Scitivaux a fondé en 1986, et dirige toujours, Les Cahiers verts de l’économie, une revue dédiée à la présentation et à l’analyse des grandes tendances macro-économiques cycliques et structurelles dans le monde. Avant cela, il a été adjoint au directeur général du ministère français de l’Industrie entre 1978 et 1982, ainsi que directeur du développement de Sofaris entre 1982 et 1986. Il a été ensuite chargé de mission au cabinet du ministre de l’Industrie Alain Madelin entre 1986 et 1988.

MARC DE SCITIVAUX «Le père de famille, le trader et l’expert», Larousse, juin 2009, 128 pages.

EN COMPLEMENT INDISPENSABLE : Prédiction et la neuroéconomie (cliquez sur le lien)

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