Eugene Fama: “Ai-je jamais dit que les cours ne pouvaient pas baisser?”
Le marché a toujours raison. Et quand les investisseurs perdent le nord, cela ne dure jamais longtemps. Telle est, très résumée, l’hypothèse de l’efficience des marchés d’Eugene Fama. Elle a été longtemps le grand fondement de la théorie économique et le fil d’Ariane des responsables politiques et des banquiers centraux. Mais la crise du crédit a fait tomber Fama de son piédestal. Nous sommes allés le voir à l’université de Chicago, son alma mater. Et n’avons décelé chez lui aucune once d’autocritique. Entretien
PLUS DE FAMA EN SUIVANT :
La crise a fortement ébranlé le crédit donné à l’hypothèse de l’efficience des marchés. À juste titre?
Eugène Fama: Je ne vois vraiment pas pourquoi. Il y a beaucoup de méprises concernant mon travail. Comme si j’avais dit un jour que les cours ne pouvaient pas fortement baisser! Les marchés financiers ne se sont pas comportés de manière anormale. Ils ont commencé à descendre, parce qu’une grande récession était en vue. Cela n’a rien d’insolite, quand même? Les cours anticipent ce qui va se produire dans l’économie.
De nombreux économistes affirment qu’un effondrement du système financier n’a été évité que par des interventions massives de l’État, tout simplement parce qu’il n’était plus question d’efficience des marchés…
Fama: Je ne sais pas ce que veulent dire exactement ces économistes. Les gens ont développé une aversion pour le risque et ont quitté le marché. La situation était alors si grave que toutes les classes d’actifs se sont affaissées en même temps. Et c’est ce qui devait arriver. Une énorme récession nous attendait. Écoutez, on nous a asséné toutes sortes d’affirmations, depuis “les marchés ne fonctionnent plus” jusqu’à “oublions la juste fixation des prix”. Est-ce très scientifique? Tirer de telles conclusions à partir d’une observation unique? Je ne le pense pas.
Mais certains marchés ont tout simplement cessé d’exister, et ce faisant ils ont contaminé d’autres marchés. Est-ce un fonctionnement efficient?
Fama: Cela signifie que personne ne veut acheter au prix que les vendeurs demandent. Je ne vois pas en quoi ce n’est pas efficient…
Des chercheurs avancent que les marchés financiers sont sujets au “herding” (comportement grégaire). D’où l’amplification de l’optimisme exagéré autant que de la panique.
Fama: Encore un terme, “herding”, qui se répand partout de nos jours. Que veulent-ils dire avec cela? Même les universitaires font de temps à autre des déclarations ridicules. (Un temps de réflexion.) Bon, ce n’est peut-être pas si ridicule. Mais où sont les éléments de preuve? Je suis un scientifique, voyez-vous. J’ai besoin de preuves avant d’accepter quelque chose.
Des expériences de laboratoire arrivent aux mêmes conclusions. L’homme est prédisposé au comportement grégaire. Surtout s’il s’agit d’argent.
Fama: (Soupir.) En laboratoire, vous l’avez dit. Pouvons-nous conclure, sur la base de deux ou trois tests, que tout le monde agit de manière irrationnelle? Et donc l’argent, lui aussi, dans un environnement de marché? Je ne le pense pas. Je veux des preuves d’abord. Si un tel comportement grégaire existe, comment se traduit-il dans la formation des prix des actifs financiers? Personne n’a encore pu me l’expliquer clairement.
Ce même comportement grégaire a conduit à une énorme bulle sur le marché immobilier américain…
Fama: (Il interrompt.) “Bulle”… Ce mot a-t-il encore un sens? Auparavant, cela signifiait qu’on pouvait prévoir certains prix. Quelque chose s’était fortement apprécié et on pouvait dire que tôt ou tard elle allait perdre de sa valeur. Le sens s’est peu à peu usé. Désormais, tout mouvement de prix important est une bulle. C’est absurde. J’en ai même résilié mon abonnement à “The Economist”. Ils parlent de bulle à tout propos. Peut-être ce “herding” existe-t-il, en fin de compte. “The Economist” rejoint le même troupeau que les autres. (Eclat de rire.)
S’il n’y a pas eu de bulle et que tous les marchés ont été efficients, quelle est donc, selon vous, l’origine de la crise?
Fama: Je ne le sais pas. L’économie évolue par cycles. Pour l’une ou l’autre raison, une grande récession s’est tout à coup annoncée. Mais la raison de cet état de fait, il faudra la demander à un macroéconomiste. Écoutez, les gens cherchent toujours un bouc émissaire. Ce seront donc les marchés inefficients ou les emprunts subprime… Pour moi, ce n’est pas aussi simple.
La dérégulation a-t-elle joué un rôle? Votre hypothèse de l’efficience aurait contribué à cette tendance.
Fama: Grotesque. Quels sont les acteurs du secteur financier qui ont réellement cru que les marchés étaient efficients? Les banques d’affaires qui négociaient des volumes énormes pour leur propre compte? S’ils avaient cru à mon travail, ils ne se seraient pas donné tant de peine pour battre le marché. Il en va de même pour les acteurs du private equity et le secteur des fonds d’investissement. Presque tout le monde sur le marché était convaincu qu’il n’y avait qu’à se pencher pour prendre l’argent sur la table. Cela s’oppose directement à l’hypothèse de l’efficience des marchés.
Vous rejetez donc toute responsabilité en ce qui concerne la vague de dérégulations?
Fama: Oui, je n’ai rien à voir là-dedans.
Si les marchés sont efficients à 100%, avons-nous encore besoin d’une régulation?
Fama: Mais oui. Il faut veiller à ce que le jeu reste juste. Ma théorie ne dit pas que les marchés n’ont pas besoin de régulation. Ou qu’un intervenant ne cherchera pas à tromper un autre. Il faut une régulation pour s’assurer que les marchés continuent à bien fonctionner.
Comment faire pour y arriver?
Fama: Eh bien, il faut trouver une façon de sanctionner les gangsters.
Les gangsters?
Fama: Ceux qui induisent les marchés en erreur avec de fausses informations.
À qui pensez-vous? Si on durcit la régulation, il faut le faire de manière ciblée!
Fama: Cela peut être n’importe qui. Par exemple, des entreprises qui baladent les investisseurs avec des informations mensongères. Mais ce n’est pas mon domaine. La régulation fonctionne rarement bien. Celui qui est régulé aura toujours tendance à tromper les instances réglementaires. Et ces instances ont une propension à prendre les mauvaises décisions.
Autrement dit, la régulation est dans l’ensemble négative?
Fama: Exact. L’idée en soi n’est pas mauvaise. Mais le résultat l’est en général. Cela ne marche pas. C’est aussi simple que cela.
Comment faire alors pour ne pas vivre une deuxième grande récession?
Fama: La seule chose qui peut marcher, c’est obliger les banques à prévoir des réserves tampons bien plus grandes. Vous savez comme moi qu’elles chercheront à contourner toute régulation qui leur sera imposée. Avec de plus gros coussins de capitaux, elles seront moins vite mises en difficulté. Cela peut aussi résoudre partiellement les problèmes de “too-big-to-fail”. Même si j’ai mon opinion à ce sujet.
C’est-à-dire?
Fama: Pour moi, la taille n’est pas une protection contre la chute. Hélas, ceux qui tirent les ficelles pensent toujours autrement. Qu’ils soient démocrates ou républicains. Ils aiment tous les “bailouts” (il rit). Savez-vous quel est le plus grand problème qui nous attend? L’attente qu’il y aura, en fin de compte, ces renflouements. J’aurais laissé les banques à leur sort. Cela nous aurait pris deux semaines pour nous en sortir.
N’est-ce pas un scénario optimiste?
Fama: Pourquoi? Il n’y aura pas la guerre parce que la banque reste fermée pendant deux semaines. On vend les éléments sains et on clôture les comptes pour les mauvais. Ce qui reste devient autonome ou finit par être racheté. C’est comme ça qu’on fait.
Cela vaut pour les pays aussi?
Fama: Naturellement! Si on se met à sauver des pays, on transmet le message implicite qu’un budget mal ficelé n’est pas un problème trop important. Il y aura toujours quelqu’un prêt à vous sauver. Ce qu’ils font maintenant avec la Grèce est terrible. (L’entretien a lieu quelques jours avant la présentation du plan de sauvetage de l’euro d’une valeur de 750 milliards d’euros.) D’ailleurs, les Allemands ne vont pas le digérer (il rit). Aux USA, nous ne devons pas trop nous réjouir des problèmes de l’Europe. La même chose nous attend.
Que voulez-vous dire?
Fama: La situation d’États comme l’Illinois (où se trouve Chicago, ndlr) ou la Californie est comparable à celle de la Grèce. Et oui, au bout du compte, les autorités interviendront. Mais qui est assez fort pour sauver les États-Unis? Je vois deux options. Soit une hausse de l’impôt, soit on fait tout pour créer de l’inflation. Ce qui a pour conséquence d’alléger la dette. Je parie sur l’inflation.
Vous avez beaucoup d’idées, mais vous avez beaucoup perdu en influence. Est-ce frustrant?
Fama: (Il fait la moue.) Non, absolument pas. Oh, les gens disent des choses idiotes tout le temps! Cela me laisse froid.
Comme le fait qu’une école que vous détestez, celle de la finance comportementale, est de plus en plus populaire?
Fama: Populaire, vous l’avez dit, c’est le mot juste. Les gens ont tendance à penser que les marchés ne fonctionnent pas. Qu’ils ne sont pas efficaces. Cela leur permet de croire qu’il reste encore de l’argent pour eux sur la table. Et maintenant que nous avons connu une crise énorme, la tentation est encore plus forte de jeter l’anathème sur les marchés. (Une pause.) La finance comportementale, ça n’existe pas. “There is no such thing!” Ce n’est pas une science.
Donc, votre ami Richard Thaler (un des fondateurs de la finance comportementale) n’est pas un scientifique?
Fama: (Il éclate de rire.) Écoutez, je pense que Dick a des problèmes, pour le dire comme ça. Et je les lui montre tout le temps, croyez-moi. La finance comportementale n’est pas autre chose qu’une ramification de l’efficience des marchés. Ils recherchent les contradictions de mon modèle, rien de plus.
Et avouez-le, ils en trouvent, non?
Fama: Bien sûr! Mais ce n’est pas cela qui n’est pas scientifique. Qu’ils présentent d’abord un nouveau modèle, au sujet duquel on peut débattre, avant de descendre le mien en flammes. J’attends toujours ce nouveau modèle. (Un temps de réflexion.) Écoutez, il y a sans doute quelques erreurs dans mon modèle, mais c’est le propre d’un modèle. Autrement, on parlerait de “réalité”.
Que va-t-il finalement en résulter pour la science économique?
Fama: (Il réfléchit.) Oh, pas beaucoup. La seule chose que cette crise a fait voler en éclat, c’est la croyance aveugle dans le fait qu’une grande récession n’était plus possible.
Et non, les modèles en cours n’ont pas su prédire la crise. Mais aucun modèle n’excelle dans les prédictions.
Et quelles sont les conséquences pour l’école de Chicago? Y aura-t-il une plus grande diversité d’opinion?
Fama: Cette diversité est déjà très grande. Et je n’ai pas de problèmes avec mes collègues. Je joue au golf avec Thaler plusieurs fois par semaine. Je le respecte. Il est bon dans ce qu’il fait. (Temps de réflexion.) Et, non, je n’ai pas nécessairement raison. Mais ce que j’ai accompli ces cinquante dernières années me renforce dans mes convictions. Thaler a une opinion divergente, “so be it”. A-t-il raison ou tort? Qu’est-ce que cela fait? La tradition de cette école veut qu’on respecte toute personne qui travaille sérieusement et fournit un travail scientifique honnête. Je suis d’accord avec cela.
Alors Thaler serait malgré tout un scientifique?
Fama: (Riant.) Bon, il essaie de l’être.
source echo juin10

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Certaines des questions posées sont vraiment stupides et ressemblent d’ailleurs plus à des afirmations qu’à des questions. Manifestement l’interviewer ne connaît pas grand chose à la chanson. La dérégulation est un mythe. Les marchés bancaires et financiers n’ont jamais cessé d’être régulés ni aux etats-unis ni en europe. Au contraire, la régulation s’est partout renforcé au sens que de plus en plus de règles ont été édictées, d’agences de régulation créées ou renforcées etc. Parlez-en à votre banquier ou à votre assureur! Le problème n’est pas de réguler mais de bien réguler. Là est toute la différence! S’en remettre davantage aux politiques pour le faire relève du suicide collectif!