Mass Flourishing par Edmund Phelps: Le programme original d’un Prix Nobel pour relancer l’innovation
Les pays industrialisés doivent tourner le dos au corporatisme et aux valeurs conservatrices et relancer l’innovation et la productivité à l’aide non seulement de l’économie de marché mais aussi des valeurs de «modernité»
Les pays industrialisés doivent tourner le dos au corporatisme et aux valeurs conservatrices et relancer l’innovation et la productivité à l’aide non seulement de l’économie de marché mais aussi des valeurs de «modernité». Tel est le programme du Prix Nobel d’économie 2006 Edmund Phelps présenté dans Mass Flourishing*. Cet ouvrage pédagogique sur les systèmes économiques figure dans la liste du Financial Times des meilleurs livres de l’année 2013.
L’économiste, réputé pour avoir montré qu’on ne relançait pas l’emploi en ajoutant de l’inflation dans l’économie, se penche ici sur la cause profonde de l’absence d’emploi, le déclin de productivité qui a débuté dans les années 1960 et qui résulte d’une perte d’innovation. En cinq décennies, il n’a été interrompu qu’à une reprise, lors des années de bulle internet. Le constat est chiffré, mesuré, complété de graphiques et vaut autant pour l’Europe que les Etats-Unis.
L’innovation est le moteur ultime de la prospérité économique. Une vraie reprise n’est donc possible qu’avec une profonde remise en cause de l’ordre établi. Edmund Phelps veut inverser les priorités au profit d’une approche de bas en haut, au profit des entreprises, start-up et investisseurs. Et au détriment d’une approche étatiste et centraliste. Le chantier sera donc culturel et institutionnel.
Le Nobel prend ses distances avec les conservateurs fixés sur les baisses d’impôts et les déréglementations. Le bilan du capitalisme est certes préférable à celui du socialisme et du corporatisme et il le démontre. Mais Edmund Phelps insiste sur les valeurs de modernité, d’aventure et de découverte. C’est un pari sur l’homme et sa créativité.
La notion d’innovation chez Edmund Phelps se distingue de celle de Schumpeter (destruction créatrice), qui se nourrit avant tout du budget de recherche. Il s’éloigne encore davantage de Keynes, qui voyait le mal dans les cycles économiques. Et dans le même élan, il repousse le modèle néoclassique centré sur la gestion des risques et des coûts. Les inventeurs de la révolution industrielle n’étaient ni des scientifiques ni des gens de formation poussée, écrit Phelps. Il s’agissait plutôt d’une foule d’individus imaginatifs, créatifs et ouverts, propulsés dans un vaste processus d’essais et d’erreurs.
Phelps défend un capitalisme moderne qui joue sur la confrontation des acteurs économiques mis en concurrence et riches de deux libertés fondamentales, le droit d’accumuler des revenus gagnés et le droit d’investir dans sa propriété privée.
Certains pays sont en avance, culturellement ou politiquement, pour favoriser l’innovation, cultiver l’esprit de précurseur, l’acceptation du changement et l’appétit au travail. Le Nobel compare les performances économiques des différents pays et systèmes (capitalisme, socialisme et corporatisme). Sans surprise, les plus étatistes et corporatistes, la France et l’Italie, s’en sortent le plus mal dans une optique à long terme.
Mais pourquoi introduire le corporatisme? C’est l’une des originalités de l’ouvrage de qualifier la plupart des économies actuelles de corporatistes. Il est vrai que nous vivons dans une combinaison de capitalisme, de solidarité et de tradition propre à cette forme de système largement dirigiste qu’est le corporatisme. Né dans les années 1920 avec des gouvernements nationalistes, notamment Benito Mussolini, il cherchait alors à protéger des intérêts particuliers, paysans, salariés ou artisans, victimes de l’innovation. Les élites de l’Etat corporatiste décident de tout, des soucis de la classe moyenne à la rentabilité des multinationales. On maintient en vie des entreprises proches du pouvoir, mais improductives, léthargiques et dépensières, au détriment de nouveaux acteurs.
Phelps rappelle que le manifeste fasciste de Mussolini cherchait une forte imposition du capital, la participation des travailleurs dans la gestion des entreprises et un salaire minimum. Le corporatisme a survécu à la Deuxième Guerre, à l’image du modèle tripartite allemand et de l’accent mis sur «les partenaires sociaux». Il se traduit par une augmentation du secteur public, du pouvoir administratif, des réglementations, des syndicats et des lobbys. Avec le corporatisme, l’Etat protège tout le monde contre tout le monde, résume Phelps.
La performance des pays les plus corporatistes est aussi décevante en termes de productivité et d’emploi que celle des pays socialistes. En général, la France, l’Italie et l’Espagne sont les plus corporatistes, selon Phelps, alors que la Suisse, le Danemark et la Norvège le sont le moins. Mais attention: en vertu de certains critères, la Suisse ne se place qu’en milieu de peloton (barrières à l’entrée et réglementation des produits).
L’originalité de l’opus de Phelps se situe aussi dans la prise en compte de la satisfaction des individus, une condition nécessaire à l’innovation. Le pays avec la plus basse satisfaction au travail est la France, pénalisée par la primauté de ses valeurs traditionnelles.
Le remède proposé par Phelps passe par l’élimination des obstacles à l’innovation, donc par la lutte contre l’excessive intervention de l’Etat et contre les institutions privilégiant le court terme, la «culture de plaintes juridiques», et la mentalité d’uniformité et de conformité propagée à travers les réseaux sociaux.
On a trop parlé du stakeholder, selon Phelps. L’investisseur innovant doit partager ses gains futurs éventuels avec des groupes d’intérêts, des avocats, les représentants de la communauté, en plus des salariés et actionnaires. Il faut redécouvrir le «shareholder». Original, le Prix Nobel propose que des parlementaires et des régulateurs effectuent des stages dans l’économie privée pour comprendre les obstacles étatiques à l’innovation, les méfaits des déficits et dettes publics, et des règlements abusifs.
Enfin, Edmund Phelps encourage une approche à long terme. Ce capitalisme moderne doit se retrouver dans un changement de langage. Les termes d’aventure, de défi, d’exploration, d’individualité, de dynamisme et de passion doivent redevenir plus populaires que ceux de prévention, acquis et précaution.
Par Emmanuel Garessus/Le Temps /4/12/2013
*. Mass Flourishing, Edmund Phelps, Princeton, 380 p., 2013.
http://www.letemps.ch/Page/Uuid/44dd0b78-5c32-11e3-b727-0603d50d7998%7C1