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L’ultime instrument de répression financière Par Andréas Hofert

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L’ultime instrument de répression financière Par Andréas Hofert

L’idée d’abolir la monnaie papier anonyme pour contrer le crime pourrait être dangereuse.

Dans un récent éditorial publié dans le Financial Times, Kenneth Rogoff, professeur à Harvard, propose une idée originale: pourquoi ne pas abolir la monnaie papier «anonyme», à commencer par les grosses coupures? Ses arguments font mouche, tout au moins superficiellement.

Prenant comme exemple la découverte de quelque 200 millions de dollars en billets de 100 dollars lors de la récente arrestation du baron de la drogue mexicain Joaquín «El Chapo» Guzmán, Kenneth Rogoff avance l’hypothèse qu’une bonne partie de ces espèces aux mains des particuliers pourrait être liée à des activités criminelles ou à des transactions économiques occultes visant l’évasion fiscale.

En conséquence, une abolition des espèces rendrait le trafic de stupéfiants beaucoup plus compliqué. Il serait également plus difficile, voire impossible, de payer le plombier ou la femme de ménage au noir, et donc de se soustraire à la TVA ou aux cotisations de sécurité sociale. Dans la mesure où l’économie souterraine représenterait 10% du PIB américain et probablement plus en Europe, une interdiction des espèces semble donc une source évidente de nouvelles recettes pour les Etats.

Certes, il y a quelques inconvénients. Parmi eux, Kenneth Rogoff cite la perte des recettes de seigneuriage, que les Etats tirent de la différence entre la valeur faciale et la valeur intrinsèque des billets en dollars ou en euros fabriqués en papier ou en coton. Toutefois, je ne suis même pas certain qu’il s’agisse d’un vrai problème.

Bien que les recettes de seigneuriage représentent une source de revenus importante pour les gouvernements dans des pays pauvres et en proie à une inflation chronique, elles sont à peine supérieures à 2% du PIB dans les économies développées. De plus, créer de la monnaie au moyen de bits électroniques doit être encore moins cher que d’imprimer celle-ci sur du papier.

Un autre problème réside dans la réduction de la sphère privée. Les amateurs de séries policières américaines telles que «Les Experts» savent qu’on peut facilement retrouver des personnes (criminels ou victimes) grâce aux transactions réalisées avec leurs cartes de crédit ou aux distributeurs automatiques de billets.

Kenneth Rogoff n’ignore pas cet aspect, mais il le minimise, estimant qu’il s’agit d’un problème négligeable au vu des recettes potentiellement significatives que les Etats pourraient en tirer. Dans la mesure où le montant des espèces détenues par habitant aux Etats-Unis et en Europe se monte à l’équivalent de quelques 4000 dollars et est encore deux fois plus élevé au Japon, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une riche source de recettes encore inexploitée pour les Etats surendettés dans le monde.

Mais ce n’est pas tout. Et c’est ici que nous entrons sur le terrain glissant de la répression financière. Citant une publication académique de Willem Buiter, chef économiste de Citigroup et ancien membre du comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre, Kenneth Rogoff affirme que la disparition des espèces «ferait sauter le seuil du taux d’intérêt zéro qui entrave l’action des Banques centrales depuis la crise financière. À l’heure actuelle, si les Banques centrales essaient de fixer des taux d’intérêt excessivement négatifs, les gens commenceront à se ruer vers les espèces.»

Pour moi, il s’agit d’une bien meilleure explication au fait que les Japonais détiennent deux fois plus d’espèces en moyenne que les Européens ou les Américains. Ce n’est pas parce que les yakuzas ont un penchant plus marqué pour les espèces que les gangsters en Europe et aux Etats-Unis, ni parce que le poids de l’économie souterraine par rapport au PIB serait deux fois plus élevé au Japon qu’aux Etats-Unis ou en Europe.

L’explication est plus simple: les Japonais sont confrontés à des taux d’intérêt nuls depuis maintenant près de vingt ans, alors que les Américains et les Européens ne sont dans cette situation que depuis cinq ans.

Voilà ce que Kenneth Rogoff affirme en creux: en abolissant les espèces, les Etats peuvent taxer explicitement l’argent sur les comptes bancaires au moyen de taux d’intérêt négatifs. Cette taxe s’avère supérieure à la taxe implicite lorsque les taux d’intérêt sont nuls et l’inflation positive. En l’absence d’espèces, les possibilités d’échapper aux taux d’intérêt négatifs ou de préserver son patrimoine sans prendre de risques s’amenuisent.

Rappelons-nous de la suggestion formulée l’année dernière par le FMI sur le recours à un prélèvement sur le capital – une taxe unique sur la fortune – pour réduire la dette publique en Europe. Rappelons-nous aussi de la manière dont la résolution de la crise bancaire chypriote a été louée comme un modèle pour les résolutions de crises de ce type à l’avenir, les propriétaires d’un dépôt étant subitement mis à contribution pour sauver les banques en faillites.

Du coup, l’idée d’abolir la monnaie sous forme d’espèces devient réellement effrayante. Un système 100% électronique, donc complètement transparent et ne laissant aucune place à la confidentialité des transactions et constamment à la merci d’une confiscation par l’Etat, signifie que l’argent cessera d’être un bien privé.

La route vers l’enfer est pavée de bonnes intentions. L’abolition des espèces au nom de la lutte contre le crime organisé et de la mise à contribution de l’économie souterraine pour obtenir des recettes fiscales supplémentaires pour les gouvernements pourrait aboutir au final à un cauchemar orwellien de répression financière.

ANDREAS HÖFERT Chef économiste  UBS Wealth Management/ Agefi Suisse 24/6/2014

http://agefi.com/forum-page-2/detail/artikel/lidee-dabolir-la-monnaie-papier-anonyme-pour-contrer-le-crime-pourrait-etre-dangereuse.html?issueUID=615&pageUID=18394&cHash=0c012f75a51a1a7260099cde0c1661d5

INTERVIEW DE KENNETH ROGOFF /  PROPOS RECUEILLIS PAR MATHILDE FARINE-Le Temps

– Dans votre dernier article*, vous vous éloignez des crises de la dette sur lesquelles vous vous êtes beaucoup penché ces dernières années pour un tout autre sujet: l’élimination des billets de banque et de la monnaie. Quels en seraient les avantages?

– J’en vois deux principaux. Cela permettrait de mettre fin à toute l’évasion fiscale découlant des activités de l’économie souterraine et de la criminalité. Aux Etats-Unis, on estime que 90% de la monnaie papier est utilisée pour des activités illégales. La problématique n’est pas nouvelle: il y a vingt ans, j’avais écrit un article dans lequel je proposais d’éliminer les grandes coupures, que les banques centrales sont d’ailleurs rarement capables de localiser tant elles sont utilisées pour des activités illégales.

– Qu’en est-il de l’évasion fiscale des particuliers? Il existe d’autres moyens que la monnaie papier pour éviter de payer des impôts…

– Cette évasion-là est mineure par rapport à celle créée par l’économie souterraine et la criminalité. Il s’agit par exemple d’un entrepreneur qui se fait payer au noir ou d’un commerce de détail qui ne déclare pas toutes ses ventes. Et dans ces cas-là, l’argent ne va pas en Suisse ou dans des paradis fiscaux, il reste dans le système américain.

– Pourquoi revenir avec cette idée maintenant?

– C’est l’actualité qui l’a remise au goût du jour et qui la rend encore plus intéressante: l’impossibilité pour les banques centrales d’imposer des taux d’intérêt négatifs. C’est un énorme problème, qui va rester prévalent pendant longtemps, si comme je le pense, les crises vont devenir plus fréquentes et plus longues. L’élimination de la monnaie papier règle cette question. En voici la raison: aujourd’hui, les banques centrales proposent un montant illimité de cash contre de la monnaie électronique avec un taux d’intérêt zéro. Tant qu’elles font cette promesse, elles seront bloquées à zéro, ou encourageront à amasser de la monnaie papier. Dès le moment où on l’élimine, il n’y a plus de limite pour imposer des taux négatifs.

– Par extension, une banque commerciale pourrait imposer elle aussi une taxe sur les dépôts de ses clients?

– Gardons à l’esprit que ce ne serait pas une politique «normale», mais de dernier recours. Dans ce cas, oui, les banques commerciales pourraient, elles aussi, imposer une taxe à leurs clients.

– Ils n’ont d’autre choix que de garder leurs économies dans une banque. Ne serait-ce pas injuste?

– Le serait-ce davantage que l’inflation, qui ronge les économies? Elle représente aussi une taxe. Je ne dis pas que je suis fan de cette idée, c’est une mesure d’urgence. Cela forcera l’argent à rentrer dans le système. Aujourd’hui, les banques centrales ont un problème, elles ont dû injecter des quantités extraordinaires de liquidités sans parvenir à véritablement réactiver le système. Elles pourraient simplement appliquer des taux légèrement négatifs, l’inflation bondira immédiatement et les taux d’intérêt pourraient tout de suite remonter. La sortie de crise serait ainsi beaucoup plus rapide.

– Jusqu’où pourraient descendre les taux négatifs?

– Je n’ai pas été jusqu’à faire ce calcul de manière très précise. Ce qu’on peut dire, c’est que très rapidement, les taux devraient à nouveau remonter. La règle dite de Taylor, que suivent les banques centrales, recommande d’ailleurs des taux négatifs en ce moment. Au pic de la crise, cette boussole affichait des taux de –3 à –4%.

– Pourquoi ne pas adopter le bitcoin, qui est une monnaie uniquement électronique et virtuelle?

– C’est justement le bitcoin qui m’a amené à réfléchir à nouveau à l’utilité de la monnaie papier et au rôle des monnaies en général, à leurs innovations et à leur nature changeante. De nombreuses raisons empêchent le bitcoin de remplacer un jour les monnaies traditionnelles. Par exemple, ce n’est pas un moyen stable de stocker de la valeur. Des concurrents potentiels peuvent lui prendre sa place en proposant une technologie supérieure. Mais les gouvernements peuvent décider d’adopter certaines de leurs innovations.

* Rogoff, Kenneth S. Forthcoming. «Costs and Benefits to Phasing Out Paper Currency». NBER Macroeconomics Annual 2014, Vol. 29.

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