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Cette crise s’inscrit-elle dans un « changement de monde » ? Entretien Atlantico avec Bruno Bertez, Guy Sorman et Jean-Paul Betbèze

Cette crise s’inscrit-elle dans un « changement de monde » ? Entretien Atlantico avec Bruno Bertez, Guy Sorman et Jean-Paul Betbèze

Atlantico : Lors de son intervention devant la presse le 13 novembre, François Hollande a déclaré « nous vivons bien plus qu’une crise, un changement de monde. » En quoi la crise que traverse les économies occidentales depuis 2008 est différente des précédentes et dépasse le simple cadre des cycles économiques ?  Cette crise s’inscrit-elle dans un « changement de monde » ?

Guy Sorman : Le monde n’arrête pas de changer. Le changement a commencé dans les années 1980 avec le début de ce que l’on appelle aujourd’hui la « mondialisation » qui n’est rien d’autre qu’une économie de marché généralisée à la planète entière. La France ne s’en est pas aperçue à temps et a « raté » son tournant en continuant d’agir comme si le monde était statique. 

Dans ce contexte, la crise qui a débuté en 2008 est quelque peu anecdotique puisque l’économie capitaliste est, par définition, parcourue par  des accidents. Elle s’est d’ailleurs à peu près résorbée partout sauf en Europe. Il s’agit même d’une crise moyenne par rapport aux autres crises que le capitalisme a déjà connu, et d’une crise banale dans la manière dont elle a émergé : une innovation – la création de dérivés financiers – a mal tourné et le risque fut mal géré. La réaction à la crise de 2008, caractérisée par une politique de relance par la dépense publique, a conduit à des déficits importants. A l’heure actuelle, nous ne sommes plus dans la crise de 2008, nous subissons simplement les conséquences de sa mauvaise gestion. 

Jean-Paul Betbèze : Cette crise dépasse largement une simple mauvaise conjoncture due aux cycles économiques. La preuve : on voit bien qu’elle ne peut pas se résoudre par les outils traditionnels de sortie de crise que sont la politique monétaire et budgétaire puisqu’ils ont déjà été utilisés au maximum, les taux d’intérêt sont au plus bas, les déficits budgétaires au plus haut ! Restent les « mesures non-conventionnelles », où les banques centrales financent les Etats, aux Etats-Unis, au Japon, au Royaume-Uni, et financent les banques en zone euro. Partout, les mesures classiques et non classiques sont au maximum et la reprise n’est pas là : preuve qu’il se passe quelque chose de différent, et de plus grave. 

Il ne s’agit pas en effet d’une crise financière ou monétaire, mais d’une crise de surendettement provenant d’une adaptation trop tardive des pays riches à la nouvelle donne mondiale. Nous traversons une crise de production qui a été masquée jusque-là par de la dette. Nous étions en sous-activité et en sous réactivité par rapport à un monde qui s’ouvre et qui change : il devient davantage asiatique et orienté par et sur les outils de communication. C’est ainsi que se manifeste ce changement de monde : révolution commerciale, révolution informationnelle. 

Plus profondément, pour en sortir, la question consiste à déterminer les moyens à mettre en œuvre pour s’adapter à l’arrivée des pays émergents, aux nouvelles technologies et aux nouveaux modes de consommation. Notre organisation sociale est calquée sur un modèle ancien et de parvient pas à s’adapter à ce nouveau cadre mondial. Cette mutation est une nécessité. L’enjeu est donc largement culturel. 

 Bruno Bertez : Les premiers symptômes de la crise sont apparus en 2007, au mois d’août. En fait, la crise s’est nouée en 2006 lorsque les prix de l’immobilier américain ont atteint leur paroxysme. 

  Calculez, cela fait donc au minimum 6 ans que le monde est en crise. Personne n’oserait dire qu’une crise qui dure depuis 6 ans est une simple crise conjoncturelle. D’autant plus que nous sommes, non pas à la veille d’une sortie de crise et d’un abandon des politiques non-conventionnelles, mais au contraire au tout début de leur élargissement et de leur prolongation. 

Les mesures non-conventionnelles sont pratiquées par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Europe, le Japon. Elles durent, leur montant enfle, le terme est sans cesse repoussé pour devenir maintenant indéfini. La masse engagée dans ces mesures non-conventionnelles pulvérise non seulement tout ce que l’on a connu dans le passé, mais aussi tous les repères habituels que constituent par exemple les bilans des Banques Centrales, les produits intérieurs bruts, les budgets des Etats. Tout est à compter par multiples des chiffres auxquels on avait pu être habitués. A la fois la durée et les montants engagés attestent que nous sommes dans une situation exceptionnelle. 

Nous qualifions la crise de générationnelle pour bien marquer que sa durée s’inscrit à l’échelle d’une génération. Une analyse objective de la crise permet de faire ressortir qu’il s’agit d’un combat. D’un côté, il y a des forces qui sont à l’œuvre, qui cherchent à tout prix à prolonger et reproduire le statu quo ancien; de l’autre, il y a des forces qui tentent de faire émerger non pas un monde nouveau, mais un monde différent de celui que l’on a connu au cours des 30 dernières années. Ce que l’on appelle improprement les remèdes à la crise constitue en réalité un ensemble de mesures destinées à prolonger le statu quo et à éviter que les changements nécessaires ne se produisent. 

Les 30 dernières années se caractérisent par la conjonction de 6 éléments importants : 

■des progrès technologiques considérables

■une globalisation de l’activité économique

■des déséquilibres gigantesques entre les blocs de pays consommateurs et les blocs de pays producteurs

■une financiarisation extrême, des taux d’intérêt bas, un recours considérable à l’endettement

■l’accroissement considérable des inégalités au sein des groupes sociaux

■l’instabilité et la fragilité du système avec des crises récurrentes, rapprochées, et de plus en plus coûteuses. 

PLUS DE BERTEZ EN SUIVANT :

Atlantico : L’euro était sensé déboucher sur une convergence des économies européennes. A-t-il définitivement échoué ?

Guy Sorman : L’euro a définitivement réussi à être une monnaie unique. Il est même extraordinaire de voir à quel point cette monnaie tient le coup face aux diverses crises auxquelles elle a été confrontée. Le cours de l’euro est remarquablement stable par rapport au franc suisse, au yen ou au dollar. 

La crise économique a renforcé la Banque centrale européenne et la monnaie qu’elle émet. Sans celle-ci, la situation serait véritablement désastreuse car elle nous a sauvé de l’hyperinflation, un phénomène que la France aurait pu connaître avec une hausse des prix de l’ordre de 20%. 

Jean-Paul Betbèze : Croire que l’euro apporterait la convergence des économies européennes était une erreur. Nous voyons bien qu’il y a une divergence, qu’il faut aujourd’hui gérer. La monnaie unique a cependant donné de faibles taux d’intérêt et une capacité à s’organiser pour faciliter la coopération et la complémentarité. Reste à mobiliser ces moyens. Mais soyons clair : la France n’est pas l’Allemagne. Chacun devra organiser ses propres politiques, dans un cadre qui doit être plus européen. 

Bruno Bertez : L’euro a définitivement échoué, le pari d’une monnaie qui impose la convergence des économies réelles et des sociétés était un pari stupide. On va voir aussi que c’est un pari dangereux. 

  Il suffit d’observer les déstabilisations sociales et les émergences de violences dans les pays victimes de la crise de surendettement.

Non seulement, les institutions européennes perdent jour après jour leur crédibilité, mais en plus les groupes sociaux se dissocient, se montent les uns contre les autres. 

On note une très nette résurgence au séparatisme régional et à la haine de l’autre, considérée soit comme égoïste, soit comme profiteur. Seul le voile de la monnaie, ou plus exactement de la fausse-monnaie, distribuée par la Banque centrale européenne et par les différentes banques nationales permet encore de donner un semblant d’unité à cette construction européenne. 

Les fissures vont bien au-delà de la finance et de l’économie, les fissures touchent les tissus sociaux domestiques et européens. Quand on voit ressurgir des accusations de fascisme ou de nazisme dans les manifestations, quand on voit des leaders européens accueillis par des huées, on ne peut échapper à la conclusion que la construction est définitivement irrémédiablement minée. Seule la volonté de la classe politique, de l’establishment et des élites permet encore de faire tenir l’ensemble par la cosmétique de la propagande. Nous insistons, la divergence n’est pas seulement économique et financière, elle est maintenant sociale. C’est le « vivre ensemble » qui devient impossible. 

Atlantico : Alors que les Etats-Unis semblent avoir épuisé leurs marges de manoeuvre en termes de politique monétaire et être victimes de blocages politiques sur le plan budgétaire du fait du fiscal cliff, la croissance de la zone euro a été négative (-0,1%) au troisième trimestre 2012 selon les chiffres publiés par Eurostat jeudi. La place de l’Occident dans l’économie mondiale, et ce nouveau monde, doit-elle être reconsidérée ?

Guy Sorman : Le rôle des politiques monétaire et budgétaire n’est pas de créer de la croissance. Les Etats-Unis commencent à sortir de la crise avec un taux de croissance de 2% et un nombre d’emplois créés dans l’industrie supérieur aux destructions. Ils redémarrent du fait d’un quasi-monopole de l’innovation et du capital-risque. 

Encore aujourd’hui, les brevets sont majoritairement déposés aux Etats-Unis, au Japon et en Europe. La Chine, l’Inde, la Russie et le Brésil n’apparaissent pratiquement pas et le secteur du capital-risque n’existe que sur les places de New York, Londres et, dans une moindre mesure, Francfort. Rien ne permet donc à l’heure actuelle de prédire un déclin de l’Occident ni même un dépassement par les pays émergents qui restent essentiellement des sous-traitants. 

Jean-Paul Betbèze : La part relative des économies occidentales va mathématiquement diminuer par rapport aux pays émergents, les taux de croissance de ces derniers étant supérieurs aux nôtres. Encore faut-il que la Chine puisse maintenir de tels taux de croissance sur plusieurs décennies. Elle n’est pas à l’abri de chocs industriels et sociaux… 

Ainsi, des populations initialement pauvres vont s’enrichir. La question de la croissance mondiale est désormais de savoir si ce rattrapage des pays du Sud va s’exercer dans le cadre d’une coopération ou de façon antagonique. Pendant 10 ou 15 ans, la Chine s’est développée sous une forme mercantiliste avec un commerce extérieur fondé sur de bas salaires, en accumulant des réserves de changes et en achetant des bons du Trésor américain, sans soutenir ni l’emploi aux Etats-Unis – bien sûr, ni même sa propre demande interne. Résultat, la Chine s’époumone à l’heure actuelle : elle ne peut pas vivre en vendant aux Américains si ces derniers consomment moins et tentent de réduire leur dépendance extérieure. 

Bruno Bertez : Les Etats-Unis n’ont pas épuisé leur marge de manœuvre. Cette marge de manœuvre continuera d’exister tant que le dollar continuera d’être accepté comme monnaie mondiale. 

  Le débat sur le mur fiscal est un débat de politique intérieure qui se résoudra par un compromis. Les deux côtés cherchent à tirer un avantage politique de la situation mais dès lors que l’évolution deviendra négative, un accord sera trouvé.  Pourquoi ? Parce que le peuple américain et les gouvernants américains sont toujours capables de finir par s’entendre du moment que c’est sur le dos du reste du monde. 

Le débat sur la possibilité de continuer à s’endetter est un débat qui se résume à ceci: faut-il arrêter de drainer à notre profit les ressources mondiales, faut-il arrêter la guerre monétaire, faut-il arrêter le benign neglect. Faut-il continuer de favoriser les intérêts purement domestiques sur les responsabilités internationales que confère notre position mondiale. 

La position relative des Etats-Unis est plutôt bonne car ils ont les leviers financiers, économiques et militaires. L’Europe est en train d’administrer la preuve qu’elle ne dispose d’aucun de ces leviers. Par ailleurs, il faut souligner la solidité institutionnelle des Etats-Unis qui leur permet de faire face à des situations de tensions. Ce n’est pas le cas en Europe. C’est encore moins le cas chez les émergents et singulièrement en Chine. La place de l’Occident doit donc être nuancée. D’un côté il y a une place de choix qui va continuer d’être occupée par les Etats-Unis. Et de l’autre, il va y avoir des ensembles hétéroclites qui vont devoir se débrouiller tant bien que mal dans un environnement hostile.

Atlantico : Les économies occidentales sont-elles confrontées à une refonte profonde de leurs structures productive et industrielle ? Peuvent-elles encore miser sur l’industrie ?

Guy Sorman : Les économies occidentales sont en permanence confrontées à ce phénomène. L’Agence mondiale pour l’énergie a annoncé que les Etats-Unis seront les premiers producteurs de gaz et de pétrole en 2035, devant la Russie et l’Arabie Saoudite, ce qui rabat complètement les cartes. Ils deviennent énergiquement indépendants en acceptant la technique de la fracturation des roches, ce que le gouvernement français refuse. 

La perte du secteur textile dans une grande partie de l’Europe et la disparition envisageable d’une grande partie de la production automobile dans le monde occidental n’est pas plus dramatique que ne le fut l’exode rural en France. Nous oublions souvent qu’en 1945, 50% des Français étaient des paysans contre 25% en 1958 et 1% aujourd’hui. Les Trente glorieuses correspondaient déjà à une total reconstruction de l’appareil économique avec un passage de l’agriculture à l’industrie. La France a oublié sa propre histoire alors qu’il faut aujourd’hui renouer avec elle. 

Jean-Paul Betbèze : Les économies occidentales sont confrontées à une profonde refonte de leurs structures productive et industrielle. Celles-ci sont amenées à évoluer. L’électronisation et l’électrification des voitures par exemple, si l’on peut dire, entraînera nécessairement une modification de la structure de production du secteur automobile. Nous vivons une véritable révolution des productions et des comportements. 

L’industrie a encore un avenir en Occident, mais elle ne sera plus la même : elle sera à plus haute valeur ajoutée car elle devra s’approcher des nouveaux usages. 

Bruno Bertez : Les économies occidentales ne sont pas confrontées à une refonte de leurs structures mais à une délitation et à une destruction de leurs structures. En particulier, industrielles. 

  La seule lueur d’espoir pour une éventuelle réindustrialisation vient non pas de l’intérieur des pays occidentaux mais de l’extérieur. Si jamais la Chine réussit la réorientation de son économie, si elle réduit le poids des investissements, le poids des dépenses d’infrastructures et trouve les moyens d’augmenter sa consommation interne, il y aura un répit pour les pays occidentaux. 

Répit par réduction de l’excès de capacités disponibles, répit par hausse des salaires chinois et/ou hausse du change chinois. Encore faudra-t-il que les pays occidentaux aient la possibilité de profiter de cette situation et qu’ils soient capables d’investir et de se motiver. 

Atlantico :  Les Etats-Unis et l’Europe sont-ils condamnés à innover pour se maintenir face aux pays émergents ? Si oui, sous quelles formes ?

Guy Sorman : L’innovation est la clé. Nous sommes condamnés à innover de façon plus systématique puisque le principe de la copie est aujourd’hui très répandu. Nous étions totalement dominants dans certains secteurs comme l’automobile ou l’aéronautique. Aujourd’hui, nous n’avons plus que cinq années d’avance. Pour les conserver, la recherche, l’innovation et la protection de la propriété intellectuelle et la qualité des centres de recherches publics et privés font la différence d’une économie à l’autre. 

Jean-Paul Betbèze : Les économies occidentales doivent innover pour se maintenir face aux pays émergents. Nous avons toujours avancé en innovant, c’est ainsi qu’est née la révolution industrielle. Et cela ne s’arrêtera pas. 

Mais la révolution économique que nous vivons actuellement n’est pas née en Europe, contrairement aux révolutions industrielles antérieures. Le processus d’innovation émane d’une société qui accepte de changer, de tester et de financer. Nous devons le faire. 

Bruno Bertez : L’innovation est un peu une tarte à la crème, comme si elle était le remède à nos maux d’ensemble vieillissant. On a eu une autre tarte à la crème, celle de la qualification, celle de la conquête des diplômes et on voit ce que cela donne. 

  Le nombre de jeunes diplômés au chômage dans les pays occidentaux se gonfle de mois en mois. Le chômage des gens ayant acquis une qualification progresse plus vite que celui des gens non-qualifiés. 

Il est fini le temps où l’on pouvait considérer que les vieux pays innovaient et que les émergents les imitaient. Le nombre de diplômés qui sort chez les émergents, la masse de capital accumulé, tout ceci leur donne maintenant la possibilité d’exercer un véritable leadership et de ne plus se contenter du rôle de suiveurs. Quelques réussites brillantes dans le monde occidental comme Apple ou Google masquent encore la réalité, mais derrière, il faut regarder ce que représentent les Samsung et autres. 

Atlantico : Certains emplois sont-ils détruits de manière irréversible ? Des modèles fondés sur des « économies du plein emploi » sont-ils encore envisageables ? Les habitudes de consommation vont-elles être bouleversées ?

Guy Sorman : Des économies de plein emplois sont encore tout à fait envisageables. Les Etats-Unis connaîssent actuellement une très forte baisse des coûts de l’énergie et des gains de productivité très élevés. Nous assistons à une véritable réindustrialisation du pays et le phénomène est comparable en Allemagne. 

Nous ne pouvons pas dire que l’industrie et le plein emploi n’existeront plus en Occident. Tout est une question de productivité et de compétitivité, deux éléments qui s’inscrivent dans un marché unique qui est aujourd’hui mondial. Il n’y a pas de doute là dessus. Pour cela, il faut une monnaie stable (l’Europe dispose de l’euro), une bonne gestion des finances publiques pour qu’il reste de l’argent pour les investissements privés (nous allons dans cette direction), et miser sur la recherche et l’innovation (ce que la France ne fait pas pour des raisons idéologique et syndicale). 

Jean-Paul Betbèze : L’économie continue de détruire des emplois. Lorsqu’un nouveau produit se développe, il le fait en lieu et place d’un ancien : c’est ce que Joseph Schumpeter appelait la « destruction créatrice ». L’économie libère des emplois, et donc de la main-d’œuvre qui sera utilisée pour d’autres secteurs. Ainsi, il y avait dans les années 1970 autant de Français qui travaillaient dans l’industrie que dans les services, aujourd’hui les emplois industriels ont baissé de moitié, les emplois de services ont triplé. 

Actuellement, les économies occidentales continuent de détruire plus d’emplois qu’elles n’en créent. Nous pourrons recréer ces emplois, mais ce ne seront pas les mêmes. Il faut donc préparer au plus tôt la main d’œuvre occidentale aux changements structurels par le biais d’explications et de formations. 

Bruno Bertez : L’Occident s’enfonce dans les petits jobs, le sous-emploi, en fait le chômage déguisé. C’est particulièrement vrai aux Etats-Unis où la main-d’œuvre est mobile et ne répugne pas, comme en Europe, à accepter les travaux moins qualifiés et moins rémunérateurs. Quitte à prendre deux ou trois emplois pour survivre. La désindustrialisation a laissé la place à une bulle des services. Ces services constituent le débouché pour l’excédent de main-d’œuvre.

   Les habitudes de consommation se ressentent forcément de l’appauvrissement des citoyens. Il faut savoir que les pouvoirs d’achat des salaires sont, en valeur réelle, partout en régression. Comme les prélèvements obligatoires augmentent, comme les prix administrés galopent, comme les prix des monopoles enflent démesurément, les ressources disponibles s’amenuisent. Les grandes firmes sont en train de revoir leurs plans à long terme pour tenir compte de cette descente dans l’échelle de la prospérité.

Atlantico : Les structures sociales des pays européens et nord-Américains peuvent-elles être affectées ?

Guy Sorman : Effectivement, il y a un phénomène très dérangeant sur lequel il faut se pencher : l’écart entre les plus riches et les plus pauvres s’aggrave, même s’il n’y a pas d’appauvrissement moyen. Autrement dit, les riches deviennent de plus en plus riches sans que les pauvres deviennent de plus en plus pauvres. Ces derniers s’enrichissent simplement moins rapidement que les premiers. 

Une partie de la population est présente sur le marché mondial et payée en conséquence là où une autre population n’a pas accès ce même marché et est, par conséquence, payée à des tarifs locaux plus bas. L’éducation est le facteur de différenciation dans l’accès à ce marché. 

Jean-Paul Betbèze : La tendance actuelle est au conflit car nous sommes en récession et, inéluctablement, les parts de richesses à partager sont réduites. Cette situation est d’autant plus antagonique que certains sont assez protégés (fonctionnaires, salariés de grandes entreprises, CDD…) et d’autres plus exposés (emplois précaires, jeunes…). Il y a donc une phase de tensions. 

Dans tous les cas de figure, notre croissance antérieure ne peut plus continuer en l’état. Nous avons joué et même surjoué les prolongations d’une croissance caractérisée par de l’endettement et la consommation. Nous devons revoir nos modèles en les explicitant à la population, sans quoi il y a des risques de violences. 

Bruno Bertez : Tout ceci ne sera pas sans conséquence sur les structures sociales. Mais, nous insistons, le pire n’est pas le plus probable, rien n’est joué. Nous considérons que la situation que l’on appelle « de crise » est en fait une situation de combat.  D’un côté, l’ordre ancien cherche à se perpétuer et se reproduire à l’identique. 

  De l’autre, les victimes de la crise prennent conscience, une conscience obscure, certes, de ce qui se passe et peu à peu, il est possible, comme dans les pays arabes, que ces prises de conscience débouchent sur des actions. 

Au milieu, il y a le réel qui, lui, va continuer de suivre son petit bonhomme de chemin. Personne ne peut dire à ce jour quelle sera l’issue du combat en cours. Les politiques actuelles, politiques financières, bancaires, fiscales, les mises au chômage, les déqualifications, les précarisations, l’accent mis sur la sécurité, les répressions, tout cela peut à la fois continuer, mais aussi à un moment donné, buter sur la capacité d’absorption des citoyens et des corps sociaux. 

Le monde n’est pas linéaire, contrairement à ce que croient les gouvernants et les économistes, le monde réel fonctionne en ruptures et en exponentielles. C’est la loi de la psychologie des foules. Et elle s’oppose à tous les calculs bien-pensants. 

Atlantico :  L’OCDE estime que la Chine et l’Inde seront les deux premières puissances économiques en 2060, devant les Etats-Unis, dans une étude paru le 9 novembre. L’Europe verra son poids diviser par presque deux, passant de 17% à 9% du PIB mondial. Quelles conséquences politiques pour les deux côtés de l’Atlantique ?

Guy Sorman : Ces chiffres n’ont aucun intérêt. Il faut regarder le PIB par habitant. La population de l’Inde augmente plus fortement que celle de la Chine. Les Indiens peuvent donc être de plus en plus pauvres tout en ayant un pays qui, au niveau global, s’enrichit. 

L’économie chinoise peut dépasser celle des Etats-Unis, mais qu’en est-il du niveau de vie réel des Chinois ? Les pays les plus riches sont en réalité la Norvège, le Luxembourg et la Suisse. Ils n’apparaissent pourtant pas dans ces classements. Il faut regarder les revenus par habitants sans quoi ces chiffres n’ont aucun sens. 

Jean-Paul Betbèze : Il est impossible de déterminer si de telles prévisions auront véritablement lieu. La Chine pourra-t-elle continuer à se développer avec un parti unique au centre d’une économie où la richesse aurait quadruplé ? Ces projections sont fondées sur des estimations de croissance qui ne prennent pas en compte les structures sociales et écologiques. Les choses ne se passent jamais comme les mathématiques l’ont prévu : il y a toujours des ruptures et des changements. 

L’Europe et les Etats-Unis sont des forces de paix qui peuvent gérer ces changements sans qu’il n’y ait de catastrophes. La crise que nous vivons a les mêmes origines que celles de 1929 et génère des tensions. Mais grâce à ces deux forces, la situation reste gérable. La Chine doit devenir une force de paix additionnelle car le choc que nous vivons est très fort. 

Bruno Bertez : L’OCDE s’est discréditée tout au long des 30 dernières années par la nullité de ses prédictions. La place manque pour rappeler ici les inepties publiées en 2008. Les institutions de ce genre n’ont aucune capacité à prévoir l’avenir, tout ce qu’elles savent faire, c’est extrapoler stupidement les tendances antérieures. Personne ne peut dire dans quel état seront l’Inde et la Chine en 2060. La Chine a connu des hauts et des bas tout au long de son histoire. Son système social et politique est plus que fragile. 

  Il est impossible de construire du long terme sur un tel système. Déjà, le pari d’un rééquilibrage de l’économie chinoise est un pari très risqué. Il ne faut pas oublier que l’économie repose sur un ordre social. Si cet ordre social est fragile, les bases de l’économie sont, elles aussi, fragiles. La Chine aura peut-être un grand avenir devant elle, mais ce sera après, bien plus tard, quand elle aura fait une nouvelle révolution et qu’elle se sera dotée d’un autre système politique. 

Notre point de vue sur l’Inde n’est pas très différent. Le développement de la Chine et de l’Inde a été profondément favorisé par le laxisme américain. C’est parce que les Américains ont mené une politique économique très particulière qu’à l’abri de cette politique, la Chine et l’Inde ont pu se développer. Le monde est hiérarchisé. Il n’est pas multipolaire. Ce que font les Etats-Unis détermine le sort des autres. 

Propos recueillis par Olivier Harmant/Atlantico

http://www.atlantico.fr/decryptage/vivons-bien-plus-qu-crise-changement-monde-mais-quel-changement-parle-t-on-reellement-guy-sorman-jean-paul-betbeze-bruno-bertez-546027.html?page=0,0

EN BANDE SON :

9 réponses »

  1. pourquoi pas laisser l’économie libérale faire son oeuvre sans la contraindre? nous avons connu 10% d’inflation par an, et alors? ça « remettait les pendules à l’heure, la monnaie dévaluait, les dettes aussi et l’économie repartait de plus belle….la planche à billets marchait moins que maintenant, ça c’est sûr!

  2. Echange riche et passionnant….. un seul oubli -de taille- à mon avis, la capacité de notre pauvre planète à absorber les miasmes de cette activité humaine totalement irresponsable!

  3. quel courage de supporter quelqu’un comme Sorman, un propagandiste du régime Hollandais ,rien de plus, il vous a certainement fallu rester en mode zen, car ce que j’ai lu dans cet article, les paroles de cet homme, son indigne d’un honnête homme. J’espère qu’il ne croit pas ce qu’il dit sinon c’est encore bien plus triste.

  4. Oui, intéressant, mais comme toujours de la part des économistes, l’incapacité génétique, viscerale, de prendre en compte les ressources de la planète. Or la crise n’est qu’énergétique, puisque l’activité c’est de l’énergie. Dans ce contexte, une conversation entre economistes ressemble vite a celles de personnes discutant de la pression des pneus quand le car tombe dans l’abime.

  5. Lundi 19 novembre 2012 :

    Les créances irrécouvrables des banques espagnoles atteignent 10,7 % des créances totales, soit une somme de 182,226 milliards d’euros.

    Lisez cet article :

    Espagne/Banque : plus d’un crédit sur 10 douteux, nouveau record.

    Le taux de créances douteuses des banques espagnoles, qui bénéficient d’un plan d’aide européen, a enregistré en septembre un nouveau record historique, avec plus d’un crédit sur dix douteux, selon les chiffres publiés lundi par la Banque d’Espagne.

    Les créances douteuses, principalement des crédits immobiliers susceptibles de ne pas être remboursés, ont atteint 10,7% du total des crédits en septembre, avec 182,226 milliards d’euros, atteignant le plus haut niveau depuis le début de la série statistique en 1962.

    Ce nouveau sommet confirme la détérioration du secteur financier espagnol, qui inquiète les investisseurs et les partenaires européens de l’Espagne, ce qui a poussé la zone euro à accorder en juin un plan d’aide au secteur de 100 milliards d’euros au maximum.

    Selon les chiffres révisés de la Banque d’Espagne, les créances douteuses avaient passé la barre des 10% en juillet, à 10,09% après avoir pulvérisé le record de 1994 (9,15%) en juin à 9,65% du total des crédits, contre 8,96% en mai et 8,72% en avril.

    En août, le taux avait atteint 10,52%, à 178,776 milliards d’euros, selon les données révisées publiées lundi.

    Pendant longtemps moteur de la croissance espagnole, le secteur de la construction s’est brusquement mis à l’arrêt en 2008, au moment où éclatait la crise internationale.

    L’éclatement de la bulle immobilière a entraîné une grande partie de l’économie dans sa chute et fortement déstabilisé le secteur financier.

    Un audit supervisé par le cabinet américain Oliver Wyman a évalué les besoins des banques espagnoles en difficulté à 59,3 milliards d’euros, le gouvernement tablant lui sur une demande d’aide d’environ 40 milliards d’euros.

    Avec la crise, le nombre de particuliers ne pouvant plus rembourser leurs prêts immobiliers a explosé et avec eux le nombre d’ordre d’expulsions pour saisir leurs appartements: depuis 2008, environ 350.000 ordres ont été émis, visant particuliers mais aussi promoteurs immobiliers et entreprises.

    Sous forte pression sociale, alimentée par des suicides de propriétaires surendettés sur le point d’être expulsés, le gouvernement espagnol a annoncé jeudi un gel de deux ans des expulsions pour les plus vulnérables d’entre eux.

    http://www.romandie.com/news/n/_EspagneBanque_plus_d_un_credit_sur_10_douteux_nouveau_record14191120121056.asp

  6. Guy Sormand perd des neurones à vue d’oeil… « Nous sommes dans une crise banale »… « L’euro est formidablement stable contre le franc suisse »… un peu de repos ne pourra que vous faire du bien mon cher Guy…

    • oui,entièrement d’accord.il était peut etre fatigué ce jour la ,mais ça fait souvent que je le vois raconter n’importe quoi avec suffisance:du sous MINC?est ce que ses ouvrages se vendent?

  7. Je donnerai plutot raison à Guy Sorman , ces arguments ne sont pas faux . Il existe des facteurs positifs dans la situation , sans lesquels le systéme se serait écroulé depuis longtemps . Cependant il est tout aussi clair que les facteurs négatifs dominent de plus en plus surtout pour nous Occidentaux et parmi nous pour certains plus que pour d’autre . J’en conclue que le moment arrive où faute d’imposer un socialisme internationnal qui ne pourrait venir que des initiatives des masses , initiatives à la fois sociales et économiques ( différentes au point de vue de classe de l’innovation ) , le Capitalisme devra renoncer a consommer une partie significative de sa plus-value en faveur de son élargissement . Ce qui suppose de nombreuses variantes : quels états , plutot que tels autres , quelles couches d’éxploiteurs , dans quelles proportions ? , quelles branches ? ….etc . De belles empoignades en perspective . Le mieux serai d’éviter de grands massacres généralisés comme au cours de deux derniéres guerres . Quelque chose de plus sournois comme la guerre de Cent Ans ou celle de Trente , avec Peste et choléra modernes ( ogm , pollutions , maladies à longue incantations , utilisations d’armes ‘naturelles’ , séimes , cyclones …) . Cela permettrait aux
    plus lucides de vivre leur décaméron et de préparer une Renaissance , dans un plus propre .

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