La bataille des normes, par Nicolas Baverez
L’année 2009 fut placée sous le signe de la lutte mondiale contre la déflation, à coups de sauvetage des banques et de plans de relance. L’année 2010 est caractérisée par une reprise aussi vigoureuse (4 %) qu’inégale (10,5 % en Chine, 8 % en Inde, 3 % aux Etats-Unis, 1 % en Europe), qui s’accompagne d’une féroce compétition pour repositionner pays et continents dans la mondialisation, avec pour enjeu les normes et pour vecteur la renationalisation des politiques économiques.
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La première confrontation oppose le monde développé aux émergents, marquée par l’échec de la conférence de Copenhague sur le climat.
Le Sud, qui représente la moitié de la production, détient 80 % des réserves de change mondiales et dispose d’un potentiel de croissance de 6 % par an au cours des années 2010, a pris acte de sa position de force. Il a réaffirmé une conception de sa souveraineté et un droit au développement qui fait prévaloir l’intensité de la croissance sur la stabilité financière et les contraintes environnementales.
Pays Emergents : montant des réserves de changes et principaux fonds souverains (cliquez sur le lien)
LA CROISSANCE A BASCULE CLAIREMENT DU COTE DES PAYS EMERGENTS
Alors que la contestation des principes monétaristes fissure le consensus de Washington, c’est un “consensus de Pékin”, fondé sur la dissociation de la liberté politique et de la liberté économique, la restriction de l’Etat de droit, le contrôle de l’information et de la société, le pilotage du développement et des investissements par la puissance publique, la gestion discrétionnaire du crédit et du change, que l’on voit monter en puissance.
L’Occident, lui, se divise.
D’un côté, les Etats-Unis – relayés par le Royaume-Uni – font le choix de la croissance et de l’emploi (162 000 créations en février) au prix de la dévaluation du dollar et de l’inflation.
De l’autre, la reprise avorte au sein d’une Europe continentale surendettée, sous-compétitive, minée par la crise endémique d’un euro surévalué.
Sur le plan des normes juridiques, les Etats-Unis, à travers la procédure des “class actions”, mondialisent leur droit des sociétés et leur droit financier (Cour suprême, Robert Morrison et alii contre National Australia Bank). Mais ils se maintiennent hors des règles prudentielles de Bâle II et III, dont l’application rigide coûterait aux banques européennes 450 milliards d’euros de fonds propres et 1 500 milliards de dettes supplémentaires. Dans le même temps, une procédure très souple d’enregistrement des fonds spéculatifs est mise en place par la Fed, avec pour ambition de lui donner une portée planétaire, ouvrant notamment l’accès au marché européen.
Au sein de l’Union européenne, la bataille des normes est aussi vive, lancée par le Royaume-Uni qui a capté le marché des restructurations d’entreprises par une interprétation large de la notion de “centre des intérêts principaux”, et a enterré le projet de directive sur la gestion alternative afin de préserver les intérêts de la City. Parallèlement à Bâle III pour les banques, Solvabilité II, pour les assurances, menace de provoquer une hausse de 5 % à 30 % du coût des contrats et de priver les entreprises de financements de long terme, en exigeant quelque 200 milliards d’euros de fonds propres supplémentaires d’ici à 2012, et en leur interdisant la détention d’actions par des contraintes prudentielles dissuasives.
Faute d’un diagnostic précis et partagé sur la crise, d’une compréhension exacte des risques systémiques et d’une coordination de la régulation financière, les mécanismes fondamentaux d’un nouveau choc se mettent inexorablement en place : politiques monétaire et budgétaire démesurément accommodantes, bulles spéculatives, coexistence d’opérateurs et de marchés surrégulés (banques, assurance et Bourses organisées) et de vastes secteurs hors de tout contrôle (“dark pools”, fonds spéculatifs), reconstitution d’un secteur bancaire clandestin.
La guerre des normes crée des risques pour la reprise et la stabilité du capitalisme. Elle doit être impérativement endiguée, en concentrant les efforts sur le contrôle de la liquidité bancaire, au lieu de multiplier régulateurs et régulations, ensuite en privilégiant les stratégies coordonnées. L’Europe doit accélérer la naissance de régulateurs continentaux et l’harmonisation des règles à l’échelle de l’Union.
Face au défi lancé par le Sud pour la supervision du capitalisme mondial, l’Occident doit s’inspirer des leçons issues des années 1930 : l’unité reste la clé de la reprise et de la sauvegarde de la liberté.
Nicolas Baverez est économiste et historien
LE MONDE ECONOMIE | 19.04.10 |
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