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Entretien avec Joël Peress : “Il faut comprendre pourquoi les marchés s’éloignent de l’efficience”

Entretien avec Joël Peress : “Il faut comprendre pourquoi les marchés s’éloignent de l’efficience”

 Joël Peress, Prix 2011 du meilleur jeune chercheur en finance

Joel Peress
France

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Quels sont les fils conducteurs de vos recherches ?

Ce qui m’intéresse, c’est de mieux comprendre comment l’information fournie aux investisseurs est produite, comment elle se propage sur les marchés et comment elle s’incorpore dans les prix des actifs : actions, obligations, etc. Cette question est au coeur du fonctionnement des marchés.

Au-delà des profits réalisés par les spéculateurs, les prix de marché ont un impact réel sur l’économie. Par exemple, au moment de la bulle Internet, la valorisation très élevée des actions du Web a incité beaucoup d’entrepreneurs à créer leur start-up ; ils ont obtenu des financements et les secteurs de la vieille économie ont aussi investi fortement dans ces secteurs.

Cela ne prouve-t-il pas que les marchés ne sont pas efficients ?

Depuis vingt ans, des preuves empiriques se sont accumulées pour montrer que les marchés ne sont pas efficients. Mais ils ne sont pas si éloignés que cela de l’efficience. Les prix ne résument pas tout, mais ils disent beaucoup. Ils contiennent beaucoup d’informations sur la valorisation relative des titres et permettent de les comparer de façon souvent fiable.

Sur leur valorisation absolue, cela est moins évident. Il est important de comprendre dans quelles circonstances les marchés s’éloignent de l’efficience, afin de les traiter avec une prudence accrue quand ces circonstances sont réunies.

N’est-il pas frustrant de faire des recherches a posteriori sur le fonctionnement des marchés, quand il est trop tard pour éviter les accidents?

C’est exact que la recherche intervient après. Mais je ne me sens pas frustré car j’ai une vision très modeste de la discipline économique. C’est une science sociale qui analyse le comportement des hommes, qui change tout le temps.

Certaines choses n’évoluent pas. Par exemple, les gens veulent maximiser leur bien-être. Mais théoriser les comportements et les dynamiques sociales reste très difficile.

De plus, à partir du moment où une thèse est bien établie et diffusée, elle devient caduque car elle est intégrée par les différents acteurs. C’est le même phénomène que l’analyse d’une particule en mécanique quantique : comme on l’observe, elle est déstabilisée et on ne la retrouve plus au même endroit. La réalité nous fuit. C’est encore plus vrai en économie, qui n’est pas une science physique.

Cela explique-t-il, selon vous, les critiques à l’encontre des prévisions des économistes ?

Les prévisionnistes mettent toujours beaucoup de bémols à leurs travaux. Mais nous avons besoin d’être rassurés, et nous avons tendance à nous en remettre à leurs prévisions, surtout s’ils ne se sont pas trompés la fois précédente. Certains experts deviennent ainsi des gourous. Pourtant, il y a un facteur de chance dans les prévisions.

Pourquoi, alors, continuer à modéliser et prévoir ?

La recherche économique est limitée mais elle est d’une importance majeure, car les décisions économiques peuvent avoir un impact très fort. En sciences naturelles, une action produit une réaction de magnitude en général plus petite. On le voit dans une action simple comme : une pomme tombe de l’arbre.

Les effets produits ne remettent pas en question l’action première. En économie, une mesure prise peut susciter des réactions et des contre-réactions dont la somme nette aura au moins autant ou davantage d’importance que le fait générateur.

Comment l’information chemine-t-elle sur les marchés financiers ?

La difficulté est que, contrairement à beaucoup de variables économiques telles que la consommation ou l’investissement, l’information ne se “voit” pas : nous ne sommes pas dans la tête des gens !

Aussi, il faut ruser et étudier le comportement de variables observables, comme par exemple les volumes d’échange ou le niveau de consensus des analystes financiers. Les modèles que je construis font des prédictions sur ce type de variables. Mais les modèles aussi ont leurs propres contraintes…

Lesquelles ?

Dans les années 1970 et 1980, la révolution dite des “anticipations rationnelles” a été très bénéfique pour mieux analyser les comportements. Nos anticipations de l’avenir déterminent notre comportement d’aujourd’hui. Par exemple, la crainte du chômage est une variable d’explication de la hausse du taux d’épargne des ménages.

Cette théorie a imposé une discipline salutaire à la modélisation des anticipations en écartant les anticipations incohérentes ou farfelues. Mais en même temps, elle est un carcan qui rend difficile la modélisation des attitudes différentes. Un des axes de la recherche actuelle est de repousser les limites des modèles.

Un autre aspect négligé, à mon sens, concerne le rôle des médias, qui permettent de propager l’information aux investisseurs. Les opérateurs de marché ont l’information en temps réel sur leur écran et ajustent leurs prix immédiatement. L’investisseur individuel reçoit l’information plus tard. Le rôle des médias est passé sous silence dans la théorie orthodoxe alors qu’il est passionnant.

Propos recueillis par Adrien de Tricornot LE MONDE ECONOMIE | 08.03.11 |

Joël Peress est professeur associé de finance à l’Insead, école de management, depuis 2009. Diplômé de l’Ecole polytechnique (1994), docteur en économie de l’université de Chicago (2000), il est professeur assistant à l’Insead depuis 2001, a enseigné à Princeton en 2006 et à la London School of Economics en 2007 et 2008. Il est le lauréat du Prix 2011 du meilleur jeune chercheur en finance, attribué par l’Institut Louis-Bachelier et l’Institut Europlace de finance.

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