Comprendre la crise pour la résoudre
L’Europe tente aujourd’hui de surmonter la crise financière la plus grave de son histoire. Pour tenter de résoudre cette crise, nous suggérons de ne pas confondre ses symptômes dramatiques, comme la crise des dettes souveraines, avec la maladie encore plus grave, qui est une crise de l’épargne sans précédent.
La crise actuelle a réellement débuté en 1998, avec l’explosion du fonds Long Term Capital Management. On se souvient que ce fonds avait pris des positions dérivées gigantesques sur différentes dettes souveraines, sur foi de modèles de corrélation qui se sont révélés défaillants. Par sa déconfiture, ce fonds à bien failli faire exploser les plus grandes banques de la planète, qui étaient ses contreparties au travers de contrats dérivés opaques et discrets, que l’on appelle over the counter, c’est-à-dire négociés de gré à gré hors bourse et la plupart du temps hors bilan.
A cette époque, l’organisme de régulation des marchés dérivés aux Etats-Unis, Le Commodities and Futures Trade Commission, était dirigé par une juriste éminente, Brooksley Born. Au cours de sa carrière, Mme Born avait été confrontée aux désastres que des contrats dérivés opaques pouvaient provoquer sur des entreprises et sur l’économie réelle. A l’aune de la faillite de Long Term Capital, Brooksley Born avait courageusement souhaité imposer que toutes les transactions dérivées soient négociées et compensées en bourse.
Lorsqu’une transaction dérivée est négociée et compensée en bourse, la transparence et l’absence de risque de contrepartie pour cette transaction réduisent considérablement son risque final. Aucune des grandes faillites récentes, qu’il s’agisse d’AIG, de Bear Stearns, de Lehman en 2008, et aujourd’hui de Dexia, n’a été provoquée par des produits dérivés listés et compensés en bourse. En revanche, toutes les crises actuelles sans exception sont directement liées à des produits dérivés non régulés.
Lorsque les grandes banques américaines ont appris le projet de régulation de Mme Born, elles ont organisé une pression immense sur le législateur pour qu’il l’interdise. Avec le soutien des plus hautes autorités américaines, de la Federal Reserve, du Trésor, de la SEC et du Congrès, les banques ont eu gain de cause et, fait exceptionnel, une loi a été largement votée pour interdire tout contrôle des dérivés hors bourse. Fortes de ce succès contre le régulateur, les banques ont considérablement démultiplié leurs opérations dérivées hors bourse et hors bilan. Pourquoi ? Tout simplement parce que grâce à ces instruments elles pouvaient laisser croire qu’elles réalisaient des profits immenses – valorisés non sur un marché réel et efficient mais d’après leurs modèles, et payer des émoluments gigantesques à leurs cadres et à leurs dirigeants. Les banques européennes ont bien évidemment souhaité profiter de ce filon exceptionnel, avec l’accord tacite du régulateur européen. Selon les chiffres de la Banque des règlements internationaux, les montants notionnels de ces contrats ont été multipliés plus de dix fois entre 1995 et 2007. En 2009 leur montant notionnel était estimé à 615 000 milliards de dollars, soit près de dix fois le PNB mondial.
Au début, tout le monde trouvait son compte à ce système génial. Les banques réalisaient des profits mirifiques, leurs valorisations boursières étaient multipliées plusieurs fois, les bourses montaient. La crise de 2007 a mis brutalement fin à ce rêve. Les actionnaires des banques et autres institutions financières ont été lessivés et les banquiers se sont rendu compte qu’ils étaient assis sur un volcan qui pouvait entrer en éruption à chaque petite secousse de l’économie mondiale. Pourtant rien n’a été fait ni aux Etats-Unis ni en Europe pour réguler ce marché. Et aujourd’hui chaque crise devient immédiatement une crise interbancaire, donc une crise systémique. L’épargnant, qui veut bien prendre des risques mais pas des risques systémiques, déserte les marchés financiers, laissant l’Etat et les banques centrales tenter de remplir un rôle d’épargne qui n’est pas et ne sera jamais le leur. En Europe, du fait de la prépondérence des banques dans le financement de l’économie, une crise systémique est intolérable.
Pour résoudre cette crise il est obligatoire d’organiser les marchés dérivés hors bourses, comme le préconisait Mme Born. Entre-temps, car il faudra au moins plusieurs années pour exécuter cette réforme historique, il faut contraindre toutes les banques et institutions financières européennes à communiquer à leurs banques centrales la totalité de leurs positions hors bilans, afin que celles-ci et la BCE puissent avoir une idée précise du risque final de ces positions et également organiser une diminution de ces positions par compensation.
Sans ces actions décisives, et quels que soient les accords européens sur le FESF, il est peu probable d’envisager un marché de l’épargne fort en Europe, qui seul peut permettre un règlement de la crise et un retour vers la croissance.
Joël Benarroch, professionnel de la finance/ le monde oct11