La fin de l’Empire américain: pas si simple Par Jean-Pierre Béguelin
Les discussions sur un possible déclin des États-Unis tournent souvent autour de la part du PIB américain au PIB mondial. Or, la comparaison actuelle, basée sur une estimation des pouvoirs d’achat relatifs, est sans doute biaisée et fausse la vision qu’on se fait de la puissance économique des pays
La fin de l’Empire américain, cette tarte à la crème penseurs économiques à la mode vient d’agiter les lecteurs du Financial Times. Il est en effet entendu dans de nombreux milieux que les États-Unis sont une puissance déclinante, avec une économie malade, une finance morbide et une industrie vieillissantes, voire mourante. Pas du tout, vient de prétendre le neo-conservateur et éditorialiste Robert Kagan en s’appuyant entre autres sur l’évolution du PIB. Pour lui, la part américaine au PIB mondial est en effet restée quasiment inchangée depuis le début des années 1980, surtout si l’on fait abstraction des hauts et des bas tant de la conjoncture que du dollar. Les États-Unis fourniraient toujours un peu moins du quart – 22% à 23% plus exactement – des biens et services produits chaque année dans le vaste monde. Leur force économique et leur productivité leur permettraient alors de maintenir sans trop de problèmes leur prépondérance politique et, surtout, militaire.
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À première vue, cette thèse étonne. Ne fait-t-elle abstraction de la montée en puissance des pays émergents – en particulier des plus grands d’entre eux, comme la Chine et l’Inde – que l’on semble observer depuis plusieurs lustres? En particulier, la plus forte croissance de ces pays devrait normalement se traduire par une montée de leur contribution à la production mondiale totale. C’est certainement le cas, mais on ne peut en mesurer facilement l’importance relative car la comparaison internationale des PIB nationaux est fort délicate. Pour ne pas additionner des pommes et des poires, on doit en effet évaluer les différentes données nationales en une monnaie commune, traditionnellement le dollar américain. Et, c’est précisément là que les difficultés apparaissent. Durant une période où le dollar est fort, comme ce fut le cas au début des années 1980, le PIB américain apparaît élevé et, effectivement, il représentait quelque 35 % de la production mondiale en 1985. Il en va évidemment l’inverse lorsque le billet vert est plutôt faible, comme ces trois dernières années durant lesquelles l’économie américaine n’a produit qu’un peu plus de 20% des biens et services mondiaux.
Pour éviter en partie les difficultés liées aux fluctuations monétaires, la Banque mondiale d’abord, le FMI ensuite, ont pris l’habitude de convertir en dollars les PIB originellement exprimés dans leur monnaie nationale non pas avec le taux de change courant, mais avec un cours devant mieux refléter l’équilibre des échange et des prix. Pour ce faire, ces institutions estiment pour chaque devise nationale un cours artificiel du dollar, cours dit de la parité des pouvoirs d’achat ou PPP (pour Purchasing Power Parity) en jargon, qui est censé égaliser les prix en dollars des biens et services identiques produits dans les différents pays. À l’équilibre, en effet, il n’y a pas de raison pour que, dans une même monnaie, une coupe de cheveux revienne relativement moins cher à Hyderabad qu’à Denver. Si c’était le cas, les Indiens visiteraient plus fréquemment leur coiffeur et, par conséquent, importeraient moins de biens étrangers, ce qui, à la longue, ferait monter la roupie et renchérir en dollars la coupe de cheveux indienne. De même, si les figaros américains étaient hors de prix, leurs services seraient moins demandés si bien que leurs concitoyens achèteraient nettement plus en Chine ou en Allemagne et le dollar s’affaiblirait avec le temps.
Dans la réalité, ce processus de rééquilibre n’est toutefois jamais assez complet ni assez rapide car trop d’obstacles – coûts de transports, monopoles locaux et mouvements de capitaux – s’y opposent. Les taux de change ne sont le plus souvent pas à un niveau d’équilibre parfaitement et idéalement correct. Ils tendent naturellement à se trouver au-dessous de celui-ci pour les économies émergentes à main-d’oeuvre bon marché et au-dessus pour les économies développées. Au cours de change du marché, les biens et services des premiers apparaissent donc comme étant trop bon marché et leur PIB trop bas et, vice versa, pour les seconds. En utilisant un cours de change à la parité des pouvoirs d’achat pour convertir les différentes monnaies nationales, on atténue alors cette dichotomie: les prix et le PIB en dollars PPP montent au Sud et baissent au Nord. On corrige en fait partiellement une disparité que tout touriste visitant un pays plus pauvre a constaté, à savoir que le prix d’un service peu qualifié – pourboire, chauffeur, massage – est bas pour lui, mais souvent inabordable pour l’autochtone.
Et comme cette correction revient à appliquer au monde tout entier la structure des prix qui prévaut outre-Atlantique, elle est surtout sensible pour les pays émergents. En 2006 par exemple, soit la dernière année avant la Grande Récession, le PIB de ces derniers gagnait en moyenne 100% lorsqu’il était évalué au cours PPP, une proportion qui se montait à 130% pour la Chine, à un incroyable 200% dans le cas de l’Inde. L’impact de l’estimation à un cours PPP est évidemment beaucoup moins marqué pour les économies développées dont les prix et coûts sont proches de ceux existant aux États-Unis. Toujours en 2006, il abaissait tout de même de 10% le PIB de la zone euro et d’un incroyable 30%(!?) celui de la Suisse. Quand aux chiffres américains, ils ne changent pas car dans leur cas un dollar vaut toujours un dollar, parité du pouvoir d’achat ou non. Comme ces changements ne se compensent pas, le PIB mondial estimé en PPP dollars dépasse de 20% à 25% son frère calculé au cours du marché.
Dans ces conditions, la correction PPP est loin d’être aussi satisfaisante qu’on le prétend lorsqu’on veut classer les nations par l’importante de leur capacité de production et, pourtant, tout le monde l’utilise. Elle tend certainement à gonfler plus que de raison la capacité productive des pays plus pauvres, dont les monnaies ne sont probablement pas aussi sous-évaluées que le modèle ne l’implique. Les flux de capitaux qui se dirigent vers le Sud ont en effet un caractère quasi-permanent et l’impact qu’ils ont sur les changes aussi. En corollaire, cette technique déprécie par trop l’importance des pays dégageant un surplus externe durable comme la Suisse et le Japon. En surtout, en ne touchant pas les États-Unis, elle fait apparaître plus rose qu’elle ne l’est la performance à long terme de l’économie américaine, à court terme l’évolution de la conjoncture brouillant tout. Mais on n’en tirera aucune conclusion sur le soi-disant déclin américain. Au début de IIème siècle alors que l’empire allait encore vivre 300 ans, Tacite déplorait déjà la mollesse des Romains face à la vertu des Germains… Ai-je entendu… déjà?
source le temps fev12
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